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Jugement et imagination chez Montaigne
samedi 6 janvier 2007 par Marc Foglia

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Imagination

Imagination et jugement chez Montaigne

 

 

Les mises en forme de l’expérience sont des modes de formation du jugement. Si Montaigne était empiriste, il accorderait à l’expérience une autorité souveraine. Pourtant, les Essais délivrent un autre message : il faut apprendre à circonscrire et à relativiser le poids de l’expérience présente. Examinons comment c’est possible, en nous interrogeant sur la place de l’imagination.

 

L’une des règles de la bonne conduite du jugement, dans sa confrontation avec l’expérience, c’est de ne pas prendre le particulier donné pour une norme universelle. Pour résister à la tentation d’ériger l’expérience personnelle en norme universelle ou de la nature, il faut chercher d’autres expériences possibles, et à défaut penser seulement que de telles expériences sont possibles. Or, le lien avec d’autres expériences, au-delà de l’expérience personnelle et présente, est tissé par l’imagination.  Grâce à cette dernière, le jugement est capable de mieux juger de la signification de l’expérience qui lui est donnée. Ce que l’on sait par expérience doit rester contingent et relatif :

« Si nous voyons autant du monde comme nous n’en voyons pas, nous apercevrions, comme il est à croire, une perpetuele multiplication et vicissitude de formes[1]. »

Sur cette thématique, Montaigne peut puiser chez Lucrèce et Cicéron. L’exercice de l’imagination consiste à donner à voir tout ce que ne voyons pas, ce qui est possible dans le système stoïcien en raison de l’homogénéité du monde – ce que nous en percevons étant identique à ce qui nous en reste caché. Ce fonds doctrinal est réactualisé au XVI° siècle par la cosmologie. Dans le système de Copernic, que Montaigne connaît et dont il parle dans les Essais[2], la Terre et son orbe ne sont qu’un « point » par rapport à la sphère des fixes, mais un point qui fait partie d’un système homogène. Copernic a agrandi le rayon de l’univers au moins deux mille fois, ce qui diminue d’autant le domaine de ce que l’homme peut atteindre par l’expérience. Montaigne se montre largement favorable à ces conceptions, bien qu’elles soient des « nouveautés » et qu’elles commencent à être rejetées à l’époque[3]. Qu’est-ce qui motive la position favorable de Montaigne aux thèses coperniciennes ? Cette science nouvelle n’est pas davantage fondée sur l’expérience que le précédent système de Ptolémée, mais Copernic a le mérite de relativiser fortement l’importance de la Terre et du monde visible. L’observateur idéal doit se déplacer jusqu’à adopter le point de vue du soleil et comprendre l’harmonie de l’univers. Montaigne pratique lui aussi et fait pratiquer à son lecteur le décentrement, lorsque ce décentrement est une condition pour mieux juger. L’imagination joue ici un rôle essentiel : c’est une imagination rationnelle, puisqu’elle est capable de concevoir un système ordonné.

L’expérience ne suffit pas à former le jugement, et peut même le fausser. L’effort de l’imagination aide par conséquent le jugement à circonscrire le poids de l’expérience présente, et ceci, alors même que l’expérience donne de légitimes leçons. Cet effort a des antécédents philosophiques dans la tradition stoïcienne. Lorsque l'empereur Marc-Aurèle songe aux grands hommes du passé, Hippocrate, Alexandre, Pompée, César, Auguste, Hadrien, Héraclite, Démocrite, Socrate, il s’exclame : "Tous morts depuis longtemps ! Plus rien et nulle part[4] ! » Ce sont des formules qui doivent favoriser le détachement par rapport au présent. Montaigne n’a peut-être pas connu l’œuvre de l’Empereur philosophe, mais par Sénèque, il connaît cet usage éthique que l’on peut faire de l’imagination[5]. L’esprit a la capacité de prendre une distance à l'égard du donné ou d’anticiper ce que l'on trouve dans l'expérience[6].

 

Lorsque Montaigne fait œuvre d’ethnologue avant la lettre, il s’inspire de récits, de ceux de Hérodote, de Pline ou de Jean de Léry. Il n’a pas voulu inventer les différentes coutumes énumérées dans le chapitre I,23[7] ; cependant, le résultat aurait été le même, si cette diversité était simplement imaginée.

"Il ne tombe en l'imagination humaine aucune fantaisie si forcenée, qui ne rencontre l'exemple de quelque usage public[8]."

 Lançons notre imagination à concevoir les coutumes et les mœurs, aussi variées soient-elles : nous trouverons toujours une réalité qui leur corresponde. L’enquête ethnographique vient confirmer la thèse selon laquelle aucune manière de vivre n'est exclue a priori. L'imagination devance ici l'enquête en faisant concevoir d'autres façons de vivre. Toutes ces imaginations sont éthiquement légitimes, dans la mesure où elles peuvent nous conduire à relativiser nos propres manières de vivre et de penser.

 

L'imagination aide à relativiser le donné. C’est, par procuration, une exploration de la diversité humaine. L’imagination joue un rôle décisif dans la critique des préjugés. En prenant appui sur les récits de voyageurs, Montaigne enjoint à l'imagination de se "promener par ces nouveaux exemples[9]", afin de les comparer ensuite avec les coutumes propres. Pour le lecteur qui se promène dans l’espace étroit de sa « librairie », l'imagination se fait le relais ou le substitut du voyage[10]. La leçon vaut aussi sur en matière d'opinions philosophiques : il n’est aucune thèse qui n’ait son correspondant dans la réalité[11]. Nos « communes imaginations[12] » restent le plus souvent bornées au cercle étroit de notre expérience, asservies à la coutume. L’imagination nous aide à adopter des façons de penser autrement[13] ; partenaire de l’effort d'indépendance du jugement, elle contribue puissamment à arracher le masque trompeur de l'habitude. Son exercice systématique, à l'instar de celui qui est proposé dans le chapitre I 23, fait perdre au lecteur ses repères habituels. C’est un exercice est salutaire, dont Montaigne souligne qu’il nous rend capables de mieux "estimer les choses selon leur juste grandeur[14]". Par conséquent, en bonne pédagogie, il faut développer la capacité d’imaginer chez l’enfant[15]. S’il veut apprendre à bien raisonner et surtout à bien juger, il faudra qu’il commence par élargir son champ de référence : à défaut de connaissances, l’imagination le fournira en points de repère. Ce travail combiné de l'imagination et du jugement est l'un des axes directeurs de la formation du gentilhomme, comme le montre une fois de plus l’exemple de Socrate.

 

 L'imagination, qui aide à relativiser le donné et favorise l’exploration de la diversité humaine, joue un rôle décisif dans la formation du jugement chez Montaigne. L’usage relativisant de l’imagination, par lequel on conçoit notre expérience comme une expérience restreinte, doit nous éviter de commettre certaines erreurs d'appréciation

"On demandait à Socrate d'où il était. Il ne répondit pas d'Athènes, mais du monde. Lui, qui avait une imagination plus pleine et plus étendue, embrassait l'univers comme sa ville, jetait ses connaissances, sa société et ses affections à tout le genre humain, non pas comme nous qui ne regardons que nous. Quand les vignes gèlent en mon village, mon prêtre en argumente l'ire de Dieu sur la race humaine, et juge que la pépie en tienne déjà les Cannibales[16]."

 L'imagination de Socrate, qui n’est pourtant jamais sorti d’Athènes, trace de nouveaux horizons, ceux d'une pensée ouverte sur l’extérieur et cosmopolite. La vigueur de l'imagination supplée au voyage, aux rencontres avec les hommes les plus divers qu’un individu plutôt casanier ne peut pas faire. A défaut de voyages et d'expériences lointaines, Socrate accomplit un voyage mental, qui lui permet d'embrasser "l'univers comme sa ville."

 

  L’usage relativisant de l’imagination, par lequel on conçoit notre expérience comme une expérience restreinte, évite au jugement de commettre certaines erreurs d'appréciation : croire par exemple que la colère de Dieu s'abat sur le genre humain lorsque les vignes gèlent aux alentours du village. L'imagination protège le jugement contre ce risque d’erreur, en présentant le référent du monde en son entier. Ce que l’on doit acquérir ici n’est pas un savoir, mais le sens du relatif. La conception du monde dans son immensité et sa diversité, comme repère fourni par l’imagination au jugement, n’est pas vraiment une connaissance. Et pourtant, c’est un outil mental dont on a besoin. Le prêtre du village de Montaigne manque précisément du sens du relatif. Il invoque dans son prêche les Cannibales, preuve que son imagination n'est pas limitée par les bornes du village, mais il reste incapable d’en tirer la bonne leçon. Il ne suffit pas d'imaginer pour assainir le jugement, il faut passer de l’usage généralisant, le plus répandu, à l’usage relativisant de l'imagination. C’est ici que le jugement entre en scène, en venant guider l’imagination. L'usage généralisant donne au particulier la valeur du général, tandis que l'usage relativisant rend au particulier la valeur du particulier. L'imagination vient enrichir le référent du jugement en allant beaucoup plus vite et beaucoup plus loin que ne peut le faire la multiplication naturelle des expériences[17]. L’expérience est court-circuitée.

 

  Montaigne reprend l’exercice spirituel de la contemplation du monde à l’Antiquité, mais sans s'intéresser aux phénomènes naturels comme le faisaient les Stoïciens. Miroir présenté par l'imagination, le monde doit nous rendre capables de mieux "estimer les choses selon leur juste grandeur[18]" et de parvenir à une plus juste appréciation de nous-mêmes. Que l'on compare ce que nous sommes à l'immensité de la nature : nous obtiendrons un certain détachement à l'égard de nos passions et de nos intérêts personnels[19]. L’exercice n’a rien d’une cosmologie, bien qu’il en tire sa matière, c’est un exercice spirituel, qui a pour terme la tranquillité de l’âme. Sans ce "miroir", nous faisons spontanément de notre expérience sensible un absolu. La représentation imaginaire du "monde", par une imagination consciente d’elle-même, de sa propre finalité et de son opération, contrecarre la tendance à croire que le monde que nous voyons est le monde, et les moindres événements des catastrophes majeures pour le genre humain. L'exercice de l'imagination est chez Montaigne l'une des clés de la formation morale du jugement.

 

 L’imagination forme le jugement moral de plusieurs manières. Elle joue le rôle de pédagogue dans l’approche de la mort : la contemplation du monde est une préparation à l'anéantissement de l’individu[20]. Toujours dans cette veine stoïcienne, Montaigne recommande de se préparer continuellement, ce à quoi pourvoit l’imagination.

"N'ayons rien si souvent en teste que la mort. À tous instants representons la à nostre imagination et en tous visages[21]."

  Il faut avoir en tête la finitude de notre condition, afin d'être "toujours bottés et prêt à partir[22]". L'imagination nous présente la mort "en tous visages » et nous fait ainsi accepter notre finitude. Cette capacité de variation sur un thème unique, à l’occasion de chaque événement de la vie, en fait une auxiliaire précieuse du jugement[23]. Pourtant, si l’imagination varie tout autant que la raison, elle n’est pas plus en mesure de nous fournir une règle morale que cette dernière[24]. Sur ce point, il faut remarquer plusieurs différences : la variabilité disqualifie la raison comme autorité morale, puisque nous attendons d’elle une règle sûre. En revanche, elle qualifie l'imagination comme pédagogue de la finitude, capable de s’immiscer dans les moindres détails de la vie. De même, la figure du grand homme vivant dans l'imagination supplante la règle abstraite de la raison :

"Présentez-vous toujours en l'imagination Caton, Phocion et Aristides, en la présence desquels les fols mêmes cacheraient leurs fautes[25]".

 Les exempla contribuent efficacement à l'institution du tribunal moral de la conscience[26]. Leur autorité est plus grande que celle des préceptes[27]. En outre, et c’est sans doute l’essentiel, sous l'effet du pouvoir d'imaginer, l'individu est capable de se penser comme autre : l'imagination me représente à moi-même comme moralement imparfait[28], et m’engage par là dans la recherche de la perfection. L’élan moral n’est pas donné sous la forme d’un concept ou d’une impulsion vitale, mais d’un écart par rapport à soi.

 

Résister à l’évidence de l’expérience présente, à la contrainte que celle-ci exerce sur le jugement, n’est pas une tâche facile. C’est une étape nécessaire, mais jamais acquise de la formation du jugement. En effet, le bon exercice du jugement au sein de l’expérience s'appuie moins sur la notion d'identité à soi que sur la recherche d'un écart par rapport à soi et par rapport à l’expérience – un écart que l'imagination permet d'accomplir. L’imagination aide le jugement en lui donnant les moyens de mieux se régler. Sans elle, la morale se limiterait au respect de ce que nous pouvons vérifier, c’est-à-dire à la révérence envers les règles établies.

 



[1] III,6,908bc. Voir aussi 907b : « En ces vanités mêmes, nous découvrons combien ces siècles étaient fertiles d’autres esprits que ne sont les nôtres » ; I,26,157a : « Mais qui se presente, comme dans un tableau, cette grande image de nosre mere nature en son entiere majesté ; qui lit en son visage une si generale et constante varieté ; qui se remarque là-dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d’une poincte tres delicate : celuy-là seul estime les choses selon leur juste grandeur. »

[2] Apologie, II,12, 570a. Voir Marc Foglia, « Pourquoi Montaigne était-il favorable aux idées de Copernic ? La réception philosophique d’une révolution scientifique à la fin du XVI° siècle », article en ligne sur le site www.e-litterature.net

 

 

[3] Voir II,12,570a : « Ainsi, quand il se presente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en deffier, et de considerer qu’avant qu’elle fut produite sa contraire estoit en vogue (…). » Jean Delumeau, La civilisation de la Renaissance, Arthaud, 1967, pp.503-506. « L’œuvre de Copernic fut assez rapidement connue. On salua le savant polonais du titre de « nouveau Ptolémée », mais on n’acquiesça pas pour autant à son système. Il est symptomatique que Tycho Brahé (1546-1601) qui fut un observateur remarquable, et qui rejeta la conception des orbes solides, ait proposé un troisième système du monde combinant celui de Copernic et celui de Ptolémée. Il fit tourner les planètes autour du Soleil… et le Soleil autour de la Terre. Encore au milieu du XVII° siècle, Pascal déclarait ne pas pouvoir choisir entre les trois systèmes. » 

[4] Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Arléa, 1995, pensées VI,47 ; VII,5. Par ces exercices, "Marc Aurèle s'efforce de se mettre vigoureusement devant les yeux le dogme de l'universelle métamorphose" écrit Pierre Hadot, "les exercices de l'imagination", dans La citadelle intérieure, Fayard, 1992, pp. 62 et sq.

[5] L’œuvre de l’empereur stoïcien fut traduite pour la première fois en latin par Xylander en 1559. Voir Jill Kraye, « « Ethnicorum omnium sanctissimus », Marcus Aurelius and his Meditations from Xylander to Diderot », in Humanism and Early Modern Philosophy, Jill Kraye & M.F. Stone (éd.), London, Routledge, 2000, pp.107-134. « For fifteenth- and sixteenth-century scholars the most important Stoic authors were Seneca and Epictetus (…). The Meditations of Marcus Aurelius are noticeably absent from the Renaissance canon of Stoic authorities. »

[6] "Ce que j'argumente par là, que les productions de ces riches et grandes âmes du temps passé sont bien loing au delà de l'extrême estendue de mon imagination et souhaict. Leurs escris ne me satisfont pas seulement et me remplissent ; mais ils m'estonnent et transissent d'admiration."  Voir Dorothy Polacek, « Montaigne and Imagination : The Dynamics of Power and Control », in Le parcours des Essais, M. Tetel et M. Masters (éd.), pp.135-147.

[7]I,23,112-115ac

[8]I,23, ibid. Sur l’imagination à la Renaissance, voir, entre autres, Gianfrancesco Pico della Mirandola, De Imaginatione, Venise 1501, Strasbourg 1507 ; traduction par Antoine Baïf, Traité de l’Imagination, Paris, Wechel, 1557 ; édition moderne par Harry Caplan, On the Imagination, New Haven, Yale University Press, 1930.

[9]I,23,ibid. Voir Jean-Claude Margolin, Voyager à la Renaissance, actes du colloque de Tours, 10 juin –13 juillet 1983, Centre d’Etudes supérieures de la Renaissance, Maisonneuve et Larose, 1987. On  peut évoquer les navigateurs au long cours, les Colomb, Magellan, Vasco de Gama, Léry, Hudson, et les récits concernant la découverte de terres jusque-là inconnues. Mais il semble que ces récits n’aient eu à l’époque qu’un impact très limité. Les récits de voyage que connaissaient les humanistes ont surtout pour auteurs Homère, Pausanias, Hérodote, Pomponius Mela, Pline, Quinte-Curce, (Histoire d’Alexandre le Grand) Appien, Ptolémée, ou Strabon. Le XVI° siècle voyage surtout par géographes antiques interposés. Ce qui avait été écrit par les Anciens jouissait du prestige de la connaissance, tandis que les récits « merveilleux » des voyageurs au long cours suscitaient la méfiance. Montaigne est l’un des premiers à s’informer d’abord des récits de voyage contemporains et à les prendre au sérieux.

[10] I,26,156a : « En cette practique des hommes, j’entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu’en la mémoire des livres. Il practiquera, par le moyen des histoires, ces grandes ames des meilleurs siecles. ».

[11] C’est en substance la critique de la philosophie dans l’Apologie de Raymond Sebond. Tout, ou presque, a été désigné par les philosophes comme souverain bien : comment croire que l’un de ses déterminations soit sérieuse ? "Il n'est point de combat si violent entre les philosophes, et si aspre, que celuy qui se dresse sur la question du souverain bien de l'homme, duquel, par le calcul de Varro, nasquirent 288 sectes." (II,12,577a) C'est sans doute ce passage de l'Apologie qui a encouragé Pascal à dresser une liste des souverains biens très hétéroclite (voir Pensées L 148 ou B 425).   

[12] I,23, ibid. : "Et les communes imaginations, que nous trouvons en crédit autour de nous, et infuses en notre âme par la semence de nos pères, il semble que ce soient les générales et naturelles. " Les "imaginations" désignent ici les pensées en général.

[13] Ce point nous incite à nuancer certaines critiques adressées à l’humanisme, selon lesquelles les méthodes employées seraient trop souples pour servir d'axe à la réflexion historique. "L'humanisme sert à colorer et à justifier les conceptions de l'homme auxquelles il est bien obligé d'avoir recours" écrit ainsi Michel Foucault, dans Qu'est-ce que les Lumières ? in "Les inédits du Magazine littéraire", Le Magazine littéraire, « Kant », p.70) À un humanisme inconsistant, il faudrait opposer "le principe d'une critique et d'une création permanente de nous-mêmes", principe qui serait apparu avec la conscience historique de l'Aufklärung. L’émergence de la critique nous conduit à réfléchir de plus en plus sur "ce qui nous a constitués comme sujets de ce que nous faisons, pensons et disons" (p.71). Nous pouvons alors "traiter les discours qui articulent ce que nous pensons, disons et faisons comme autant d'événements historiques" - ce qui fait émerger la possibilité d'être et de penser autrement. (…)"(op.cit. p.71) L’exemple montanien prouve que la conscience historique dont Foucault crédite l'Aufklärung existe bien avant le XVIII° siècle. On trouve chez Montaigne non seulement l'idée que le sujet pensant et agissant est le produit de circonstances historiques, mais encore l’idée qu’il ne doit pas accepter d'être asservi à ces conditions. Le point où l'on peut donner raison à Foucault, c'est que l'attitude expérimentale du sujet, présente chez Montaigne, n’est pas orientée vers le changement volontaire et maîtrisé de la société : ce sera l’apport du XVIII° siècle.

[14]I,26,157a

[15]157a : "Nous sommes tous contraints et amoncelés en nous, et avons la vue raccourcie à la longueur de notre nez". Cf. Maria Montessori : « Montrons un globe (...). Il ne sert pas à l'étude de la géométrie, mais il est destiné à stimuler l'imagination, qui travaille en partant du globe" (L'esprit absorbant de l'enfant, Paris, Desclée de Brouwer, 1959, p.52.) L'intelligence de l'homme doit conquérir le monde, ce qui supposer que l'intelligence du petit enfant conquière d’abord son milieu environnant.

[16] I,26,157a

[17] 157a : "Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèce sous un genre, c'est le mirouër où il nous faut regarder pour nous connaître de bon biais" Pascal se souviendra que l'imagination peut nous faire embrasser la terre entière, même si elle ne peut égaler le réel : « Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. (…) Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout le monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. » Pensées, op.cit., L.199-B72.

[18]I,26,157a

[19]I,26,158a : « Tant de remuements d'estat et changements de fortune publique nous instruisent à ne faire pas grand miracle de la nostre."

[20]"Tant de milliasses d'hommes, enterrez avant nous, nous encouragent à ne craindre d'aller trouver si bonne compagnie en l'autre monde." (I,26,158a)

[21]I,20,86a. Au conseil d'"avoir, non seulement en l'imagination, mais continuellement la mort en la bouche", succèdera, dans l'édition posthume de 1595, la résolution de ne plus empoisonner la vie par la pensée de la mort. Voir Jean Salem, Cinq variations sur la sagesse, le plaisir et la mort, Paris, Encre marine, 1999, p.160.

[22] 88a.

[23]Montaigne donne un exemple de ces variations concrètes. I,20,86a : "Au broncher d'un cheval, à la cheute d'une tuille, à la moindre piqeure d'espleingue, remachons soudain : Et bien, quand ce serait la mort mesme ?"

[24] II,12,565a : " cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d'un même subject, c'est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures; il ne reste que la suffisance de le savoir contourner." En faisant attention au lexique, on remarque que Montaigne attribue la variation à la "condition" même de la raison.

[25]I,39,247-248a. Les exempla chez Montaigne renvoient surtout à la lecture des Vies de Plutarque : Les Vies des hommes illustres, grecs et romains, comparées l’une avec l’autre, par Plutarque, translatées de grec en françois, par maistre Jacques Amyot, Paris, M. de Vascosan, 1559. L’exemplum antique est une figure rhétorique, qui appartient à la rhétorique du pathos. Aristote (Rhétorique, I,2) en fait l’un des moyens de la persuasion : c’est l’exemple grec (paradeigma). L’exemplum persuade grâce au prestige de l’Histoire, du passé, des héros. Pour les Grecs et les Romains, il s’agit de prendre à témoin un passé plus glorieux qu’un présent entraîné dans un processus de décadence.

[26] III,2,807b : "J'ay mes loix et ma court pour juger de moy, et m'y adresse plus qu'ailleurs."

[27]I,39, ibid. : "Ils vous contiendront en cette voie de vous contenter de vous-mêmes, de n'emprunter rien que de vous, d'arrêter et fermir votre âme en certaines et limitées cogitations où elle puisse se plaire (...)."

[28]III,2,813b : "J'imagine infinies natures plus hautes et plus reglées que la mienne (…). »



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