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Cavalier seul

Jérôme Garcin, Editions Gallimard, 2005

lundi 20 mars 2006 par Alice Granger

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« Une lumière d’autrefois qui lentement décline » : avec son cheval Eaubac, qui doit être mis prématurément à la retraite, Jérôme Garcin tient en réalité le journal, saisissant de sensibilité, de son évasion hors des douleurs de disparitions plus anciennes. Ce cheval exceptionnel, dont il doit se séparer trop tôt, ne lui a-t-il pas offert le retour d’autrefois, mais cette fois-ci avec la possibilité de jouir jusqu’au bout de chaque instant, de chaque paysage, offerts une deuxième fois, avant de disparaître pour toujours ? Avec cette monture, il revient dans le passé, il se promène, il galope, dans un temps sensible inimaginable de beauté, comme sachant que cette jouissance est un adieu. Eaubac lui permet de vivre un lent adieu. Surtout, de dire adieu à son propre double. Ce ne sera plus pareil. Comme Jérôme Garcin avait un frère jumeau, mort enfant accidentellement, n’était-ce pas particulièrement difficile pour lui de faire la différence entre ce frère jumeau disparu et son propre double en train de vivre son enfance ? Il nous semble voir vivre, dans ce journal équestre, non pas celui qui resterait à jamais en symbiose avec le jumeau disparu, sans vie propre, mais au contraire celui qui réussit à récupérer son enfance singulière, grâce à ce cheval, Eaubac.

Il a deux disparus, Jérôme Garcin, son père mort à cheval donc ayant manqué à lui ouvrir la vie, et son frère jumeau, qui doivent lui rendre si difficile de se repérer dans son histoire comme un enfant bien séparé, unique, singulier. Ce journal d’une évasion à dos de cheval ne nous raconterait-il pas ses retrouvailles avec lui-même enfant, éperdument accroché à sa monture, en train de sentir son propre corps se distinguant du jumeau, cette fois c’est lui, que lui ? « Moi aussi, aujourd’hui, je m’évade. Sans me retourner. ». Ensuite, s’étant par ce cheval littéralement retrouvé comme corps et âme distinct, monter n’est plus aussi vital. En Calabre, « Pour la première fois depuis longtemps, monter ne me manque pas. Mon corps apprend à se reposer, à s’abandonner. Il ne demande plus à s’épuiser en hauteur, à suer dans l’effort, à s’animaliser. »

Les chevaux, de toute façon, l’ont « sauvé du pire ».

Bartabas n’incarnerait-il pas le double retrouvé de Jérôme Garcin, non pas le jumeau, mais lui-même dans l’enfance, et enfin laissé dans ce temps d’enfance ? « Il n’insiste pas, il se retire. Il nous laisse, un peu ridicules... il n’a donc fait que passer, en ombre chinoise. On ignore quand on le reverra...Lui est déjà de l’autre côté du miroir...Il galope dans la nuit. On voudrait tant l’accompagner. » On pourrait dire que Jérôme Garcin, ayant par son cheval récupéré au sens fort et sensible son enfance autrefois volée par un deuil, se laisse alors aller dans la nuit de l’oubli sous les traits de Bartabas, qui n’est pas une réincarnation de son jumeau, mais un double de lui-même enfin arrimé dans le terrain et le paysage de son enfance.

Les retrouvailles sont intenses. « Quand je me promène avec Eaubac, il y a toujours cet instant si mystérieux, si émouvant, si beau, dont le sens m’échappe. On est au pas, tranquilles, heureux. C’est alors qu’il s’arrête. Les rênes sont lâches. Lentement, sa longue encolure s’incurve à l’horizontale et sa tête se tourne vers moi. Ses yeux cherchent les miens. Que me dit-il, que me demande-t-il ? Je ne sais pas. C’est comme s’il voulait s’assurer de ma présence. Ou comme s’il voulait que je m’assure de sa complicité. »

La Normandie, où il fait du cheval, n’est pas le pays où il est né, mais celui de ses regrets. « Certains matins, Eaubac me montre la direction de l’enfance, là-bas, derrière la pointe rocheuse. » Voilà, il récupère avec lui, vraiment, l’enfance qui lui a été tronquée par les disparitions. « Je lui dois mon inépuisable, mon enfantine joie de vivre. »

Eaubac a su guérir en Jérôme Garcin le regret de son enfance. « Intimité folle de nos deux corps soudés par la vitesse... Mystère de ce cheval dont je me sens si proche et qui garde pourtant, au jusant, son impérieuse liberté...Ils incarnent un impossible amour. ». L’impossible amour est ce double de lui-même qu’il peut d’autant mieux enfin laisser dans le pays de l’enfance qu’il l’a follement, réellement, retrouvé en montant Eaubac, avec lequel il a pu aller jusqu’au bout d’une prenante passion pour ce lui-même avec lequel il n’avait peut-être pas pu coïncider. Et il a réussi à ne pas tomber de ce cheval comme son père. Il a retrouvé dans cette monture exceptionnelle le père qui ne tombe pas, celui avec lequel il peut se constituer lui-même comme singulier. Les lecteurs et amis avec lesquels il peut partager sa passion sont autant de figures qui remettent à cheval ce père, par un simple déplacement.

Voilà, c’est un livre d’une grande sensibilité. Dans la solitude et le paysage d’enfance, Jérôme Garcin se rejoint longuement et peut alors se laisser, sevré et tranquille. Il avait sans doute un tel besoin de faire « Cavalier seul » !

Alice Granger Guitard



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