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Van Gogh vu par Bacon
dimanche 21 septembre 2008 par Berthoux André-Michel

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Van Gogh vu par Bacon

Van Gogh vu par Bacon



Par André-Michel BERTHOUX



1 – La renaissance de Bacon


Francis BACON est né en 1909 à Dublin de parents anglais. Lors d’un premier voyage en Europe, à l’âge de 18 ans, il se rend à Berlin puis à Paris où il commence à dessiner et à peindre après avoir vu une exposition de dessins de Picasso à la galerie Rosenberg.


A la fin de la guerre, il détruit un grand nombre de ses œuvres. Il ne subsiste que dix toiles de sa première période. Il achève cependant “Trois études de figures au pied d’une crucifixion” (1944) qui fait scandale lors de son exposition à la Lefevre Gallery (Londres, 1945). Bacon est lancé. Peinture” (1946) entre au MOMA de New York deux ans seulement après avoir été peinte, grâce au soutien d’Erica BRAUSEN, directrice de la galerie Hanover à Londres. Durant cette période, il commence la série des “Têtes” qui préfigure celle des “Papes” des années 60. La plupart de ces toiles font le portrait d’une bouche ouverte. Ce thème s’inspire de la fameuse séquence du film d’EINSENSTEIN, “Le Cuirassé Potemkine”, durant laquelle une femme hurle en voyant un landau dévaler les escaliers Richelieu du port d’Odessa. “J’ai espéré faire un jour la peinture la meilleure du cri humain” dira-t-il lors d’un entretien avec David SYLVESTER.

En 1956, Il peint la première des huit toiles inspirées d’une œuvre que VAN GOGH réalise lors de son séjour à Arles, “Autoportrait sur la route de Tarascon” datant de 1888 mais disparu au cours des bombardements de la Seconde Guerre Mondiale, au Musée de Magdebourg à Dresde.


Autoportrait sur la route de Tarascon


Bacon mémorise ce tableau d’après une reproduction en couleurs. L’image le fascine. Son immense admiration pour Van Gogh prend alors toute son ampleur dans les tableaux qu’il exécute entre 1956 et 1957, sorte de variations picturales sur le thème de cet autoportrait.

Alors qu’il traversait une phase artistique difficile, Bacon confie à John RUSSEL à quel point ce travail a constitué pour lui un tournant important : “J’ai toujours aimé cette toile et comme rien jusque-là n’avait marché, j’ai pensé que je pouvais en tirer quelque chose”. Bacon inaugure alors une nouvelle manière de peindre. La touche plus expéditive balaye la surface à grands traits. Les couleurs vives s’harmonisent dans une tonalité plus claire.


2 – La figure contre le figuratif


Gilles DELEUZE dans son livre “Francis Bacon - Logique de la sensation” (réédité aux Seuil; 2002), définit les éléments qui caractérisent la peinture de Bacon : l’aplat, la figure, le lieu ou contour. Ces trois composantes sont déjà présentes dans les différents tableaux exécutés en hommage à Van Gogh, mais pas encore rassemblées au sein d’une même toile. Les opérations de brouillages obtenues par rayage, brossage ou nettoyage de la toile sont également utilisées.

Les aplats de couleur vive, uniforme et immobile, qui agissent comme structure matérielle spatialisante, apparaissent dans “Etude pour un portrait de Van Gogh V” (1957) avec des teintes rouge et orangé.

La Figure qui n’est pas visage mais corps nous éloigne de toute peinture figurative. Peinte, comme les portraits de Van Gogh, à l’aide de tons rompus, elle prend l’aspect de la chair, de la viande comme dans un tableau, réalisé deux ans après la série, intitulé “Hommage à Van Gogh” (1959).


Hommage à Van Gogh (1959)


Pour Bacon, tout individu qui souffre est de la viande, zone commune de l’homme et de la bête. Deleuze associe la chair de Bacon au corps sans organes de Artaud : “La Figure, nous dit-il, c’est précisément le corps sans organes (défaire l’organisme au profit du corps, le visage au profit de la tête); le corps sans organes est chair et nerf; une onde le parcourt qui trace en lui des niveaux; la sensation est comme la rencontre de l’onde avec des Forces agissant sur le corps, (...); quand elle est ainsi rapportée au corps, la sensation cesse d’être représentative, elle devient réelle; et la cruauté sera de moins en moins liée à la représentation de quelque chose d’horrible, elle sera seulement l’action des forces sur le corps, ou la sensation (le contraire du sensationnel)”.

Le lieu, c’est-à-dire le rond, la piste ou le contour représente la limite commune de la Figure et de l’aplat. “C’est un procédé très simple qui consiste à isoler la Figure”. Cependant il existe d’autres procédés d’isolation : “mettre la Figure dans un cube, ou plutôt dans un parallélépipède de verre ou de glace” ; voir la structure cubique à peine esquissée dans “Etude pour un portrait de Van Gogh II” (1957). L’important est que tous ces procédés ne “contraignent pas la Figure à l’immobilité; au contraire ils doivent rendre sensible une sorte de cheminement, d’exploration de la Figure dans le lieu, ou sur elle-même”. Il s’agit pour Bacon de “conjurer le caractère figuratif, illustratif, narratif, que la Figure aurait nécessairement si elle n’était pas isolée. La peinture n’a ni modèle à représenter, ni histoire à raconter” (Deleuze, ouvrage cité).


Comment ne pas penser à ARTAUD analysant la peinture de Van Gogh:


Van Gogh a renoncé en peignant à raconter des histoires, mais le merveilleux est que ce peintre qui n’est que peintre,

et qui est plus peintre que les autres peintres, comme étant celui chez qui le matériau, la peinture a une place de premier plan,

avec la couleur saisie comme telle que pressée hors du tube,

avec l’empreinte, comme l’un après l’autre, des poils de pinceau dans la couleur,

avec la touche de la peinture peinte, comme distincte dans son propre soleil,

avec l’i, la virgule, le point de la pointe du pinceau même vrillée à même la couleur, chahutée, et qui gicle en flammèches, que le peintre mate et rebrasse de tous les côtés,

le merveilleux est que ce peintre qui n’est rien que peintre est aussi de tous les peintres-nés celui qui fait le plus oublier que nous ayons à faire à de la peinture,

à de la peinture pour représenter le motif qu’il a distingué,

et qui fait venir devant nous, en avant de la toile fixe, l’énigme pure, la pure énigme de la fleur torturée, du paysage sabré, labouré et pressé de tous les côtés par son pinceau en ébriété” (Van Gogh, le suicidé de la société).


3 – Le hasard manipulé


Mais la tentation du figuratif est grande. En effet, le peintre ne se trouve pas devant une surface blanche lorsqu’il s’apprête à commencer son travail. Il a mémorisé de nombreuses images plus ou moins marquantes qui occupent, encombrent son esprit et qui se projettent virtuellement sur la toile. Sa tâche consiste dans un premier temps à nettoyer, gommer ces données figuratives. “Il y a toujours-déjà des clichés sur la toile, et si le peintre se contente de transformer le cliché, de le déformer ou de le malmener, de le triturer dans tous les sens, c’est encore une réaction trop intellectuelle, trop abstraite, qui laisse le cliché renaître de ses cendres, qui laisse encore le peintre dans l’élément du cliché, ou qui ne lui donne pas d’autre consolation que la parodie” (Deleuze, ouvrage cité).


Bien que fasciné par la photo (des photographies d’Eadweard MUYBRIDGE représentant la décomposition des mouvements d’un homme en marche ont été retrouvées dans son atelier) Bacon ne lui accordait aucune valeur esthétique car même lorsqu’elle cesse d’être seulement figurative, c’est-à-dire de représenter quelque chose, elle ne peut arriver à une déformation de la “chose vue”; en ce sens elle est le contraire de la peinture.

Comment sortir alors du cliché, des images vues, photographiées, ...?

L’acte de peindre consiste pour Bacon à faire des marques au hasard sur la toile (traits-lignes), hasard non pas probabiliste mais désignant au contraire un type de choix ou d’action sans probabilités, c’est-à-dire un hasard manipulé car le peintre a malgré tout une idée plus ou moins précise de ce qu’il veut faire, des marques accidentelles, des traits manuels libres; mais aussi à nettoyer, balayer ou chiffonner des endroits ou des zones (tâches-couleurs), à jeter de la peinture, sous des angles et à des vitesses variés. Cet acte ou ces actes ont pour but de se détacher des données figuratives plus ou moins virtuelles, plus ou moins actuelles. C’est ce que Bacon appelle un Diagramme.

Il survient comme une catastrophe, un chaos. “C’est comme le surgissement d’un autre monde. Car ces marques, ces traits sont irrationnels, involontaires, accidentels, libres, au hasard. Ils sont non représentatifs, non illustratifs, non narratifs. Mais ils ne sont pas davantage significatifs ni signifiants. Ce sont des traits de sensation, mais de sensations confuses. Et surtout ce sont des traits manuels” (Deleuze, ouvrage cité). Le Diagramme représente le tournant du tableau. Sa fonction, dit Bacon, est de suggérer, d’introduire des possibilités de fait. Les traits et les taches doivent d’autant plus rompre avec la figuration qu’ils sont destinés à donner la Figure. Cependant ils ne constituent pas encore un fait pictural. “Pour se convertir en fait, pour évoluer en Figure, ils doivent se réinjecter dans l’ensemble visuel; mais alors précisément, sous l’action de ces marques, l’ensemble visuel ne sera plus celui de l’organisation optique, il donnera à l’oeil une autre puissance, en même temps qu’un objet qui ne sera plus figuratif” (Deleuze, ouvrage cité).


4 – Entre géométrie et chaos


Grâce à la série des Van Gogh, Bacon va progressivement constituer une voie nouvelle en se démarquant à la fois de la peinture abstraite et de l’expressionnisme abstrait ou de l’art informel.

Selon Deleuze, l’abstraction réduit au minimum le chaos et le manuel. Elle élabore moins un Diagramme qu’un code symbolique. Les formes abstraites appartiennent à un espace purement optique. Elles se distinguent des formes géométriques par la tension exercée par de grandes oppositions formelles. Ainsi chez KANDINSKY, verticale-blanc-activité s’oppose à horizontale-noir-inertie. Une conception du choix binaire se substitue au choix-hasard.

A l’inverse, dans l’expressionnisme abstrait, poursuit le philosophe, le chaos se déploie à l’extrême. Le Diagramme se confond avec la totalité du tableau qui devient tout entier Diagramme. La géométrie optique à la MONDRIAN s’effondre au profit d’une ligne exclusivement manuelle.

La ligne d’un POLLOCK ne fait pas contour, elle ne délimite rien, ni intérieur ni extérieur. Ce trait-ligne et cette tache-couleur vont alors jusqu’au bout de leur fonction, c’est-à-dire, non pas la transformation de la forme , mais une décomposition de la matière qui nous livre ses linéaments et ses granulations. La peinture devient alors en même temps une peinture-catastrophe et une peinture-diagramme.


Chez Bacon, si le Diagramme doit trouver sa place dans la toile, il ne doit pas cependant ronger toute la surface. Il faut qu’il reste opératoire et contrôlé afin de préserver le contour pour qu’une Figure puisse émerger.

Bacon en honorant son maître par cette série de toiles consacrées à lAutoportrait sur la route de Tarascon va amorcer un tournant décisif dans sa démarche artistique en développant une oeuvre personnelle et originale qui constituera sans nul doute l’une des plus remarquables de la deuxième moitié du XXème siècle.


André-Michel BERTHOUX Août 2002

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