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Le problème moral de la souffrance chez Maître Eckhart
mardi 20 décembre 2005 par Marc Foglia

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Maître Eckhart

 

 

 

Marc Foglia : le problème moral de la souffrance chez Maître Eckhart.

 

L’examen philosophique du rôle de la souffrance dans la pensée de Maître Eckhart, nous donne l’occasion de réfléchir sur le problème moral. Cette problématique nous permet de maintenir dans une saine distance par rapport à l’œuvre, puisque le « problème moral » n’est évidemment pas le problème du Maître ; nous ne sommes pourtant pas trop loin de l’œuvre, dont la dimension éthique ou morale tombe souvent sous le sens. 

Prenons La Divine Consolation (on peut se référer à deux traduction : La Divine Consolation, traduit du moyen-haut allemand, présenté et annoté par Wolfgang Wackernagel, Payot, Rivages, 2004 ; Le livre de la consolation divine, in Les Traités, traduction Jeanne Ancelet-Hustache, Le Seuil, 1971, pp.107-154.)

 L’intention du Maître est de « consoler l’homme dans toutes ses tribulations, afflictions et souffrances ».

Première remarque : il semble que ce ne soit pas en souffrant que l’homme se rapproche de Dieu. Pourtant, dit le Maître, il faut se souvenir aussi que « notre souffrance sera changée en joie…En vérité, si j’étais sûr que toutes mes pierres seront transformées en or, plus j’aurais de pierres et plus elles seraient grosses, plus je serais content, et je redemanderais même des pierres et si je le pouvais, j’en amasserais de grosses et en quantité ; et plus j’en aurais et plus elles seraient grosses, plus elles me seraient chères. Voilà qui serait assurément une grande consolation de toute ma souffrance [ 1] . » Si l’on avait la foi, on rechercherait la souffrance, parce que l’on croirait à la transmutation de la souffrance en joie. Le Maître préfère cependant laisser ce discours au conditionnel.

Deuxième remarque : on se rapproche si peu de Dieu par la souffrance, que la souffrance est aux yeux du Maître un indice de notre éloignement par rapport à la Sagesse, à la Vérité et à la Justice. Plus on souffre, et moins on doit estimer que l’on possède ces vertus. Le Maître en arrive à formuler la proposition suivante : « Un homme bon ne doit jamais se plaindre d’un préjudice ni d’une souffrance, mais seulement se plaindre de se plaindre et de trouver encore plainte et souffrance en lui-même » (op.cit., p.121). Le premier geste philosophique du Maître consiste à déplacer le problème moral : le mal n’est pas dans les tribulations ou dans les souffrances, mais dans le fait d’être affecté par ces tribulations, dans le fait de se plaindre que l’on a mal. Le Maître ne se propose pas de dissoudre la souffrance en changeant le monde, mais de faire en sorte que la souffrance n’affecte plus l’âme. Stoïcisme ? Soyons plus précis : ce n’est pas la souffrance qu’il s’agit de faire disparaître, car ce serait naïveté de penser que l’on y parviendra. Ce n’est pas non plus de juste représentation du monde dont il est question, comme chez les Stoïciens. Il faut éviter l’enlisement ordinaire de l’âme dans la souffrance. Il faut reconnaître dans cet effort une intention proprement morale.

 

     « Qu’as-tu mon âme à défaillir ? »

Maître Eckhart donne à l’âme des préceptes pour se consoler. Les préceptes qu’il propose ont une valeur pratique : on doit pouvoir mesurer leur efficacité directement par l’intensité de notre souffrance, ou plutôt par l’intensité avec laquelle on ressent la souffrance, avec laquelle on se dit à soi-même et aux autres que l’on souffre.

Le Maître appelle celui qui souffre à faire une réflexion sur soi, sur la signification de la souffrance. Celle-ci joue le rôle d’un baromètre spirituel de l’âme.

« Si donc je souffre d’un préjudice causé par les choses extérieures, c’est là un signe certain que j’aime les choses extérieures et que j’aime donc en vérité la souffrance et la désolation » (op.cit., p.118)

Voilà donc l’homme en mesure de savoir combien il est sage, combien il est juste, combien il est bon, et combien il est proche de Dieu. Le présupposé de cette herméneutique à laquelle chacun est appelé, le Maître l’énonce clairement en ces termes : « Si tu étais exclusivement formé et engendré par la Justice, en vérité, rien ne pourrait te causer une souffrance, pas plus que la justice ne peut faire souffrir Dieu lui-même. Salomon dit : ‘Rien de tout ce qui peut lui arriver n’afflige le juste.’ » (op.cit., p.116)

 On a là, dans le fait que l’homme juste et Dieu se retrouvent dans la même situation, une raison de penser qu’il est fondamentalement question de morale, et non de foi. La souffrance ne met pas l’homme en relation avec un absolu, mais avec lui-même. Quel est le sens de ce qui m’arrive ?

L’homme juste, comme Dieu, vit dans la Justice ; habité par la Justice, il ne peut être affecté par la souffrance. La vertu de justice réalise le détachement de l’âme par rapport aux tribulations du monde, et la place de manière non volontaire dans l’union à Dieu. « Rien de dissemblable et d’injuste, aucune chose faite ou créée ne pourrait faire souffrir le juste, car tout le créé est loin au-dessous de lui, aussi loin qu’au-dessous de Dieu (…) » (ibid.). En ce sens, l’homme vertueux ne fait plus partie du monde. Si l’on était dans le cadre du traité de L’homme noble, on dirait que l’homme accomplit son être spirituel, rejetant l’homme extérieur et accomplissant « l’homme intérieur ». Mais dans le livre de la Consolation, le Maître rejette l’idée même d’accomplissement moral ou tout simplement d’accomplissement humain. L’homme dépasse ce qu’il y a d’humain en lui : il laisse de côté le créé pour laisser l’Incréé - ici la Justice et la Vérité - œuvrer directement en lui. Il laisse sa condition de fils pour se rapprocher de la condition du Père. Le détachement est le sens que prend alors chez Maître Eckhart la connaissance de Dieu : « C’est pourquoi il faut que l’homme s’applique beaucoup à se détacher de lui-même et de toutes les créatures et ne connaisse d’autre Père que Dieu seul. Ainsi, rien ne peut le faire souffrir ni l’affliger (…). »

Or, rappelons-le, le détachement n’est pas voulu pour lui-même, c’est un effet de la vertu en l’homme. Comme le Maître ne voit pas dans le détachement l’œuvre de la volonté individuelle, mais exige que l’on soit détaché à l’égard de sa volonté propre et du détachement lui-même, il semble que la voie morale ne puisse être une manière efficace de pratiquer le détachement que si l’exercice des vertus morales a le sens de l’humilité parfaite.

Si l’on se réfère maintenant au traité du détachement (Vom Abegescheidenheit) on s’aperçoit que le Maître parle du détachement en le comparant aux vertus morales. Il place le détachement au-dessus des vertus morales : « (…) je ne trouve rien d’autre que le limpide détachement qui tout surpasse, car toutes les vertus ont quelque regard sur les créatures alors que le détachement est dépris de toutes les créatures [2]  ». Le Maître commence par montrer ici que le détachement est au-delà des principales vertus chrétiennes, mais on retrouve la même idée que dans le traité De la consolation : par le détachement, l’homme s’égale à Dieu et reste étranger à toute souffrance :

« Ici tu dois savoir que le juste détachement n’est rien d’autre que le fait que l’esprit se tienne immobile face à toutes vicissitudes d’amour et de souffrance, d’honneur, de honte et d’outrage, qu’une montagne de plomb est immobile sous une brise légère. Ce détachement immobile amène l’homme à la plus grande égalité avec Dieu [ 3] . »

 L’homme détaché se tient au-delà du bien et du mal. Il faut donc penser que le détachement n’est pas une vertu morale, mais qu’il est au-delà de la morale. Le Maître va plus loin que dans le livre de la Consolation, au point qu’il semble se contredire d’un livre à l’autre : dans la Consolation, l’homme qui laisse œuvrer en lui la Justice et la Vérité est réputé imperméable à toute souffrance ; dans le Détachement, l’homme qui pratique les vertus morales, comme la Justice, est déclaré encore sujet à la souffrance. Cependant, au-delà de ces contradictions, la dynamique reste la même. Ce n’est pas une ontologie ou une théologie que le Maître veut établir, et ces traités ne sont pas des traités au sens classique du terme, mais des « instructions spirituelles », destinées à aider le Chrétien à définir la bonne attitude ou la bonne intention.

 

  Même si la problématique morale nécessite quelques aménagements, il semble légitime de poser la question morale chez Maître Eckhart.

  La vie religieuse donne à la souffrance un sens. La vertu souffre de ne pas trouver une matière à sa mesure.

 « Et pour autant que quelque souffrance puisse toucher la vertu, toute sa souffrance et toutes ses plaintes viennent de ce que cette souffrance pour Dieu est trop petite, que l’œuvre extérieure est trop petite pour que l’œuvre intérieure ne puisse pleinement s’y manifester, s’y révéler pleinement et s’y former. En s’exerçant, elle devient forte et en donnant, elle devient riche. Elle ne voudrait pas avoir souffert ni dépassé la souffrance et la peine ; elle veut et voudrait souffrir sans cesse et toujours pour Dieu et pour le bien. Souffrir pour Dieu – et non avoir souffert – est toute sa félicité [4] . »

La souffrance de l’homme religieux est une souffrance positive, consciente, sensée : l’âme souffre de sa distance à Dieu. Dans la mesure où la souffrance atteste de la force du lien entretenu par le pécheur avec Dieu, il semble que l’on puisse cautionner l’idée d’une volonté indirecte de souffrance. La vertu n’est plus étrangère à la souffrance, lorsqu’on envisage la vertu d’un point de vue religieux. En outre, une telle séparation serait contraire à l’Ecriture, puisqu’il est écrit, comme ne manque pas de le rappeler le Maître : « Bienheureux ceux qui souffrent pour la justice. »

Après avoir montré que la vertu est au-delà de la souffrance, le Maître dit : imaginons que la souffrance touche la vertu, alors il faut que le rapport de la souffrance et de la vertu change de sens. La souffrance est acceptable comme souffrance présente lorsqu’elle est souffrance pour Dieu.

« En troisième lieu je dis : que Dieu est avec nous dans la souffrance, cela signifie qu’il souffre lui-même avec nous. Vraiment, celui qui connaît la vérité sait que je dis vrai [5] . »

Le Maître attribue à Dieu une volonté de souffrir, en vue de s’incarner pleinement. Or, si je veux ce que Dieu veut, l’Incarnation dans la condition d’homme, il est logique et juste que je souffre aussi.

« Et pourtant, quand Dieu veut la souffrance, je me plains de souffrir. C’est un grand tort. J’affirme avec assurance que Dieu souffre si volontiers avec nous et pour nous, que quand nous souffrons seulement pour lui, Dieu lui-même souffre sans souffrir. Pour lui, souffrir est si délectable que ce n’est pas une souffrance. C’est pourquoi, si nous sommes dans une juste disposition, la souffrance ne serait pas pour nous une souffrance, ce serait pour nous joie et consolation [6] . »

La présence de Dieu en l’âme transmue le sens de la douleur en douceur. Le Maître rapproche cette transmutation des qualités sensibles avec les effets d’une maladie : « On le voit bien : quand un malade boit un bon vin, il lui semble et il dit que le vin est amer, et c’est vrai, car en apparence (…) En vertu de la douceur divine, tout ce qui vient toucher le cœur de l’être humain n’est alors que pure douceur [7] . »

La souffrance est dissoute dans la douceur divine, qui vient envelopper la vie du croyant : « (…) tout ce que l’on souffre et accomplit pour Dieu s’adoucit dans la douceur divine, avant de parvenir au cœur de l’être humain qui souffre et agit pour Dieu. Telle est la signification du mot « pour Dieu », car rien ne parvient au cœur qu’en ruisselant à travers la douceur divine. C’est là que l’amertume est anéantie et brûlée par le feu ardent de l’amour divin qui entoure et enferme en lui le cœur de l’être bon. »

 Pour le croyant, la souffrance est une manière de se rapprocher de Dieu, de sentir la présence de Dieu. « En vérité, de même que Dieu est vérité, là où je trouve la vérité, je trouve mon Dieu qui est vérité. De même, ni plus ni moins : là où je trouve une pure souffrance pour et en nul autre que Dieu, là je découvre que Dieu est ma souffrance. Celui qui ne comprend pas cela, qu’il accuse mon aveuglement et non pas moi, ni la vérité divine et la gracieuse compassion [8] . »

Dans ces pages d’une beauté saisissante, Maître Eckhart vise à transfigurer la souffrance, au point d’en faire un moyen de s’unir davantage à Dieu. La comparaison des vertus et de la souffrance n’est pas destinée à produire une vérité stable, mais à accompagner un parcours spirituel. S’agit-il seulement de donner un sens à la souffrance ? Il est question de plus que cela : le Maître rappelle que tout mouvement vers l’absolu qui vise autre chose que l’absolu, ou qui passe par des moyens détournés pour l’atteindre, manque évidemment son but. Nous ne pouvons faire du bien et du mal des absolus. Maître Eckhart propose ni plus ni moins que de faire table rase de la morale.

 « Prends une comparaison dans la nature. Si je veux écrire sur une tablette de cire, rien de ce qui se trouve écrit sur la tablette ne saurait être si noble qu’il ne soit obstacle, en sorte que je ne saurais écrire dessus ; et si je veux quand même écrire, il me faut alors effacer et supprimer tout ce qui se trouve sur la tablette (…). De la même manière : si Dieu doit écrire en mon cœur au plus élever de tout, il faut que sorte du cœur tout ce qui peut avoir nom ceci ou cela, et ainsi en va-t-il du cœur détaché [9] . » La métaphore de la tablette de cire nous fait ressaisir le mouvement d’une pensée comme mouvement de l’homme vers l’absolu. La meilleure manière d’être, c’est de n’avoir rien du tout : le mystique n’a pas de morale non plus.

Cette politique de la table rase contient l’exigence religieuse à son plus haut degré, celle qui consiste à soumettre la vie humaine à l’Absolu. Cette exigence est si impérieuse et exclusive, qu’elle conduit à récuser toute intention morale comme inadéquate à son objet et inappropriée à son but. La mystique de Maître Eckhart, pour cette raison de fond, abonde en paradoxes.

 

 

                                                                                              MARC FOGLIA

 

 

 



[1]Rivages, p.52. Le Livre de la divine consolation.

[2] Du détachement, traduction Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Rivages Poche, 1995, p.50

[3] Rivages, p.56.

[4] La Consolation, Rivages, p.64.

[5] La Consolation, Rivages, p.77.

[6] Consolation, Rivages p.78.

[7] Consolation, Rivages, p.79.

[8] Consolation, Rivages, p.81.

[9] Rivages, p.64.



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