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Le scepticisme dans la philosophie de Montaigne
jeudi 8 décembre 2005 par Marc Foglia

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Montaigne dans l’histoire du scepticisme

La place du scepticisme dans la philosophie de Montaigne

Marc Foglia

 

         Nous poserons  la question de la place du scepticisme dans la philosophie de Montaigne, parce que cette place est controversée et d’autant plus importante que l’intérêt philosophique des Essais semble avoir été mesuré, au moins depuis Port-Royal, à cette question préjudicielle. En prenant le contre-pied de la méthode ordinaire, qui consiste à présupposer que Montaigne fait partie de la tradition sceptique en philosophie, pour admettre ensuite, le cas échéant, quelques petites déformations historiques par rapport au scepticisme, nous procéderons a contrario : est-ce que ce l’on attribue un peu facilement au scepticisme de Montaigne ne pourrait-il pas s’expliquer autrement ? Nous exposerons alors les raisons que tout lecteur diligent peut avoir de se défier de l’interprétation sceptique.

  L’essai du jugement reflète-t-il à chaque fois l’application de procédés sceptiques et de techniques d’argumentation préconstituées, ou bien marque-t-elle un souci d’indépendance par rapport à ce qu’il faudrait bien appeler une doctrine sceptique ? L’essai est-il l’invention au coup par coup du jugement libre, ou bien l’expression d’une philosophie sceptique déjà existante ?

 

         I. Quelques raisons d’être méfiant envers l’interprétation sceptique

         Contrairement à ce soutient l’interprétation sceptique, les Essais ne sont pas orientés vers l’arrêt du jugement, mais vers l’activité du jugement lui-même. La suspension du jugement, epochè, s’y produit en effet rarement[1]. Certes, Montaigne a aussi fait graver dans sa librairie « à tout discours s’oppose un discours de force égale[2] » : le principe du pyrrhonisme signifie qu’à tout argument s’oppose un argument contraire, et qu’il est impossible de discriminer rationnellement entre ces arguments contraires. « Si les choses sont opposées, et si les mots ont la même force, ce qui en résulte, c’est l’impossibilité d’atteindre la vérité[3] » écrit Diogène Laërce dans la « Vie de Pyrrhon ». Pourtant, il semble qu’il y ait une incompatibilité de fond entre l’essai du jugement et sa suspension (epochè). La visée systématique de la suspension du jugement, à travers tout un arsenal d’arguments et de tropes, est contraire à l’essai. « Montaigne juge ; il ne fait pas autre chose : les Essais sont les « essais » de son jugement. Comment assimiler son attitude à la disposition pyrrhonienne d’abstention, de non-jugement[4] ? » écrit Marcel Conche. L’opposition des arguments et la contradiction des jugements a un caractère prévisible et systématique, qui s’accommode mal des allures indépendantes de Montaigne, et de ce qui apparaît comme l’invention au coup par coup du jugement.

  On remarque d’ailleurs que notre auteur évoque le discours pyrrhonien dans un discours indirect à la troisième personne, comme s’il souhaitait le mettre à distance pour en faire un objet de méditation.

  « Il n’y a nulle raison qui n’en aye une contraire, dict le plus sage party des philosophes[5]. »

  « Ils ne craignent point la revanche à leur dispute (…). Les apparences sont egales par tout : la loy de parler et pour et contre est pareille[6]. »

  « Or, cette assiette de leur jugement, droicte et inflexible, recevant tous objects sans application et consentement, les achemine à leur Ataraxie, qui est une condition de vie paisible[7]. »

 Il est ici question de la doctrine des Sceptiques pyrrhoniens, et non d’une doctrine personnelle. Tout se passe comme si Montaigne avait voulu « exprimer une fantaisie », c’est-à-dire exposer des conceptions plus ou moins étranges, pour s’en inspirer, mais aussi pour les tenir à distance.

   L’interprétation sceptique est par principe contraire à l’hypothèse d’une formation positive du jugement dans les Essais. Cette hypothèse est celle que nous avons développée dans notre thèse de doctorat, intitulée « la formation du jugement chez Montaigne ». Si l’on veut que la série des Essais ait un sens, il faut admettre que l’essayiste se confronte patiemment à la nécessité de former son jugement sur tel ou tel sujet. L’hypothèse inverse, celle d’un échec absolu de la formation du jugement, au profit de sa suspension, ne doit pas non plus être exclue ; cependant, on sent bien que si cette dernière hypothèse était exacte, la lecture des Essais aurait quelque chose d’inévitablement décevant, et que ce sentiment ne correspondrait pas à la réalité du travail du jugement qui s’y manifeste. Si les Essais n’ont pas pour fonction d’illustrer un scepticisme de principe, de quelle philosophie sont-ils alors porteurs ? Ce que Montaigne appelle la « générosité » est la capacité d’utiliser des ressources propres, pour aller au-delà de ce qui a déjà été donné, fait, ou pensé.

« Ce n’est rien que foiblesse particuliere qui nous faict contenter de ce que d’autres ou que nous-mesmes avons trouvé en cette chasse de cognoissance ; un plus habile ne s’en contentera pas. (…) Nul esprit genereux ne s’arreste en soy : il pretend tousjours et va outre ses forces[8] (…). »

 La générosité rejoint en partie un argument sceptique : si nous ne pouvons répondre à un argument, nous pouvons penser qu’il s’agit là d’une victoire due à la faiblesse momentanée de nos forces, mais qu’un philosophe plus fort en sera bientôt capable, expliquait déjà Sextus Empiricus[9]. Les arguments les mieux établis seront renversés, souligne à son tour Montaigne, et ce qui vaut aujourd’hui comme vérité, sera demain dépassé :

  « Ainsi, quand il se presente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en deffier, et de considerer qu’avant qu’elle fut produite sa contraire estoit en vogue ; et, comme elle a esté renversée par cette-cy, il pourra naistre à l’advenir une tierce invention qui choquera de mesme la seconde[10]. »

 La question du bon jugement rejoint par là même l’inspiration sceptique des Essais Mais cette conjonction ne se réalise-t-elle pas au profit du bon jugement ? Cela voudrait dire que le scepticisme aurait été intégré par Montaigne à une problématique nouvelle. Le bon jugement deviendrait la finalité des Essais, finalité qui ne pourrait être dissoute au profit de l’indécidable de Sextus Empiricus ou bien du probabile de Carnéade, repris par Cicéron. Car ce n’est pas d’un critère dont Montaigne est en quête, quête dont le résultat négatif serait tout simplement l’absence de critère, ni d’une vérité dont le manque serait compensé par la découverte du probable. Ce qui importe avant tout, c’est l’usage et la formation du jugement comme puissance personnelle de penser. Montaigne s’exerce à la vertu, vertu de penser devenue celle du jugement, et non celle de la raison. Tandis que l’on doit se méfier de cette dernière, on doit faire usage du premier en toutes circonstances.

  Une autre raison pour laquelle l’interprétation sceptique doit susciter la méfiance, c’est que les essais du jugement intègrent l’histoire et l’expérience. La lecture des Essais nous donne l’évidence que les phénomènes nous sont présents, tout comme à leur auteur, et que le doute porté sur l’existence du monde extérieur n’est pas une pensée montanienne. Ce n’est qu’en concentrant la lecture des Essais sur l’extrême fin de l’Apologie et en plaquant sur celle-ci une interprétation rétrospective issue des Méditations métaphysiques de Descartes, que l’on en arrive à nier que l’une des plus belles réussites philosophiques de Montaigne : la réconciliation de la philosophie avec l’expérience. Précisons que ce lien ne relève pas d’une postulation de principe, mais qu’il fait l’objet d’une recherche et d’un travail dans les Essais. Ainsi, Montaigne s’en prend à la rigueur desséchante pour la pensée du mos geometricus, de la science « à la mode des Géométriens[11] », dénoncée dans l’Apologie. S’il existait un concept valide de science dans les Essais, ce serait la science des phénomènes humains. En raison de leur irrégularité, ceux-ci peuvent cependant difficilement être classés, ordonnés et systématisés : le programme du premier chapitre, « par divers moyens on arrive à divers fins », écarte à la fois le projet d’une science de l’homme et d’une science de l’action.

  Un autre point qui doit nous inciter à la méfiance envers l’interprétation sceptique des Essais, c’est que Montaigne a été en son temps considéré comme un Stoïcien, et non comme un Sceptique[12]. Pour expliquer la raison d’être de l’essai, la source stoïcienne est-elle vraiment, comme on le pense depuis Pierre Villey, matériellement et chronologiquement importante, mais philosophiquement négligeable ? Il faudrait montrer ici, par exemple, que le programme pédagogique tracé par Montaigne dans le chapitre I,26 s’ancre dans la pédagogie de Sénèque. La théorie de la culture des facultés intellectuelles, par là même, se retrempe aux sources grecques de l’oikeiôsis[13]. Pour les Stoïciens, l’être vivant recherche et acquiert ce qui est en harmonie avec sa constitution. Le nouveau-né cherche le bon usage de ses membres, les aliments appropriés, les relations profitables avec son entourage. L’usage des facultés rationnelles transpose à un degré ultérieur d’accomplissement, chez l’homme, la théorie de l’oikeiôsis : en faisant usage de sa raison, l’homme perfectionne l’impulsion fondamentale que la nature a déposée en lui en vue de sa conservation. L’étude est un processus naturel, par lequel l’esprit assimile ce qui lui convient. Ce n’est donc pas un hasard, si Montaigne, après Sénèque, fait se chevaucher les métaphores de l’ingestion, de la digestion et de l’assimilation des nourritures à la fois corporelles et intellectuelles[14]. Notre auteur est beaucoup plus grec qu’il ne le semble, lorsqu’il définit le savoir non pas d’après ce que l’on peut répéter, mais d’après ce que l’on peut réinventer par soi-même. Savoir, ce n’est pas redire, c’est s’approprier pour dire soi-même[15]. La théorie renaissante de l’imitation, retrempée à ses sources stoïciennes, contredit littéralement l’interprétation sceptique ou nihiliste des Essais, suivant laquelle Montaigne aurait posé que l’on ne peut rien savoir.

 L’étude sémantique des notions suffit le plus souvent à contredire l’interprétation sceptique. Prenons un exemple : la notion de jugement présente, comme beaucoup d’autres notions dans les Essais, un spectre sémantique assez large. Si l’on cherche à faire converger ces diverses significations, on est conduit à invoquer le « jugement naturel[16] » qui compte plusieurs occurrences. La notion de « jugement naturel » veut dire : le jugement doit s’exercer suivant sa puissance propre, et non suivant un savoir emprunté. Sinon, ce n’est pas le jugement qui s’exerce, et l’on devient au mieux un homme savant, au pire un pédant. Or, si l’on veut que ce soit le jugement naturel ou le jugement propre qui s’exerce, on doit se tenir à l’écart des « discours empruntés », et des récitations de connaissances apprises. Il faut donc en revenir à la condition socratique de la philosophie, qui est celle de l’ignorance reconnue et acceptée comme point de départ de l’enquête. Montaigne s’imagine en pédagogue, posant des questions aux jeunes gens, sur des questions que ceux-ci n’ont pas étudiées, pour mieux tester la vigueur de leur jugement propre.

« Et, si l’on m’y force, je suis contraint assez ineptement d’en tirer quelque matière de propos universel, sur quoi j’examine son jugement naturel : leçon qui leur est autant inconnue, comme à moi la leur[17]. »

 Les questions portent sur des sujets où il ne sert à rien de réciter ce que l’on a appris. L’inspiration socratique, remodelée, contribue à l’émergence de ce que l’on pourrait appeler la figure de « l’honnête homme » : il faut être capable de juger bien de tout, sans rien savoir en particulier. La situation est transposable à l’ensemble des Essais : Montaigne s’exerce à juger, sans accumuler les connaissances. Il lui aurait été facile de piller les recueils de lieux communs qui fleurissaient à l’époque, pour faire grossir son œuvre. Mais en ressourçant perpétuellement l’œuvre dans le savoir encyclopédique, il aurait perdu ce qui faisait l’essentiel : que les Essais soient ceux de Michel de Montaigne, et non une compilation de plus. Cette leçon est d’autant plus mémorable pour nous, qu’Internet nous soumet à la tentation permanente de chercher des connaissances nouvelles et d’esquiver la difficulté de la réflexion personnelle, au profit d’un grisant voyage dans les univers de l’information. Tout se passe donc comme si le défaut de savoir, loin de faire obstacle aux exercices philosophiques de Montaigne, en était la condition paradoxale. Le jugement est « naturel » lorsqu’il s’exerce sans adhérer à des principes, et sans s’étouffer de savoirs préalables[18]. Pour pouvoir passer à l’acte, il faut plutôt se dégager des conditionnements et faire preuve d’une vertu originale.

  La source philosophique du jugement naturel pourrait bien être la raison originelle et vigoureuse dont parle Cicéron au début du livre III des Tusculanes, source à laquelle les humanistes vont se référer abondamment, pour échapper à l’idée d’une corruption des facultés naturelles, contenue dans le dogme du péché originel. La référence au scepticisme néo-académicien de Cicéron se combine ici au stoïcisme Montaigne reprend dans l’Apologie de Raymond Sebond l’éloge de la liberté néo-académicienne : Hoc liberiores et solutiores quod integra illis est judicandi potestas[19]. Ces philosophes, dit Montaigne après Cicéron, parlant des héritiers de Carnéade et d’Arcésilas, étaient d’autant plus libres que leur faculté de jugement n’était en rien entamée par l’adhésion à un maître ou à une doctrine. Les Académiciens se réservaient la liberté d’explorer les divers systèmes philosophiques, et de les confronter. On reconnaît ici l’exercice de la discussion en sens contraire (in utramque partem) qu’aurait aussi pratiquée Aristote. La confrontation des discours et des points de vue est sceptique, au sens où elle élimine en chemin les prétendues vérités. Mais c’est aussi un passage au crible efficace, qui doit permettre de dégager l’opinion la plus probable, et de former le jugement à la complexité du réel.

         Enfin, le scepticisme est concurrencé sur ses terres par la constitution de la subjectivité. On peut entendre d’abord par subjectivité tout ce qui contribue à définir une singularité, comme le réseau de nos passions et de nos affects. La subjectivité, prise en ce sens, empêche la formation d’un jugement droit. Or, ce pli subjectif que l’âme fait prendre à toutes choses pourrait bien être à la racine du scepticisme de Montaigne. La perception des choses est en effet biaisée par l’activité du sujet,

 « comme des pierres qui prennent couleur ou plus haut ou plus morne selon la feuille où on les couche[20] »

 Le scepticisme de Montaigne n’est pas issu, comme chez Descartes, du doute porté sur l’existence du monde extérieur, mais du doute sur l’autorité, la droiture et la fermeté du jugement lui-même, au sens où « le jugement naturel ne saisit pas clairement ce qu’il saisit[21] ». Montaigne reprend ici un trope sceptique, celui du mélange[22] : les apparences sont un mixte entre les choses et le sujet percevant : « les choses n’entrent en nous que par composition[23] ». Cependant, on assiste dans les Essais à une revalorisation du trope sceptique : on dit quelque chose le monde, tout en révélant quelque chose de soi-même. On exploite une nouvelle possibilité offerte au discours, celle de donner des témoignages subjectifs, porteurs d’une vérité originale, vérité qui concerne celui qui parle. Le chapitre « Des livres » interroge sur le phénomène de l’interprétation, en partant de l’argument sceptique suivant lequel il est impossible de connaître les choses telles qu’elles sont. On doit alors penser avec Montaigne deux phénomènes conjoints, l’émergence de la subjectivité, d’une part, le scepticisme épistémologique d’autre part. Le scepticisme est le nom donné à la « fantasie » philosophique la plus « raisonnable[24] », si l’on se réfère à la figure d’un sujet dont l’activité affecte, inévitablement, la manière dont les choses sont vues. Reste à faire retour sur soi pour réfléchir notre activité, c’est-à-dire pour prendre à chaque fois conscience de la « mesure » de notre vue :

          « Ce que j’opine, c’est aussi pour déclarer la mesure de ma vuë, non la mesure des choses[25] ».

         « Ce sont icy mes fantaisies, par lesquelles je ne tasche point à donner à connoistre les choses, mais moy[26]. »

         « Qu’on ne s’attende pas aux matieres, mais à la façon que j’y donne[27]. »

Les commentateurs avertis ont souligné la différence entre ce discours de la subjectivité et les discours plus anciens : Montaigne n’est ici réductible ni au scepticisme et à l’incapacité à connaître les choses, ni au socratisme et à l’impératif de la connaissance de soi, ni au christianisme et aux faiblesses de l’homme. Hugo Friedrich écrit ainsi : « C’est comme si toutes choses, tout ce qu’ont jamais fait ou pensé les  hommes, ne lui étaient que des fenêtres pour voir sa propre âme[28] (…). » Montaigne fait cependant « usage de paradigmes anciens », suivant la belle formule de Gianni Paganini, pour comprendre le phénomène de la subjectivité[29]. Montaigne n’innove pas radicalement, si une telle chose est d’ailleurs possible, mais il se sert de la tradition philosophique, et donc des traditions sceptiques, pour comprendre de manière originale les phénomènes humains.

 L’essayiste aurait-il pour dessein d’élaborer une nouvelle philosophie à partir des anciennes ? Il s’agit plutôt, pour lui d’éveiller les jugements, et d’exercer correctement le sien. Un tel dessein est-il compatible avec le scepticisme ?

 

 

 

         II. La conduite du jugement

         La dynamique du jugement, dans les Essais, n’est pas celle de la puissance d’opposition chère à Sextus Empiricus, la dynamis antithetikè[30], par laquelle est défini le pyrrhonisme, mais la capacité d’alternance. Le jugement se conduit positivement, chez Montaigne, en faisant alterner les points de vue. Nous voudrions consacrer le second temps de notre réflexion à l’originalité de cette méthode.

  Un pressentiment partagé par la critique est que le jugement, dans les Essais, ne s’essaie pas au hasard, bien que Montaigne affirme souvent le contraire. On a généralement le sentiment qu’un ordre caché est à l’œuvre[31] Comme le montre l’évocation d’une réforme du langage, Montaigne n’est pas hostile par principe à l’idée d’un apprentissage méthodique[32]. Nous voulons passer de ce pressentiment à une hypothèse : le jugement s’exerce méthodiquement par l’alternance. Je prendrai ici l’exemple du procédé de guérison par l’excès contraire, que Montaigne connaît par Sextus Empiricus et par la médecine de son temps. Si l’on diagnostique par exemple un excès de froid dans le corps, on trouvera le remède dans un excès de chaud, et réciproquement[33] ; l’excès dans un sens doit corriger l’excès dans l’autre. Montaigne emprunte encore à la tradition sceptique de la purge[34], tout en assimilant ces références au point de les transformer en procédés originaux. Un jugement soucieux de sa bonne santé doit accepter, de manière paradoxale, de ne pas faire preuve de modération, de ne pas viser tout de suite la vérité, et de se fourvoyer volontairement. Montaigne compte ainsi sur l’alternance comme sur une hygiène mentale : on se maintient mieux dans la voie moyenne en buttant alternativement sur chacun des côtés[35]. Ce qui se présente comme vrai a besoin d’être dépassé : il faut savoir se déprendre de ses « humeurs et complexions[36] », de ses convictions et des évidences du moment, pour maintenir le jugement en bonne santé. La pédagogie du jugement ne doit pas reculer devant la tromperie volontaire :

  « La vérité a ses empêchements, incommodités et incompatibilités avec nous. Il nous faut tromper afin que nous ne nous trompons, et siller notre vue, étourdir notre entendement pour les dresser et amender[37]. »

  « Pour dresser un bois courbe, on le recourbe au rebours[38] ».

 L’essai du jugement légitime l’usage stratégique des discours et de la contradiction au nom de la poursuite du vrai. Nous devons ici parler de méthode, puisque le fourvoiement et l’erreur sont conscients, calculés, en grande partie volontaires Dans l’Apologie de Raymond Sebond, Montaigne détourne en ce sens une référence à la République de Platon : le philosophe-roi trompera le peuple à bonne fin[39]. Ce qui semble vérité, au premier abord, n’est pas à terme ce qui peut être le plus utile au jugement : il faut donc faire alterner ses positions pour trouver d’autres apparences de vérité, et former son jugement.

 L’alternance du jugement est la méthode minimale suivie par l’essayiste[40]. C’est un procédé d’origine sceptique, destiné à faire sortir la pensée de son inertie dogmatique : par pesée et contre-pesée, par recherche énergique de l’autre point de vue, par torsion du jugement dans l’autre sens, il faut s’exercer à penser contre soi. Si Montaigne avait été pyrrhonien, la force égale (isosthenia) des discours aurait dû conduire à la suspension du jugement et à l’ataraxie. Or, il n’est pas possible de maintenir la balance égale entre les arguments :

  « Je m’entraîne quasi où je penche, comment que ce soit, et m’emporte de mon poids. »

 La destruction des mécanismes pyrrhoniens, sous l’effet de la temporalité et de la croyance, a bien été mise en évidence par Frédéric Brahami dans Le scepticisme de Montaigne[41]. On ne peut cependant interpréter ce phénomène comme une critique du pyrrhonisme liée à la prise en compte moderne de la temporalité : on trouve en effet chez Sextus Empiricus l’argument suivant lequel la raison qui examine a tendance à examiner l’argument présent[42]. D’autre part, si comme le dit encore Frédéric Brahami, « l’asthénie » se substituait à « l’isosthénie », le jugement se retrouverait sans force, ce que contredit manifestement la vigueur avec laquelle Montaigne fait l’essai de son jugement. Un jugement asthénique serait incapable de s’alterner, voire de se suspendre. Or, le jugement de l’essayiste fait alterner les points de vue, en provoquant des ruptures soudaines. L’attention de l’esprit est vagabonde et Montaigne sait utiliser une propension naturelle à la « diversion[43] », c’est-à-dire au changement soudain d’objet, de projet, d’occupation, sous l’effet d’une évolution spontanée de l’esprit. Est-ce une objection philosophique à la valeur de l’essai ? Les aspects d’une question quelconque ne sont pas totalisables en deux discours contraires : même le Sceptique le plus acharné ne saurait faire « qu’il ne reste quelque circonstance et diversité qui requière diverse considération de jugement[44] », et que le jugement ne doive porter, en définitive, sur des objets singuliers.

 L’intuition de Marcel Conche est exacte, selon laquelle Montaigne a bien montré que l’expérience, l’histoire et l’homme étaient non totalisables[45]. Les vérités susceptibles de fonder un jugement restent partielles et précaires.

  « Certes, c’est un subject merveilleusement vain, divers et uniforme, et ondoyant, que l’homme. Il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme[46]. »

 Doit-on parler, avec les essais du jugement, d’un scepticisme mitigé ? Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un scepticisme redoublé, dont le redoublement prend non pas la forme d’une radicalisation (le scepticisme deviendrait alors un dogmatisme : quelles que soient les circonstances, on ne peut rien savoir, et il n’y a pas de vérité) mais d’un feuilletage. C’est un scepticisme « à plus forte raison », une raison venant recouvrir l’autre, et ainsi de suite :

  « Si philosopher c’est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit estre doubter[47]. »

 Le doute ne se manifeste pas sous la forme de questions au premier degré, auxquelles on pourrait répondre par oui ou par non, mais sous la forme de l’examen successif de raisons, d’opinions qui présentent des « biais » divers sur l’expérience. Le préjugé dont nous débarrasse ici les Essais consiste à penser que le doute signifierait nécessairement l’arrêt du jugement. On le voit bien avec la notion de « conférence » mise en avant par Montaigne, en particulier dans le chapitre III,8, « De l’art de conférer » : le doute n’est pas contraire à une certaine convivialité discursive, dans la mesure où l’essayiste imite les discours des auteurs, qui sont ses vrais interlocuteurs, tout en se servant de l’un pour tenir l’autre à distance, comme il le fait par exemple avec Platon et Erasme sur la question de l’éducabilité de l’homme[48]. Le dialogue avec Erasme est une manière de mieux évaluer les thèses de Platon, et vice versa. Alors que le doute cartésien a enfermé le sujet dans la seule intimité avec sa pensée, Montaigne réussit à intégrer à la pensée les discours sur lesquels il fait porter le doute. Contre le pyrrhonisme, en effet, l’alternance du jugement démontre que le doute est un exercice non dogmatique de l’argumentation, une manière de poser à nouveaux frais la question de la vérité et la question de l’usage du discours. L’alternance du jugement doit être rattachée à un exercice réfléchi du jugement, qui a pour finalité non la destruction de toutes les vérités mais la formation d’opinions raisonnables.

         Si Montaigne part de la reconnaissance socratique de son ignorance, par exemple, ce n’est pas seulement pour atteindre cette ignorance réfléchie qui serait au fond la seule science dont nous soyons capables. Il s’agit de déprendre le jugement de ses adhésions ordinaires, de manière à lui rendre sa vigueur et sa puissance naturelles. L’examen de discours variés réactive le sens originel de la skepsis, qui signifie l’observation attentive et la réflexion sur les choses observées ; il prépare le jugement à formuler de meilleures évaluations, c’est-à-dire de meilleurs jugements. Montaigne évoque cette éducation par le doute dans le chapitre « De l’institution des enfants » :

   « Qu’on luy propose cette diversité de jugemens : il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doubte. Il n’y a que les fols certains et resolus[49]. »

  Comme ce programme le souligne, la suspension du jugement n’est pas un but, mais une solution circonstanciée et provisoire. L’essayiste cultive semblablement son jugement en le faisant échapper aux certitudes, en s’abstenant des « arrêts », fidèle en cela à son métier de rapporteur à la Cour.

« Nous autres, qui privons nostre jugement du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions diverses[50]. »

Le rôle du rapporteur est de préparer la décision du juge, et non de juger. C’est d’ailleurs seulement aux yeux de quelqu’un qui a appris à douter que la véracité des témoignages peut apparaître. Seul le doute permet de faire preuve de justice. Il faut un « bien prudent, attentif et subtil inquisiteur[51] », pour échapper aux erreurs de justice. Confrontée à cette exigence, l’antilogie pyrrhonienne et l’epochè constituent un cadre dogmatique dans lequel le jugement se trouverait comme « empêché » d’exercer sa liberté, incapable de former des évaluations plus élaborées et plus nuancées. L’analyse des chapitres des Essais, sous l’angle de la discipline cachée du jugement, montre que le schéma de l’antilogie pyrrhonienne est faussé par ce travail positif de formation.

  La conduite alternée du jugement correspond aussi à un usage stratégique du discours, comme chez les Pyrrhoniens. Cependant, la finalité a changé : il s’agit de libérer le jugement de sa crispation sur une « créance » ou sur une certitude donnée.

  « Je ne serais pas si hardy à parler s’il m’appartenait d’estre creu (…). Vous sentant bandé et préparé d’une part, je vous propose l’autre de tout le soing que je puis, pour esclaircir vostre jugement, non pour l’obliger[52]. »

 L’alternance contrecarre la croyance, c’est-à-dire l’adhésion à un discours. Pourtant, le dessein de l’essayiste n’est pas de ruiner les croyances pour ruiner les croyances, comme le montre son conservatisme social et religieux dans le chapitre I,23 ; il est « d’éclaircir les esprits[53] » comme le faisait Socrate. Les bénéfices de l’usage stratégique du discours sont ici ceux d’une thérapeutique et d’une pédagogie du jugement. Entre un discours purement stratégique, destiné à ruiner toute vérité, et la fondation dogmatique du discours dans une croyance, l’essai inaugure une autre voie, celle de la formation du jugement, dont le point de départ est la diversification des opinions. Sans doute, ne pouvons-nous vivre sans croyances ; cependant, nous avons aussi la liberté d’en changer. Ce processus de diversification produit l’atténuation et la relativisation des contenus de vérité propres à chaque croyance particulière. Par alternances successives, le jugement se détache de l’habitude, de la coutume et du parti pris. Il s’agit d’abord de remédier à l’étroitesse d’esprit, notre principal et plus général défaut.

  « Nous sommes tous contraints et amoncellez en nous, et avons la veuë raccourcie à la longueur de nostre nez[54]. »

 Loin de se saborder en dernier recours, comme l’Apologie de Raymond Sebond le suggère[55], la raison organise elle-même certains progrès dans les Essais. Le temps donne une chance quasi illimitée aux progrès de nos inventions, sur les certitudes les mieux établies[56]. L’alternance du jugement s’appuie sur une certitude, tout compte fait : il n’est vérité si bien établie, qui ne puisse nous empêcher d’aller au-delà et d’emprunter « route par ailleurs ».

 

         III. Au-delà du scepticisme : l’hypothèse d’un pouvoir d’intuition du jugement

         Nous finirons par explorer l’hypothèse inverse, celle d’un pouvoir d’intuition du jugement : si cette hypothèse est vérifiée, elle aurait pour effet de faire basculer Montaigne dans le camp des penseurs réalistes, au sens où il existerait, au-delà des apparences, une réalité qui peut et doit être atteinte par la pensée.  De quoi dispose le jugement pour critiquer les fausses représentations ? À moins de vouer le jugement au conformisme, ne peut-on lui supposer un certain pouvoir d’intuition ?

  La thèse sceptique formulée dans l’Apologie pose que la connaissance de la chose n’est pas possible, en raison d’une série de déformations issues des sens ou de l’opinion, qui viennent brouiller sa représentation[57] Pourtant, certains textes montrent que Montaigne a également supposé un pouvoir d’intuition du jugement, une capacité à distinguer entre l’apparence de la chose et sa réalité[58], à « s’arrêter purement à la chose[59] ». Sans développer la notion d’essence, sans reprendre la notion platonicienne d’Idée, Montaigne donne une interprétation originale du socratisme. Mais comment se réalise la connaissance de la chose, si le jugement n’est pas capable d’avoir des intuitions ?

         La capacité de connaître les choses telles qu’elles sont est récusée en de nombreux endroits, que cette capacité ait été recouverte par le langage, par la coutume ou par la raison[60]. Mais la capacité de connaître les choses est aussi affirmée en plusieurs endroits, contre ce que Montaigne appelle la « fausse monnaie » des jugements, c’est-à-dire le recouvrement du lien de la pensée avec l’expérience par les mensonges de l’opinion commune. À la suite de Socrate, l’essayiste prescrit d’apprendre à « s’arrêter purement à chose », tout en accompagnant cette prescription d’une réserve iudicio alternante : la prétention à l’intuition des choses singulières doit s’accompagner de la conscience et de l’incertitude de ses résultats.

  Ce que certains critiques ont appelé le « nominalisme[61] » de Montaigne a le défaut de renvoyer à des positions métaphysiques largement étrangères aux préoccupations de notre auteur. Toutefois, l’usage de ce terme me semble assez justifié, dans la mesure où la philosophie du jugement a besoin d’une intuition des singuliers. La réflexion de l’essayiste sur la « fausse monnaie » des jugements montre qu’il a besoin de supposer un accès direct du jugement à la réalité de la chose examinée, pour rendre légitime la force de levier du jugement individuel par rapport à l’opinion commune et à la coutume. Dans le cas contraire, en effet, le jugement serait obligé de se satisfaire de la « fausse monnaie[62] », c’est-à-dire de semblants de connaissances, dont la valeur ne correspond pas réellement à la celle qu’on lui prête.

  Il faudrait fonder la valeur de la monnaie dans la quantité de métal précieux qu’elle contient. Exploitant la métaphore monétaire, Montaigne déplore l’oubli du souci d’objectivité :  

« On ne regarde plus ce que les monnoyes poisent et valent, mais chacun à son tour les reçoit selon le pris que l’approbation commune et le cours leur donne[63]. »

 La réflexion sur la valeur de la monnaie est devenue une nécessité en ces temps d’inflation galopante[64]. Sa valeur se détermine principalement de deux façons, soit à partir de la quantité réelle d’or ou d’argent, soit à partir de l’opinion commune. Dans les faits, la valeur d’une monnaie est établie par convention, alors qu’il faudrait le faire à partir de ce qu’elle pèse en métal précieux. Montaigne s’en prend au règne de l’opinion commune, contre laquelle il est « difficile de « résoudre son jugement[65] ».

  La réflexion de Montaigne sur la monnaie est en lien étroit avec la signification de l’essai du jugement. Rappelons qu’aux yeux des contemporains, le terme « essai » renvoie à coup sûr au contrôle de la monnaie. Les « essayeurs » constituent à l’époque une corporation dont la tâche est précisément d’évaluer la quantité de métal précieux des pièces et de vérifier la validité de leur frappe. Dans le Code Henri III, recueil des ordonnances royales, le travail des « essayeurs » fait l’objet d’une législation abondante[66] Une ordonnance de François Ier de mars 1540 enjoint ainsi aux essayeurs

 « qu’ils facent leurs essais loyaument sans aucune faveur, amitié ou inimitié, à personnes quelconques : fidellement les rapportent aux gardes de nos monnoyes[67]. »

  Est-ce un hasard, si les principales qualités que Montaigne reconnaît au philosophe sont celles de la bonne foi et de la sincérité ? Examinons le titre seizième du Code, dans lequel les ordonnances royales qui se rapportent à « l’essai » de la monnaie.

Loys XII. 1511. « L’essayeur fera de chacune fonte essay, en la presence des gardes ou l’un d’eux, avant qu’il soit baillé à ouvrer par le maistre ».

Notons bien que « l’essai » désigne ici l’échantillon effectué par l’ouvrier : la pièce d’essai est alors examinée par le maître, qui donne l’ordre ou pas de continuer.

 François I à Blois, en Mars 1540, art. 30, VI. « Enjoignons aux essayeurs de nos monnoyes, qu’ils facent leurs essais loyaument sans aucune faveur, amitié ou inimitié, à personnes quelconques : fidellement les rapportent aux gardes de nos monnoyes. »

Henry II. à Fontainebleau, en Mars, 1554, Art. 37, XV. « L’essayeur, sur peine d’estre puny comme faux monnayeur, n’aura part ny association avec le maistre ou son commis. Et en prendra deniers, dons ny presens de luy, directement ou indirectement. Mais s’il est du serment des ouvriers ou monnoyers, il pourra bien ouvrer, ou monnoyer, nonobstant son dit estat d’essayeur. »

Henry III à Fontainebleau, en Mars, 1574, Art. 33. « L’essayeur fera les essais de toutes matieres d’or, argent & billon, qui seront livrees au maistre de la monnoye, lesquels il communiquera, pour arrester le compte d’entre le maistre, & ceux qui auront livré : & des essais fera bon registre, contenant les noms, surnoms & demeurances de ceux qui auront vendu ou livré au dit maistre : la qualité & prix de la matiere, & le jour de la delivrance. »

 L’objet de la législation est d’assurer l’indépendance de « l’essayeur » (voir supra Henri II, 1554) par rapport au maître pour éviter le risque de collusion. Le pouvoir royal rappelle régulièrement la nécessité d’un contrôle indépendant et impartial de la monnaie – même si l’origine de la collusion et de l’abus de biens est souvent… le Roi lui-même. Les essayeurs sont chargés de vérifier la frappe de la monnaie et le respect d’une quantité légale de métal précieux : le risque est grand, bien sûr, qu’ils trichent sur cette quantité de métal, et gardent pour eux ou pour le Roi la différence. Ce processus est en grande partie à l’origine de l’inflation monétaire galopante du XVI° siècle. On remarque aussi l’importance du « registre », livre de compte (Henri III, 1574, « et des essais fera bon registre ») destiné à conserver la trace des transactions. Sans cette trace écrite, il serait bien sûr impossible d’effectuer un contrôle. Les humanistes s’intéressent de près à la question de la monnaie, pour souligner la nécessité sociale et politique d’avoir une monnaie au cours stable[68] Il faut stabiliser le cours de la monnaie, souligne Nicolas Copernic, en l’indexant sur une quantité fixe d’or ou d’argent ; dans le cas contraire, la monnaie ne peut remplir son rôle de mesure commune (« mensura quaedam communis aestimationum[69] »). Les Princes ont multiplié des pièces dont la valeur ne correspond pas à la quantité de métal précieux ; les fondeurs ont retiré de la circulation les anciennes pièces, pour leur substituer peu à peu des alliages dégradés. Les Princes et les fondeurs se sont ainsi enrichis à peu de frais, provoquant la ruine de l’Etat et de la nation. Si la monnaie se dégrade, souligne Copernic, il n’est plus possible d’acheter à l’étranger, de conserver de l’or et de l’argent dans le royaume. « Qui voudrait d’une monnaie de cuivre ? Qui ne préfère retirer son or et son argent d’un pays où la valeur de ces métaux est sans cesse dévaluée[70] ? » Du contrôle efficace de la monnaie dépend la santé économique du pays.

  Essayeur des opinions d’autrui et de son propre jugement, Montaigne en vérifie la valeur et la validité de frappe. Son engagement en faveur d’une théorie « réaliste » de la monnaie doit se comprendre en relation étroite avec sa réflexion sur la formation du jugement Le bon jugement doit reposer sur la connaissance de son objet, et non sur l’imitation de l’opinion d’autrui. Soit les jugements s’imitent les uns aux autres, soit ils font l’effort d’examiner l’objet singulier. Dans un cas, on considère le métal ou la matière de la chose en question, dans l’autre on se réfère à l’opinion commune. Le livre des Essais nous montre que leur auteur n’est pas nécessairement opposé à l’opinion commune, mais qu’il doit au préalable en faire l’essai[71]. L’art de la pesée présuppose que les actions humaines ont une valeur propre, comme les pièces de monnaie, et que le jugement soit capable de la déterminer. La métaphore de la balance est plus qu’une métaphore, puisqu’elle contient une exigence scientifique : la Scientia de ponderibus constitue au Moyen Age l’une des figures de la science, qui  n’est certes pas la plus haute, mais qui correspond le mieux à notre conception actuelle de la science[72]. On pourrait parler chez Montaigne d’un réalisme sceptique : le jugement est chargé de déterminer ce que valent réellement les choses, bien qu’il ne possède pas de règle sûre pour le faire. Sans posséder de critère, il faut pourtant pouvoir distinguer entre la vraie et la fausse monnaie. Or, lorsqu’il s’agit de reconnaître la fausse monnaie, les essayeurs font usage d’une série d’indices (présomption) et de mesures (vérification). Les procédés techniques et scientifiques de leur art constituent, par analogie, un procédé heuristique pour découvrir à l’œuvre dans les Essais des procédures d’invention et de vérification[73]. Comment faire pour que l’on découvre la vérité, sans posséder pour autant de marque de certitude ? Dans le chapitre « Du pédantisme », la fausse monnaie désigne la connaissance scolaire, qui « passe de main en main » dans les écoles sans rien produire d’utile : si Montaigne établit ici que les jugements des professeurs se paient de fausse monnaie, au lieu de se nourrir de vraies connaissances, c’est au regard des « effets » de l’éducation dans l’expérience, et l’absence de lien entre l’enseignement et le monde réel[74].

  La métaphore de la fausse monnaie possède aussi une charge morale : c’est par exemple une métaphore de la gloire, opposée aux biens essentiels[75] ; dans le contexte d’une corruption des mœurs généralisée, c’est la métaphore de l’hypocrisie sociale et morale. On s’oblige à donner à voir ce qui n’est pas :

« Notre verité de maintenant, ce n’est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autruy : comme nous appellons monnoye non celle qui est loyalle seulement, mais la fauce aussi qui a mise[76]. »

 Cependant, l’opposition de la réalité de la chose et de son apparence, portée par des jugements mimétiques, est plus complexe qu’il n’y paraît. Même s’il faut voir dans la fausse monnaie un processus de simulation, donc de production factice de valeur, on a tout de même affaire à une valeur déterminée. Le problème qui se pose est celui d’une discrimination entre la valeur fondée en nature et celle qui ne l’est pas, bien que la quantité de valeur, si l’on veut bien, soit la même. Comment le jugement pourrait-il s’acquitter de sa tâche critique, si l’on ne pouvait lui supposer l’accès à une vérité première, celle de « ce qui est », différente de « notre vérité de maintenant » ? Qu’il soit question de monnaie, de mœurs ou de connaissance, la formation du jugement exact suppose que l’on décèle l’origine de la valeur, soit dans les choses elles-mêmes, soit dans une estimation mimétique et pernicieuse. La cause de la fausseté du jugement est une sorte de propension à la simulation et à l’imitation. Le lien étroit qui unit la formation du jugement à la monnaie doit se comprendre dans le cadre d’une problématique de l’évaluation (entendue comme estimation de la valeur) où le problème de formation du jugement reflète un débat entre conventionnalisme et réalisme. Soit la valeur est fondée dans la nature des choses, soit elle correspond aux lieux et aux temps. Il faut parfois compter avec la rareté, facteur de relativisation de la valeur[77] ; ainsi, l’amour « ne se paye que de même espèce de monnaie », toute autre rétribution lui faisant injure[78] La valeur se détermine ici par destination : il est des monnaies appropriées et d’autres qui ne le sont pas. Les manières conventionnelles et circonstanciées d’attribuer la valeur retiennent significativement l’attention de Montaigne, dans le contexte d’une réflexion sur une fondation réaliste du jugement.

  La théorie réaliste de la formation du jugement est-elle fondée, dans les Essais, en dehors de la réflexion sur la monnaie ? Montaigne n’a pas exclu que le jugement soit capable de « s’arrêter purement à la chose[79] », d’en acquérir la « vraie connaissance », ou de s’y arrêter « nommément et particulièrement[80]. » Tout se passe comme si l’essayiste postulait que la connaissance intuitive était possible, bien que l’existence de règles adéquates soit récusée. Le jugement qui juge correctement connaît-il les singularités de l’expérience ? S’il ne le peut pas, comment pourrait-il réputer les règles inadéquates ? Montaigne a préféré à l’interprétation trop dogmatique : « je sais que je ne sais rien », la question : « Que sais-je[81] ? » Si le jugement est capable de découvrir par intuition ce qu’il sait, il serait étonnant que la figure de Socrate ne nous enseigne rien sur ce point. Son attitude devant la mort confirme la possibilité - et la difficulté - de la « vraie connaissance[82] ».

« C’est affaire à ceux de la premiere classe de s’arrester purement à la chose, la considerer, la juger. Il appartient à un seul Socrates d’accointer la mort d’un visage ordinaire, s’en aprivoiser et s’en jouer. Il ne cherche point de consolation hors de la chose[83] (…). »

 Le jugement démontre ici sa vigueur dans un arrêt paradoxal, dans la mesure où jusqu’à présent, l’usage vertueux du jugement avait consisté à le « priver de faire des arrêts[84] » et à le maintenir en mouvement. Mais que signifie l’arrêt du jugement sur la mort ? Il est manifeste que Montaigne en cherche le sens, et qu’il réintroduit aussitôt le mouvement dans l’opération du jugement. « Considérer », « juger », sont explicités par « accointer » (rencontrer), « apprivoiser » et « s’en jouer ». Seul, Socrate a été capable de concentrer fermement sa pensée sur la mort : cela veut dire qu’il s’en est approché par des méditations fréquentes, par des discours variés, et par une familiarité ludique ; sa connaissance de la mort n’est pas exempte d’ironie (« s’en apprivoiser et s’en jouer ») comme si elle incluait la conscience de ses limites, c’est-à-dire l’ignorance et la non-connaissance de la mort. Les philosophies comme le néo-platonisme, trop pressées de libérer l’âme du corps et de nous faire goûter une liberté dont notre condition ne nous rend pas capables. Quant à la religion, elle détourne la pensée des fidèles de la considération de la mort en occupant leur imagination par des fictions[85]. Le mérite de Socrate, « s’arrêter purement à la chose », est de n’avoir point cherché de consolation ailleurs, c’est-à-dire d’avoir considéré son objet sans faux-fuyants. Cette attention du jugement n’est pas sans évoquer la notion de « jugement naturel » dans les Essais : le jugement naturel ne dispose d’aucune règle, d’aucun précepte, pour se former sur les sujets qu’il aborde[86] La bonne conduite du jugement est une concentration sur l’objet considéré, qui rend possible le tri entre les pensées justes ou impertinentes. Si Socrate n’a pas connu la mort avant de mourir, à quel type de connaissance a-t-on à faire ? Cette connaissance passe par la série expérimentale des essais du jugement, par l’essai alterné des discours : c’est une connaissance de type discursif et non-intuitif. Dans le Phédon, Socrate s’approche de la mort par une série de discours alternés, dont la combinaison donne au jugement les moyens d’évaluer différentes attitudes, et éventuellement d’en choisir une[87]. Les discours donnent le « goût[88] » de la chose, même s’ils n’en donnent pas l’expérience : ceux dont Socrate fait l’essai sont à la fois l’expression d’un non-savoir et le progrès vers une connaissance par familiarisation mentale avec son objet. Socrate a connu la mort autant qu’il possible à un homme – essayeur de ses propres pensées, sans autres ressources que celles fournies par ses facultés naturelles.

         S’il existe une intuition de la chose en question, chez Montaigne, celle-ci n’est pas recueillie dans un concept qui mettrait fin aux essais préalables du jugement. Exploitant la métaphore de l’homme politique qui salue chacun en particulier et non la foule en général, Montaigne énonce une règle de conduite du bon jugement, qu’il accompagne toutefois d’une clause de réserve. 

          « Qu’ils circonscrivent et restreignent un peu leur sentence : pourquoy c’est, par où c’est. Ces jugements universels que je vois si ordinaires ne disent rien. Ce sont gens qui saluent tout un peuple en foulle et en troupe. Ceux qui en ont vraye cognoissance le saluent et remarquent nommément et particulierement. Mais c’est une hasardeuse entreprise[89] ».

 L’entreprise de « vraie connaissance » reste hasardeuse, parce qu’elle oblige à chaque fois à la formation du jugement, que rien ne prémunit contre le risque de fausseté. Le mot ne saurait devenir concept, de manière à rendre stables et universelles les caractéristiques de choses qui changent sans cesse. L’hypothèse d’un pouvoir d’intuition du jugement coexiste ainsi avec la nécessité d’exercer son jugement critique, non seulement sur la « fausse monnaie » dont se paie l’opinion commune, mais aussi sur le langage dont nous disposons. L’intuition de la chose en question n’est pas susceptible de connaissance par concepts : Montaigne n’admet pas la définition - même si ces éléments étaient énoncés par un jugement juste - parce que la définition est comme la « tête de l’hydre[90] », qui fait surgir plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Les principes et les définitions ajoutent aux « barrières » dans lesquelles l’esprit enferme sa propre intelligence des choses[91]. Le langage devrait favoriser la disponibilité de la pensée : si nous en faisons bon usage, il peut participer à la tâche de diversification de la pensée et cultiver son aptitude à saisir les faces changeantes des choses. Les doublets sont caractéristiques du style de Montaigne. Ici, un mot plus conceptuel est aussitôt repris par un terme commun ou par une métaphore :

 « Du masque et de l’apparence il n’en faut pas faire une essence réelle, ny de l’estranger le propre. Nous ne sçavons pas distinguer la peau de la chemise[92]. »

 Montaigne se sert de mots comme « essence », « prudence », « arbitre », mais il esquive leur sens spéculatif, qui casserait le délicat mécanisme de la pensée. Cela ne veut pas dire que leur contenu conceptuel serait nié, comme l’affirment ceux qui dénient à notre auteur le titre de philosophe. Il faut prendre au sérieux le terme d’ « essence réelle » lorsque Montaigne l’utilise, mais sans convoquer sa métaphysique : la redondance de l’expression indique bien que c’est l’effet de sens qui est visé. Je perdrais la possibilité d’exercer mon « jugement naturel », si chèrement gagnée, et de faire « recevoir au jugement de mon compagnon[93] » mes conceptions, si je voulais approfondir théoriquement le sens du propos. Dans l’exemple cité, le concept perd sa rigidité au contact des métaphores, tandis que les images poétiques se chargent d’un sens plus déterminé, au contact de concepts empruntés à la tradition philosophique. Se priver de métaphores, ce serait enfermer la pensée dans un monde abstrait ; à l’inverse, se priver de concepts, ce serait risquer d’enfermer la pensée dans des mots et « déprimer le sens[94] ». Le jugement, en puisant dans les multiples ressources du langage, se donne les moyens d’échapper à son conditionnement. Le langage est un instrument dont le jugement doit cultiver la puissance et la souplesse, s’il veut pouvoir saisir le réel.

         La philosophie de Montaigne devrait-elle ainsi être déclarée éclectique ? Sans doute, si l’on voulait dire par là que l’essayiste se donnait la liberté de ne jamais penser seulement ce qu’il dit, ou s’il faisait revivre plusieurs philosophies sous une forme originale. Cependant, il faut souligner que les trois éléments du scepticisme, du stoïcisme et du socratisme constituent une pluralité dynamique, pas seulement eu égard à une « évolution personnelle de Montaigne », comme aurait dit Pierre Villey, comme si l’essayiste avait d’abord été stoïcien, avant de devenir sceptique, puis socratique. Le scepticisme se combine aux autres éléments. Ainsi, dans le chapitre I,23, Montaigne fait la critique de l’asservissement du jugement à la coutume. Il explore ainsi l’hypothèse relativiste : ce que nous croyons juste ou vrai, c’est ce que nous sommes conditionnés à penser comme tels par la société dans laquelle nous vivons. C’est le moment sceptique : il n’y a pas de vérité universelle. L’accumulation des exemples de coutumes étranges nous fait perdre nos repères et assainit le jugement de ses préjugés. La finalité est donc également thérapeutique, et correspond de ce point de vue à la fois au schéma sceptique (il s’agit de faire subir au jugement une sorte de purge) et au schéma stoïcien (débarrassé de ses erreurs, le jugement retrouve sa vigueur originelle). Le schéma socratique intervient lui aussi : si je reconnais que ce que je pense est déterminé par la coutume, alors je dois reconnaître que personnellement, je ne connais encore rien. L’exemple choisi pourrait nous faire croire que Montaigne s’en tient au versant négatif de la formation du jugement. Or, l’essayiste se propose aussi de cultiver la puissance du jugement par des exercices appropriés.

         Il faut situer le scepticisme dans les Essais par rapport à deux autres courants de fond, le stoïcisme et le socratisme. Le stoïcisme fait apparaître le schéma suivant : la possibilité de bien exercer son jugement n’est pas donnée, en raison des déformations liées à la coutume et à l’éducation. Pourtant, le jugement prétend retrouver sa vigueur naturelle, et Montaigne cultive cette vigueur, de manière à se réapproprier un jugement vertueux. Pour empêcher que le jugement ne se trouve encombré de savoirs, pour qu’il exerce véritablement ses propres forces, celui qui fait usage de son jugement doit prendre conscience d’une situation de faiblesse et accepter son ignorance. Bref, il doit prendre Socrate ou Montaigne pour maître.

 

 

 

 



[1] Sur l’interprétation pyrrhonienne de l’essai, voir Elaine C. Limbrick, « Was Montaigne really a Pyrrhonian ? » Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, XXXIX, 1977, p.80 ; Frédéric Brahami, « Un  nouveau scepticisme », Le scepticisme de Montaigne, PUF, 1997.

[2] Voitr Alain Legros, Essais sur poutres, Troisième travée, 35, Panti logô logos isôs antikeisthai. Cf. Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. Pierre Pellegrin, Le Seuil, 1997, I,6, I,19 et I,27. On trouve aussi la référence aux antilogies sophistiques en II,12,526c.

[3] Diogène Laërce, « Vie de Pyrrhon », in Vies et doctrines des philosophes illustres, Le livre de poche, Paris, 1999. Cf. Sextus Empiricus, HP, I,6, « Des principes du scepticisme », 12 : « Quant au principe par excellence de la construction sceptique, c’est qu’à tout argument s’oppose un argument égal ; en effet il nous semble que c’est à partir de cela que nous cessons de dogmatiser. »

[4] Voir Marcel Conche, « la méthode pyrrhonienne de Montaigne », in BSAM, n°10-11, avril-décembre 1974, p.53.

[5] II,15,612c

[6] II,12,503a Voir aussi II,12,558a et II,15,612c : « Il n’y a raison qui n’en aye une contraire, dict le plus sage party des philosophes. »

[7] II,12,503a

[8] III,13,1068bc

[9] Sextus Empiricus, HP, I,13,33 : « De même qu’avant la naissance du fondateur de l’école à laquelle on adhère, la doctrine de cette école n’apparaissait pas encore comme étant valide, et pourtant préexistait pour ainsi dire en nature, de même il est aussi possible que la doctrine opposée à celle qu’actuellement tu proposes existe pour ainsi dire en nature, mais ne nous soit pas encore manifeste, de sorte qu’il ne faut pas encore que nous donnions notre assentiment à ce qui nous apparaît maintenant comme un argument fort. »

[10] II,12,570a

[11] II,12,540a : « car nos maistres praeoccupent et gaignent avant main autant de lieu en nostre creance qu’il leur en faut pour conclurre apres ce qu’ils veulent, à la mode des Geometriens, par leurs demandes avouees (…) : le consentement et approbation que nous leur prestons leur donnant dequoy nous trainer à gauche et à dextre, et nous pyroueter à leur volonté. (…) Car chaque science a ses principes praesupposez par où le jugement humain est bridé de toutes parts. »

[12] Voir Olivier Millet, La première réception des Essais (1593—1640) Paris, Champion, 1995.

[13] Voir Cicéron, De Finibus, V,9 : « Tout animal s’aime lui-même et agit dès sa naissance en vue de sa conservation, c’est-à-dire fait ce à quoi le porte une tendance (ormè, impetus) qui lui a été donnée par la nature pour défendre sa vie, veiller au maintien de son être propre, et d’une condition aussi bonne que possible selon la nature. » Voir aussi Diogène Laërce, VII,86 : « Mais quand la raison est donnée aux êtres raisonnables en vue d’une régulation plus parfaite, à bon droit pour eux vivre selon la nature devient vivre selon la raison. Celle-ci vient en effet s’ajouter comme un artisan sur l’impulsion. »

[14] Sénèque écrit ainsi : « Digérons la matière, autrement elle passera dans notre mémoire, non dans notre intelligence. » (Lettres, 84.7)

[15] I,25,137a : « Nous prenons en garde les opinions et le sçavoir d’autruy, et puis c’est tout. Il les faut faire nostres. (…) Nous sçavons dire : Cicero dit ainsi ; voilà les mœurs de Platon ; ce sont les mots mesmes d’Aristote. Mais nous, que disons-nous nous mesmes ? que jugeons nous ? que faisons nous ? Autant en diroit bien un perroquet. »

[16] I,26,146a ; II,12, 562a ; « discours naturel » en II,17,656a

[17] I,26,146a

[18] I,26,146a.

[19]  II,12,504c. Voir Cicéron, Academica, « Lucullus », III.

[20] I,14,58a

[21] II,12,

[22] Le trope du mélange est le sixième des modes d’Enésidème, voir Sextus Empiricus, HP, I,14,124 et sq.

[23] I,14,51a. Voir aussi I,26,156c

[24] II,12,505a

[25] II,10,389a.

[26] II,10,407a

[27] II,12,408a

[28] Hugo Friedrich, Montaigne, p.17. Voir aussi J.-L. Poirier, « Montaigne », dans Les Philosophes, tome I, éd. Léon Grateloup, Librarie Générale Française, p.217 : « La fonction du moi est d’assumer l’ensemble de ses représentations : on assiste à la naissance de la subjectivité au sens moderne du terme. Se connaître soi-même, c’est critiquer l’illusion de l’objectivité, c’est lucidement rapporter nos représentations à nous-mêmes. Mettre en lumière partout un subjectivisme qui s’ignore, c’est introduire dans la connaissance et dans la vie l’exigence de la conscience de soi, et son effet desctructeur. »

[29] Gianni Paganini,  « Montaigne, Sanches et la connaissance par phénomènes. Les usages modernes d’un paradigme ancien », dans Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, éd. Jean-Luc Marion & Vincent Carraud, Paris, PUF, 2004, pp.107-136

[30] Voir Sextus Empiricus, HP, I,4 : « Le scepticisme est la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d’abord à la suspension de l’assentiment, et après cela à la tranquillité ».

[31] Ainsi, bien que Jean-Yves Pouilloux exhorte à “ ne pas conférer à une idée la cohérence dont on éprouve l’absence dans les Essais ”, il s’attache à dégager une méthode, celle de l’examen systématique des conditions de validité du discours : “ chaque type de discours sert à critiquer le discours précédent ”, ou bien que chaque type de discours sert de matière au discours suivant ” (Lire les Essais, p.25). De la dissolution du savoir naïf, on passe à la dissolution du savoir averti, pour se délecter du plaisir d’écrire devant “ l’inanité humouristique des pensées humaines ” (p.111).

 Semblablement, bien que Terence Cave pense le désir de cohérence du lecteur frustré à jamais (“ The reader’s desire for coherence is deferred sine die ” écrit-il dans The Cornucopian Text, p.101) le critique fait renaître l’hypothèse méthodique chez Montaigne, sous la forme d’une exploration du langage des Anciens et de son assimilation, en montrant ce que celui-ci doit à la rhétorique renaissante.

 André Tournon parle de paradoxe : “ Et voici le paradoxe des Essais : s’ils se présentent sous la forme d’une “ rhapsodie ” irrégulière, et méritent le reproche de désordre que leur ont adressé les lecteurs soucieux de la rigueur des démonstrations, c’est précisément en raison de la logique requise par leur projet philosophique ” (La glose et l’essai, p.291).

[32] III,11,1030b : « J’ayme ces mots, qui amollissent et moderent la temerité de nos propositions : A l’avanture, Aucunement, Quelque, On dict, Je pense, et semblables. Et si j’eusse eu à dresser des enfans, je leur eusse tant mis en la bouche cette façon de respondre, enquesteuse et non resolutive : Qu’est-ce à dire ? Je ne l’entends pas, Il pourroit estre, Est-il vray ? qu’ils eussent plustost gardé la forme d’apprentis à soixante ans que de representer les docteurs à dix ans, comme ils font. »

[33] I,30,200a 

[34] Voir Sextus, HP,I,206-207 : « En effet, en ce qui concerne toutes les expressions sceptiques il faut comprendre au préalable que nous n’assurons pas qu’elles sont dans tous les cas vraies, puisque nous disons qu’elles peuvent être annulées par elles-mêmes, étant supprimées en même temps que ce à propos de quoi elles sont dites, comme les remèdes purgatifs non seulement éliminent ldes humeurs du corps, mais sont eux-mêmes expulsés avec les humeurs. » Contre les logiciens, II,480 ; Diogène Laërce, IX,74. Daniel Brancher, article « médecine » dans Dictionnaire Montainge, 2004, pp.645-646 ; Terence Cave, « La logique de l’antipéristase dans l’Apologie de Montaigne », Pré-histoires, textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999, pp.39-50.

[35] III,13,1110b : « Le peuple se trompe, on va bien plus facilement par les bouts, où l’extremité sert de borne d’arrest et de guide, que par la voye du milieu, large et ouverte (…). » Contra, I,30,197c : « L’archer qui outrepasse le blanc faut comme celuy qui n’y arrive pas. »

[36] III,3,818b : « Il ne faut pas se clouer si fort à ses humeurs et complexions. »

[37] III,10,1066b Montaigne détourne ici une phrase de Quintilien, Institution oratoire, II,17 : « Ce sont les ignorants qui jugent et il faut souvent les tromper pour les empêcher de tomber dans l’erreur. »

[38] III,10,1006b : « ils representent l’art des archiers qui, pour arriver au point, vont prenant leur visée grand espace au dessus de la bute ».

[39] II,12,512c

[40] Voir notre article « Montaigne, iudicio alternante. L’alternance, une méthode minimale pour former son jugement », in La connaissance des choses, Delagrave, « Skepsis » Agrégation de Philosophie 2006, pp.67-82.

[41] F. Brahami, « la destruction de la triade pyrrhonienne », dans Le scepticisme de Montaigne, PUF, 1997, p.67.

[42] Sextus Empiricus, HP, I,13,34.

[43] III,4, « De la diversion ».

[44] III,12,1066b

[45] M. Conche, « l’homme sans définition », in Montaigne et la philosophie, p.2.

[46] I,1,9a

[47] II,3,350a

[48] Voir en particulier I,26. Voir Erasme, De Pueris statim ac liberaliter educandis,  et De Ratione studii, trad. J.-C. Margolin, dans Erasme, Paris, R. Laffont, 1992, pp.448 et sq. : « Puisque la Providence divine a doté l’homme, seul entre toutes les créatures, de la puissance de la raison, c’est à l’instruction qu’elle a réservé le rôle le plus important. » ; Platon, République, livre VII, sur le naturel philosophe, 484d et sq. : « Quel est ce caractère ? demande Glaucon. Socrate répond : c’est la véracité, la volonté de se refuser absolument à accueillir de bon gré le faux, à le haïr au contraire tandis qu’on chérit la volonté » (485c, traduction Léon Robin, Gallimard, 1950).

[49] I,26,151a

[50] III,8,923b.

[51] III,11,1029b : « Et à la verité, il est requis un bien prudent, attentif et subtil inquisiteur en telles recherches, indifferent, et non preoccupé. »

[52] III,11,1033b

[53] III,8,928c

[54] I,26,157a

[55] II,12,558c : « car ce dernier tour d’escrime icy, il ne le faut employer que comme un extreme remede. C’est un coup desesperé, auquel il faut abandonner vos armes pour faire perdre à vostre adversaire les siennes, et un tour secret, duquel il se faut servir rarement et reservéement. »

[56] II,12,570a : « Quelles lettres ont ceux-cy, quel privilege particulier, que le cours de nostre invention d’arreste à eux, et qu’à eux appartient pour tout le temps advenir la possession de nostre creance ? »

[57] II,12,600a : « Or, nostre estat accommodant les choses à soy et les transformant selon soy, nous ne sçavons plus qu’elles sont les choses en verité : car rien ne vient à nous que falsifié et alteré par nos sens. 

[58] Ce pouvoir peut être rapproché de la tradition médiévale de la saisie des « vérités simples ». Sur la veritas simplex chez Montaigne, voir Ian Maclean, « The truth of the schools’, in Cambridge Companion to Montaigne, 2005, pp.151-152.

[59] III,4,833b.

[60] II,12,541a

[61] Sur la question du « nominalisme de Montaigne », voir Antoine Compagnon, Nous, Michel de Montaigne, Paris, Le Seuil, 1980  ; Ruedi Imbach, « Notule sur quelques réminiscences de la théologie scolastique chez Montaigne », in Montaigne, scepticisme, métaphysique, théologie, V. Carraud & J.-L. Marion éd., Paris, PUF, 2004, pp.91-106.

[62] II,12,508b : « Pourquoi non Aristote seulement, mais la plus part des philosophes ont affecté la difficulté, si ce n’est pour faire valoir la vanité du subject et amuser la curiosité de nostre Esprit, luy donnant où se paistre, à ronger cet os creux et décharné ? (…) La difficulté est une monnoye que les sçavans employent, comme les joueurs de passe-passe, pour ne descouvrir la vanité de leur art, de laquelle l’humaine bestise se paye ayséement » ; III,9,995 : « ils conclurront la profondeur de mon sens par l’obscurité, laquelle, à parler à bon escient, je hay bien fort (…) »

[63] II,12,559-560a.

[64] Voir Ulrich Langer, « Interest and inflation in the new economy » in Cambridge Companion to Montaigne, p.19 :  « The rise of prices in France occasioned debates on its causes by highly placed officials and historians, such as Malestroit (a pseudonym ?) Paradoxes sur le faict des monnoyes (1566), Jean Bodin, La Response au paradoxe de monsieur de Malestroit (1568) and Alexandre de la Tourette, Response aux paradoxes du sieur de Malestroit (1567). Malestroit contended that the devaluation of the currency explained the rise in princes, whereas Bodin identified as principal reason the greater abundance of gold and silver in the kingdom and the international scene, and for Tourette it was a question of the vicissitudes of the time. »

[65] III,11,1028b : « Il y a du mal’heur d’en estre là que la meilleure touche de la verité ce soit la multitude des croians, en une presse où les fols surpassent de tant les sages en nombre. C’est chose difficile de resoudre son jugement contre les opinions communes. »

[66] Le Code du Roy Henry III, Roy de France et de Pologne, redigé en ordre par Messire Barnabé Brisson, Conseiller du Roy en son Conseil d’Estat, & President de sa Cour de Parlement de Paris, Depuis augmenté des Edicts du Roy Henry III, à present regnant avec la Conference des Ordonnances, & rapporté aux anciens Codes de Theodose & de Justinian, & aux Basiliques, Et illustré des Conciles de l’Eglise, Loix des Romains & autres peuples, Histoires, Antiquites, Arrests des Cours souveraines, & tref-notables observations et annotations par L. Charondas Le Caron, Iurisconsulte Parisien, troisième édition reveue et augmentée (…) à Paris, chez P. Mettayer, 1609 ; voir Titre seizième, Des essayeurs, feuillets 600 à 604.

[67] Code Henry III, f. 604. Le fait que les ordonnances soient réitérées prouve à lui seul qu’elles avaient une autorité limitée. Sur ce point, voir Gaston Zeller, Les institutions de la France au XVI° siècle, Paris, PUF, 1948, 2° éd. 1987, p.viii : « Ce que doit ajouter à notre méfiance vis-à-vis des textes législatifs, ce qui doit toujours nous inciter à rechercher dans quelle mesure ils ont été effectivement appliqués, c’est que très souvent ils se montrent hors d’état de modifier l’état de choses auquel ils doivent porter remède. Ils répètent inlassablement les mêmes prescriptions et interdictions : sûr indice de leur inefficacité ». Sur le contrôle de la monnaie, voir G. Zeller, op.cit, pp.242-243 : « Le roi n’exerce pas directement son monopole monétaire. Il afferme la fabrication à des entrepreneurs, qui s’intitulent Maîtres des monnaies, et dont les ateliers sont dispersés à travers tout le royaume. » Ces entrepreneurs sont soumis à une très stricte réglementation, et à un contrôle de tous les instants. Ils ne sont pas maîtres de choisir le personnel qu’ils emploient : gardes, contre-gardes, essayeurs, graveurs, tailleurs de fer, etc. Tous sont assermentés, dotés de privilèges étendus, et ils portent comme un titre d’honneur le nom de monnoyers.

[68] Sur la théorie de la monnaie au XVI° siècle, voir Nicolas Copernic, Monete cudende ratio, trad. M.L. Wolowski, Slatkine Reprints, Genève, 1976 ; Nicolas Oresme, Traictie de la première invention des monnoies, texte latin et traduction française, M.L. Wolowski (éd.), Paris, Guillaumin, 1864, inclut le Traité de la monnaie de N. Copernic, qui inspira les décisions financières du roi Sigismond Ier, en 1526. Le roi de Pologne essaya de ramener la monnaie dégradée à son unité. Sous Albert de Brandebourg, l’argent fin n’entrait plus que pour la proportion d’un douzième dans la composition de monnaies, dont le titre était primitivement neuf douzièmes ! Copernic voulait faire rétablir une monnaie de même poids. « Pour innombrables que soient les fléaux qui d’ordinaire amènent la décadence des royaumes, des principautés et des républiques, les quatre suivants sont, à mon sens, les plus redoutables : la discorde, la mortalité, la stérilité de la terre et la détérioration de la monnaie. » Mais les villes prétextèrent leur pauvreté même et réclamèrent la faculté d’émettre des monnaies dégradées. Voir aussi E. Rosen (éd.) Three Copernican Treatises, New York, 1939, réédition 1971.

[69] Voir N. Copernic, ibid. : « L’or ou l’argent marqués d’une empreinte, constituent la monnaie servant à déterminer le prix des choses qui s’achètent et qui se vendent, selon les lois établies par l’Etat ou le prince. La monnaie est donc en quelque sorte une mesure commune d’estimation des valeurs (est ergo moneta tanquam mensura quaedam communis aestimationum) ; mais cette mesure doit toujours être fixe et conforme à la règle établie. Autrement, il y aurait, de toute nécessité, désordre dans l’Etat : acheteurs et vendeurs seraient à tout moment trompés, comme si l’aune, le boisseau ou le poids ne conservaient point une quotité certaine. » Cependant, Copernic souligne que la valeur de la monnaie n’est pas nécessairement égale à celle du métal précieux contenu en elle. « Bien que cette estimation ait pour base la bonté de la matière, il faut cependant la discerner de la valeur elle-même. La monnaie, en effet, peut être estimée plus que la matière dont elle est faite, et vice versa. »

[70] N. Copernic, ibid.

[71] Sur la valeur de l’opinion commune, voir I 23 ; III,12,1037b : « Quasi toutes les opinions que nous avons sont prinses par authorité et à credit. Il n’y a point de mal : nous ne sçaurions pirement choisir que par nous, en un siecle si foible ». Voir §45 : Troisième exemple éthique : la critique des miracles.

[72] Sur la Scientia de ponderibus, voir Nicolas de Cues, Idiota de staticis experimentis, in Œuvres complètes, Hambourg, Meiner, 1983, vol. V ; Maurice de Gandillac, Nicolas de Cues, introduction et textes, Paris, Ellipses, p.100 : « Bien que rien en ce monde ne puisse atteindre à la précision, nous savons pourtant par expérience que le jugement de la balance est plus vrai, et donc partout accepté. »

[73] §38 : Les conditions procédurales de la pesée.

[74] I,25,136-137a : « ainsi elle passe de main en main, pour cette seule fin d’en faire parade, d’en entretenir autruy, et d’en faire des contes, comme une vaine monnoye, inutile à tout autre usage et emploite qu’à compter et jetter. »

[75] I,39,241a : « Qui ne contre change volontiers la santé, le repose et la vie à la réputation et à la gloire, la plus inutile, vaine et fauce monnoye qui soit en nostre usage ? » II,7,382a : « ce n’est pas merveille si la vertu reçoit et desire moins volontiers cette sorte de monnoye commune, que celle qui luy est propre et particuliere, toute noble et genereuse. » II,12,508b : « La difficulté est une monnoye que les sçavans employent (…) »

[76] II,18,666a

[77] III,5,862b : « Si en quelque chose la rareté sert d’estimation, ce doit estre en cecy ; ne regardez pas combien peu c’est, mais combien peu l’ont. La valeur de la monnoye se change selon le coin et la merque du lieu ».

[78] III,5,894b : « Or c’est un commerce qui a besoin de relation et de correspondence : les autres plaisirs que nous recevons se peuvent recognoistre par recompenses de nature diverse ; mais cettuy-cy ne se paye que de mesme espece de monnoye. »

[79] III,4,833b.

[80] III,8,936c ; 943b : « tous jugements en gros sont lâches et imparfaits ». 

[81] II,12,527b

[82] III,8,936c.

[83] III,4,833b. Montaigne interprète sans doute ici le discours de Socrate dans le Phédon, en particulier 65e et 66d. « Et le moyen le plus pur de connaître, ne serait-ce pas d’aborder chaque chose, autant que possible, avec la pensée seule (…) et d’user au contraire de la pensée toute seule et toute pure pour se mettre en chasse de chaque chose en elle-même et en sa pureté (…). Il nous est donc effectivement démontré que, si nous voulons jamais avoir une pure connaissance de quelque chose, il nous faut nous séparer de lui et regarder avec l’âme seule les choses en elles-mêmes. »

[84] III,8,923b. §44 : Le choix d’un exercice mou du jugement dans « De l'art de conférer ».

[85] Voir III,4,833b : "Ces pauvres gens qu'on void sur un eschafaut, remplis d'une ardente devotion, y occupant tous leurs sens autant qu'ils peuvent, les oreilles aux instructions qu'on leur donne, les yeux et les mains tendues au ciel, la voix à des prieres hautes, avec une esmotion aspre et continuelle, font certes choses louable et convenable à une telle necessité. On les doibt louer de religion, mais non proprement de constance. Ils fuyent la lutte; ils destournent de la mort leur consideration, comme on amuse les enfans quand on veut leur donner le coup de lancette."

[86] Voir I.1.1. : les essais du « jugement naturel ».

[87] Voir §48 : Apprendre à mourir.

[88] Voir § 52 : Le goût

[89] III,8,936c. 

[90] III,13,1069b : « On eschange un mot pour un autre mot, et souvent plus incogneu. Je sçay mieux que c’est qu’homme que c’est animal, ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à un doubte, ils m’en donnent trois : c’est la teste de Hydra ».

[91] III,13,1068b : « Au rebours, nous obscurcissons et ensevelissons l’intelligence ; nous ne la descouvrons plus qu’à la mercy de tant de clostures et barrieres. »

[92] III,10,1011b. Sur le registre métaphorique du discours, voir §15 : La prévalence de la métaphore, modèle faible.

[93] II,12,562a

[94] I,40,251c : « Je sçay bien, quand j’oy quelqu’un qui s’arreste au langage des Essais, que j’aimeroye mieux qu’il s’en teust. Ce n’est pas tant eslever les mots, comme c’est deprimer le sens (…). »



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