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Avant les hommes

Nina Bouraoui, Editions Stock, 2007

lundi 4 juin 2007 par Alice Granger

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L’écriture de Nina Bouraoui semble sans issue. Au commencement il y a une cause qui n’en finit jamais de faire quelque chose au personnage du roman, qui le retient, à laquelle il est relié d’une manière ombilicale. L’écriture n’en finit pas d’aller pomper à cette source inépuisable et obsédante. Une écriture qui ne cesse d’exploiter une addiction fondamentale, et qui n’espère pas tourner la page.

Un fils seul avec sa mère. Bien sûr. Apparemment, la mère, hôtesse de l’air sur les longs courriers, a coupé depuis longtemps le cordon ombilical, elle est absente si souvent, elle habite dans le ciel, et sous d’autres cieux, et lorsqu’elle est là, ne supportant pas la solitude elle invite des amis, elle amène des hommes. Elle a rompu très tôt avec le père de son fils, parce qu’elle ne le trouvait pas assez vivant. Elle est une femme qui ne cesse de désirer un homme qui pourrait envahir sa vie de vie, à la manière...d’un placenta pulsatif l’imbibant de toutes parts, la pénétrant de manière fantastique, l’emportant ailleurs, puissant avion dans le ventre duquel elle irait pour l’éternité ailleurs. Il y a donc le fantasme de cette femme, la mère de Jérémie. Elle dit avoir été mal aimée par sa mère. Alors, nous imaginons que pour elle un homme puissamment vivant est celui qui saurait le mieux réparer cette mère, le mieux lui offrir ce ventre fantasmatique, puissant ventre d’avion l’emportant sous d’autres cieux. Hôtesse de l’air, elle n’en finit pas d’anticiper sur ce qu’elle espère d’un homme. Le père de Jérémie, lui, n’a pas su. Alors, cette femme est une mère qui n’en finit pas d’imbiber, de cerner son fils de la négativité de son désir d’être emportée dans un grand ventre, dans un avion matriciel. Ce fils sent en négatif l’imprégnation monstrueuse de l’engeance matricielle attirant ailleurs. Il n’en finit pas d’être attiré ailleurs, aspiré dans un trou noir, s’abîmant. C’est un fils totalement identifié à sa mère, au désir de sa mère d’être envahie par la puissance circonvenante d’un ventre la propulsant vers d’autres cieux, vers avant, avant les hommes, avant la naissance. En symbiose avec sa mère, gardé au sein de ce désir d’être pénétrée de partout, d’être envahie, d’être explosée, d’être dissoute, lui aussi il désire le contact d’un garçon, en particulier Sami, la peau de Sami, le sexe de Sami, et il aura ce fantasme en présence de chaque homme, même Alex, un copain de sa mère. Pas d’autre désir, pour Jérémie. Que d’être circonvenu, que d’être pénétré, que d’être touché, que d’être saisi, que d’être éclaté. Comme s’il n’en finissait pas de désirer revenir à l’instant de sa conception, c’est-à-dire l’instant où sa mère se serait sentie être tout entière pénétrée, envahie, par l’homme vivant comme elle le désirait, et cet instant là, justement, n’eut pas lieu avec le père de Jérémie. Alors Jérémie n’en finit pas de se tenir dans l’attente d’une fusion sexuelle entre son père et sa mère, celle qui n’eut pas lieu, il n’en finit pas de s’imbiber de l’attente de sa conception au sein de l’union sexuelle de ses parents, et il ne peut s’imbiber que du négatif, que de l’absence de lieu de cet événement. La drogue n’est qu’un misérable succédané, mais c’est mieux que rien pour répondre à son addiction originaire. Il est en abîme par rapport au fantasme de sa mère d’être emportée dans le ventre d’un avion matriciel, le fantasme de sa mère de trouver en un homme la puissance placentaire qu’elle espéra en vain de sa mère. Sa mère est une femme à jamais addicte au ventre de sa mère, et pour elle un homme c’est un phallus avion pourvu d’un ventre à l’intérieur duquel il est possible de revenir à jamais pour revenir avant les hommes, avant la naissance, sous d’autres cieux. Jérémie addict à la drogue, addict à sa mère, addict aux garçons, n’en finit pas d’explorer le fantasme d’une fille de rester dans un ventre maternel qu’elle croit pouvoir réintégrer par un homme vivant, un homme possédant un sexe creux, un sexe matriciel. Face au fantasme inguérissable de cette fille de revenir sous d’autres cieux, l’homme, le père de Jérémie, est impuissant. En même temps, c’est un homme qui ne peut oublier cette femme. Jamais, donc, il ne la met en question. Jamais il ne coupe le cordon ombilical de son amour pour elle. Alors, son fils, Jérémie, puisque déjà son père n’a pas pu, ne peut à son tour se sevrer, se séparer. Même en allant rejoindre son père.

« J’ai fixé le ciel et je me suis dit que l’univers est un trou noir qui nous engloutira tous un jour. »

« J’aimerais me séparer de moi et flotter dans l’eau bleue d’en autre monde. » On ne peut mieux écrire le désir d’un retour au temps fœtal...

Sami, l’ami, a, comme le père pas assez vivant, « disparu dans le trou noir de l’été ».

Peur de vivre de la mère.

« J’ai toujours aimé les hommes, c’était une façon pour moi de me délivrer de ma mère ». En fait, une façon de se délivrer de cette vérité que, malgré, elle, la mère, par son absence et sa peur de vivre, jette au visage de son fils, à savoir qu’il est impossible de réintégrer le ventre, même si l’addiction fait comme si.

Une mère qui remplissait le vide avec des amis, donc qui signifiait à son fils qu’il ne pouvait pas remplir son vide. Alors, lui, il se tournait vers les garçons, eux, et leur corps, et leur sexe, pourraient remplir son vide à lui...

Jérémie avait décidé de s’éloigner de sa mère, c’est-à-dire surtout de cette vérité qu’il ne pouvait pas remplir de vie sa vie à elle, en fumant des sticks de shit. « ...je connaissais la dose suffisante pour la quitter et partir sur un autre continent. » Toujours la métaphore du voyage loin, ailleurs. « Je n’étais plus l’enfant secret, j’étais l’enfant qui s’abîmait ».

Le père aussi rêve que des vagues extérieures viennent lui changer sa vie. Ces vagues venant le lécher, comme une pulsation sanguine placentaire, dessinent une position passive, désir de se laisser faire, de se laisser emporter, entre ces mains de femme ayant le pouvoir de faire revenir avant. Là aussi, il y a côté homme un fantasme qui précipite une femme sur une idée archaïque liée au blanc d’avant, par elle revenir à avant. « Il dit que la mer lui fait aimer la vie parce qu’elle change tous les jours et que c’est comme si ça changeait sa tête à lui ; moi, mes vagues sont chimiques. »

« Je voudrais dire à ma mère que je me sens triste depuis toujours... » « Sami est resté en hiver, nous ne partagerons plus la même saison. Quand je pense à lui, je saute d’un avion sans parachute... ». Sami, comme le père, qui n’aimait pas assez la vie, aux dires de la mère...

Implosion.

« ...ce qui fait de moi le fils de ma mère, s’est dispersé dans les nuages au fur et à mesure de ses départs... »

« Je ne voulais pas entendre son histoire, je ne voulais rien savoir de son Amérique...Je ne voulais pas retomber dans ses bras, je ne voulais pas faire la paix. » Et oui, l’ambiguïté est là. Les garçons sont là pour lui faire éviter l’inceste. Ou bien pour le déplacer... « ...je pars loin dans un monde qui n’existe pas... » « Sans Sami ma maison va s’effondrer, mais les sticks peuvent encore la faire tenir un peu ma maison... »

Peut-être une issue ? « Plus le train avance, plus je mesure la distance entre ma mère et moi, je me sens libre, elle reste loin avec Alex, dans le petit jardin où le soleil éclate. Je lis un livre de poésie, chaque mot est un mot pour moi ; je ne suis pas triste, je me sauve de quelque chose qui commençait à m’ensevelir. » En fin de compte, Jérémie ne peut vraiment sortir de sa mère, être sûr de sa naissance, qu’à partir du moment où un homme tranche l’ambiguïté, le fils ne peut remplacer un homme auprès de sa mère, il n’a jamais pu remplacer son père...Le sevrage semblait jusque-là impossible...L’écriture de Nina Bouraoui excelle à rendre cet impossible, ce sans issue obsédant, cette aspiration à n’en plus finir en-deçà de la vie, cette curiosité incestueuse avide pour l’origine, pour le point de l’impossible fusion entre les deux géniteurs.

Alice Granger Guitard



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