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Mangez-moi

Agnès Desarthe, Editions de l’Olivier, 2006

mercredi 13 septembre 2006 par Alice Granger

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Comme toujours, ce roman d’Agnès Desarthe est brillant. Brillamment « monté », pour livrer un message précis. Langue belle, riche, drôle, sensuelle. Nous avons envie de venir manger dans le restaurant de Myriam, le « Chez moi », sa tarte aux quetsche et aux amandes, sa mousse praline-framboises, sa palette rôtie aux baies de genièvre, ses tapas « petit carré de pain d’épice orné de chèvre et de poire rôtie, foie de volaille au porto sur tranche de pomme de terre et confiture d’oignons, petit rouleau de trévise au miel et au haddock », ses « rouleaux de thon aux câpres, de salade de poivrons sautés à l’ail et de caviar d’aubergine », ses salades géantes « des copeaux, toutes sortes de copeaux, de légumes, de fromages, de fruits, qui se mêlent sans s’écraser, se côtoient sans se nuire », son gâteau aux noix et aux carottes, ses artichauts à l’orange, sa salade de champignons, concombre et mâche dans laquelle le cerfeuil reste entier, son osso-buco, sa soupe avocat-pamplemousse, son thon cru mariné aux cébettes.

Myriam désire se faire manger elle-même, à travers ses recettes qui nous donnent faim. « ...je le regarde et je pense qu’il se nourrit de moi, car, pour ce premier gâteau, pour ce dessert inaugural, j’ai mis tout ce que j’avais, j’ai fait fondre avec patience, j’ai tranché en recueillant le jus... ». Elle, elle a faim de la faim des clients de son restaurant très atypique, qui est aussi son chez elle, puisqu’elle n’a pas les moyens de louer un appartement, elle dort sur la banquette, se lave dans le grand évier, fait sécher son soutien-gorge sur le tuyau du gaz. A travers ses menus, elle se met à la portée des désirs et des moyens de chacun, comme si elle avait le pouvoir de se faire petite, grande, à la manière d’Alice de Lewis Carroll. Elle se fait petite à travers son menu pour enfants de la maternelle auxquels elle ouvre la porte de son « Chez moi », elle se fait bon marché mais néanmoins succulente pour les étudiants fauchés, elle se fait cuisine variée, exotique, mexicaine, orientale, et à emporter pour répondre à la demande de ceux qui veulent manger chez eux sans avoir à faire la cuisine mais désirant qu’on ait des idées pour eux, elle s’adapte au marché réglé par Internet, elle s’agrandit à cause de son succès, bref elle se dispose à l’infini de la faim des autres, et la question pour elle est celle d’arriver à se sevrer de sa propre faim de répondre à la faim après l’avoir quasiment racolée sur le trottoir devant son « Chez moi ». « Ce n’est pas seulement que je m’adapte facilement, c’est que m’adapter m’exalte ». S’installant de manière si précaire, si chaotique, dans ce local, elle s’est mise là où la faim pouvait la trouver, elle qui en avait si faim. Myriam a une telle faim d’être de la nourriture, son ingéniosité est époustouflante pour faire venir l’eau à la bouche, pour aiguiser et surprendre l’appétit. Mangez-moi ! Petits, grands, adolescents, étudiants, amis, membres de la famille, mangez-moi, venez chez moi, j’ai une infinité de bras et de mains pour m’activer à la cuisine, et une imagination folle pour inventer des recettes exploitant les souvenirs, les conseils de la grand-mère, tout un art d’équilibrer les saveurs, les couleurs, et une audace pour associer les ingrédients.

Le restaurant de Myriam s’est fait avec les moyens du bord, du matériel bradé, ou d’occasion, avec de l’imagination, de l’audace, de la débrouillardise, et elle ne craint rien pour le menu qu’elle va proposer et qu’elle va cuisiner elle-même, elle se base sur le savoir-faire d’une mère de famille nombreuse affairée à la cuisine avec des enfants qui braillent entre ses jambes. C’est ça, la base : la mère de famille nombreuse. Mais les enfants de cette mère-là sont les clients du restaurant pas comme les autres, le restaurant « Chez moi » où l’on mange comme chez soi, et où celle qui cuisine est une artiste qui sait répondre avec imagination et audace à la faim qui se présente. D’où une langue riche de saveurs, de matière, d’ingrédients, d’épices, de légumes, de goûts contrastés ou traditionnels, de sauces.

Mais Myriam, l’héroïne du très beau roman d’Agnès Desarthe, n’en est pas arrivée là comme ça. Elle se donne à manger, via le menu atypique de son restaurant, à ceux qui se découvrent une faim de ces mets artistiquement composés, parce que, d’abord, elle s’est en quelque sorte « sabordée » en tant que mère exemplaire, irréprochable. Sinon, jamais elle ne se serait retrouvée à proposer à manger en dehors du cadre familial bien formaté, bien étudié, où elle faisait tout bien, pensait à tout, équilibrait tout, de sorte que son fils, auquel rien ne manquait, intelligent bien sûr puisque si bien éveillé, n’ayant jamais rien à demander à sa mère, le fils attendu d’une mère collant bien aux critères requis, une épouse collant bien à l’image attendue auprès d’un homme solide, carré, et sans surprises, le tout dans le meilleur des mondes.

Myriam est une mère indigne. Elle a détruit toute cette organisation familiale dans laquelle elle fut une épouse irréprochable et une mère qui sait « tout faire comme il faut ». Les clients fauchés du restaurant contrastent totalement avec Hugo, le fils si réussi d’une mère qui a su tout faire comme il faut, comme notre société l’enseigne de plus en plus.

Très vite, au bout de trois jours, à la maternité, Myriam découvre que : « Je l’admire, mais soudain, c’est affreux, comme si quelque chose était cassé. Je ne l’aime plus. Je détourne les yeux. Je me concentre sur le blanc du mur. J’ai dû me tromper. » Mais non. Elle n’aime plus son fils. Comme si, déjà, elle le voyait parfait, dans un « rien ne lui manque », dépourvu de faim, et elle sans faim de cette non faim. « J’ai été punie, moi, la mère du plus beau bébé de l’univers, tout près d’elle, la femme qui a accouché d’une maigre grenouille chevelue. » Ensuite « Je guette l’instant du retour de l’amour. » En vain ! Les autres mères « possèdent le trésor qui m’a été enlevé ». Pourtant, Hugo, le fils, grandit et c’est un enfant que les autres mères lui envient. « Hugo grandit. Il joue avec ses mains. Il tient assis. Il marche à quatre pattes. Il se tient debout. Jamais malade. Il rit. Il rit du matin au soir et, très vite, il parle, fait d’immense phrases de sénateur. Sa beauté augmente aussi...Il ne pleure jamais, même quand il tombe. Il se fait facilement des amis, avec lesquels il est d’une courtoisie exquise, partageant ses boudoirs, prêtant son seau. Il sourit et offre des petits spectacles pour amuser les bébés, alors qu’il n’a lui-même que quatre ans. » Portrait parfait de l’enfant qui a une mère qui sait tout bien faire : le nourrir, l’éveiller, l’éduquer, l’élever. Tout bien. Cette mère si exemplaire, si parfaite, qui se sait l’être, est comme sur pilotage automatique. Elle nous semble obéir aux diktats qui dans notre société formatent la bonne mère. Elle obéit, elle exécute, elle est fiable, elle sans défaillance, sans surprise, bien balisée, et par conséquent, cet automatisme la laisse sur sa faim, elle ne peut aimer le fruit parfait attendu de ce savoir-faire maternel si bien intégré. Elle reste froide, devant son beau fruit, cette mère sur pilotage automatique. « je me demande aujourd’hui dans quel genre de poubelle peut bien se trouver l’amour perdu pour mon fils ». Ce qu’elle donne à son fils, c’est ce qu’elle a, en abondance certes , mais rien que ce qu’elle a. Or, cette femme si sensible, si exigeante et si affamée d’une estime de soi qui ne peut d’aucune manière se satisfaire d’être réduite à un pilotage automatique, sait très précocement que l’amour, ici celui d’une mère, c’est autre chose. L’amour donne surtout ce qu’il n’a pas. Alors, face à ce fils, Myriam va accomplir un immense détour, qui commence par une très curieuse autodestruction, qui évoque si fort le processus d’apoptose qui fait finalement disparaître le placenta. C’est toute l’histoire de ce roman. La mère parfaite, au sommet de son art, chute dans la mère dénaturée, perverse, le haut se change en bas, la très grande devient toute petite, et alors, avec l’idée du restaurant un transfert radical de la figure de la mère s’est enfin opéré, et cette « passion » peut enfin se vivre jusqu’au bout, jusqu’au sevrage : « Ils m’aiment, les gens du quartier. C’est incroyable comme ils m’aiment. Des torrents d’amour se ruent sur moi. On me dit mais comment on ferait si tu n’étais pas là ? Les mères de famille me le disent, les jeunes couples fauchés me le disent. Je rayonne. Je me sens enfin moi-même. Je donne entière satisfaction . Je ruisselle de bonté. Je change le monde. Je le change en un endroit vivable, enfin ! » Voilà, Myriam a déplacé sa « fibre maternelle », et elle a permis aussi aux autres de la déplacer, la faim avec son « Chez moi » peut se satisfaire à l’extérieur de la famille. Myriam n’est plus dans le huis-clos dangereux de la mère parfaite, du père solide et sans surprise, et du fils comme on en rêve qui pousse tout comme c’est prévu. Ainsi, par ce déplacement absolu, qui s’appuie sur le goût de cette femme pour les haut et les bas, qui exploite l’idée de Lewis Carroll faisant grandir et rapetisser Alice par un « Mangez-moi » et un « Buvez-moi », le fils aussi bien que le père sont « délivrés » de cet amour maternel omniprésent et décevant cette mère elle-même par sa perfection. Alors le fils peut retrouver sa mère, à la fin du roman, car la question de la faim se joue dehors, c’est Ben qui va pouvoir l’exploiter, ce jeune homme bizarre et surdoué qui a aidé Myriam à réussir, par ses idées géniales, son esprit des affaires, sa froideur-même, (Ben, comme d’abord Octave, est une autre incarnation du fils Hugo, bien sûr, et, comme dans d’autres romans d’Agnès Desarthe, nous l’imaginons un peu surdoué, comme par hasard il a perdu ses parents, comme Hugo après la séparation des siens, après le bannissement de sa mère par son père, a perdu les siens), et Myriam sevrée de son amour maternel peut enfin partir avec un homme, qui est une récurrence du mari. Dans la construction de départ, Myriam épouse et mère de famille bien comme il faut, famille où tout est à sa place, où elle peut coller non seulement à son mari, Rainer, si stable, si solide, mais aussi à toutes les prescriptions du bien faire, soudain n’a plus faim, ni de son mari, on imagine, ni de ce fils parfait mis sur rails. Ensuite, des tableaux se succèdent, après la chute de cette mère, d’abord dans sa errance Myriam se retrouve dans un cirque, dont les différents membres sont aussi des gens à la vie chaotique qui exploitent là leurs dons, se laissant aller à une vie précaire. La configuration du restaurant, même si cela apparaît précaire, plein d’imagination, de débrouilles, de drôleries et de générosité, accélère vers la conclusion. Et en fin de compte, tout ce roman dont le sujet est l’amour maternel, le « Mangez-moi », aboutit quand même, il faut le souligner, au fait que celui qui en hérite, qui va pouvoir en faire une affaire qui marche très bien, c’est...le fils, sous les traits de Ben...Voici une mère, Myriam, qui s’en va avec son amant, laissant à Ben le restaurant dans lequel la question de la faim, du « Mangez-moi », se joue, et Ben va, froidement (c’est un jeune homme froid, que le sexe n’intéresse pas, en fait on pourrait dire qu’il est dégagé de la chair, et même, osons-le, pour lui la question de la chair de la chair, le fait d’être la chair de la chair de sa mère, ne se pose plus, cela lui a lâché les baskets, alors il se présente comme incroyablement quitte de ça, et cela a beaucoup interloqué Myriam). Mine de rien, cette mère Myriam a réussi à laisser à manger au fils alias Ben...Alors, elle peut s’éloigner avec un homme...Ben ne manquera de rien, avec ce restaurant agrandi et dynamique...La relation incestueuse avec Octave, l’adolescent ami de Hugo, qui avait provoqué le bannissement de la mère par le père, cet Octave autre représentation du fils, mais là se présentant ayant besoin d’elle, suscitant sa chair maternelle, se transforme à la conclusion du roman. Myriam continue à donner à manger au fils, puisqu’elle laisse son restaurant florissant à Ben, mais tout est transféré, déplacé, sublimé, et c’est lui qui a des idées, qui développe et dynamise l’affaire, il a vraiment intériorisé sa mère, il est alors plus efficace qu’elle, plus ingénieux, plus audacieux. Elle peut enfin lâcher prise. Se sevrer. « Mangez-moi » continue par le « Chez-moi » qui appartient à Ben, Myriam s’est coupée de « Chez-moi », mais elle est tranquille, en paix, elle sait où c’est, entre de bonnes mains, Ben la figure filiale adéquate va faire travailler ça à merveille...

Dans ce roman, Agnès Desarthe, avec une précision et une logique remarquables, nous traite le fantasme maternel, qui se dit avec une telle force et une telle détermination par le titre « Mangez-moi », dans sa non disparition, au contraire à la fin il peut dormir tranquille, le fils est à l’abri....et la mère redevient une femme.

Alice Granger Guitard



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Messages

  • "....Et la mère redevient une femme "...et tout perdure dans le meilleur des mondes possible ...et la révolution (l’état naissant de la révolution ) avorte ...car le fils ( on est tranquille ) n’aura jamais faim dans les jupons abandonnés mais florissants de la mère .

    Question : -re/devient-on femme ?

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