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Seule, une femme

Julia Kristeva, Editions de l’aube, 2007

mardi 24 juillet 2007 par Alice Granger

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Ce recueil d’articles de Julia Kristeva, publiés dans différentes revues, témoignent de cette liberté de pensée d’une femme intellectuelle en train de devenir une institution, nous y entendons le génie féminin dans sa singularité, qui suit son itinéraire en tant que devenue Française depuis plus de quarante ans mais « s’étrangeant » à elle-même, venue d’ailleurs et ne craignant pas nous le sentons « une certaine solitude » faisant écho à « une curieuse solitude »...

La préface de Marie-Christine Navarro est en complicité avec cette œuvre singulière. Complice, par la lecture en écrivant de l’œuvre singulière de chacune de ces génies féminins que sont Arendt, Mélanie Klein, Colette, Julia Kristeva nous invitent à devenir ses complices. Ce qui est au cœur de l’œuvre de Julia Kristeva, qui se dégage de la lecture de ces articles et qui nous apparaît à la base de son choix de devenir psychanalyste à sa manière à elle incomparable, c’est ce qu’elle dit déjà en déclarant très tôt qu’elle est plus scotiste que féministe. Ce moine philosophe Duns Scot (1266-1308) a inventé la notion d’ « ecceitas », ce soin accordé à l’affirmation de la singularité, à la possibilité qu’un « quelconque » devienne « quelqu’un » d’unique, d’incomparable, voire un génie. Advient « quelqu’un » de singulier dans une pluralité de liens incessants. Cette « ecceitas », c’est le « soi », dit Julia Kristeva, et ce moine philosophe inventa donc, en plein Moyen-Age, plus que la subjectivité, cette singularité capable d’un jeu complexe d’intuition et de raison, toujours neuve, se donnant dans l’amour. La phrase de Scot, « j’aime : je veux que tu sois », est à la base de l’aventure de Kristeva psychanalyste, cette phrase devenant : « aimer, c’est vouloir que l’autre soit singulier », « l’amour, autrement dit le transfert/contre-transfert, qui rend possible l’existence de l’autre singulier ». Contre-transfert indispensable, donc, aussi fort que le transfert. Dans cette direction que, à la suite de Scot, elle ne cesse, sans doute depuis toujours, de tracer en nous invitant à la suivre, ou bien en désirant nous y retrouver une à une, elle-même génie incomparable reconnaissant chaque « unique » en en comptant « mile e tre » peut-être en se jumelant avec Don Juan de manière complice, elle révolutionne ce qu’elle nomme la maternité, qui est, dit-elle, sa seule réussite, et nous voulons bien la croire. Dans le respect de la pudeur, on pourrait aussi dire dans le respect du contre-transfert, elle nous chuchote comme un secret, quelque chose d’intime, ce jour où la sage femme la laissa seule, le placenta d’un côté et son corps endolori de l’autre, emportant son enfant juste né, et dès ce jour elle est « entre deux », elle n’a « plus de place ni de vie à moi », « Pour une mère, le bonheur est le rire de sa gloire éclatée que relaie le sourire de son enfant ». C’est d’une autre maternité dont elle parle. Il s’agit de cet amour scotiste, « j’aime : je veux que tu sois ». A la lettre. D’où l’attention de chaque seconde à l’autre juste né, son odeur, ses mots, ses rires, ses pleurs, les moments où il est insupportable et terriblement envahissant, les moments d’inquiétude, sa vie frôlant la mort, le désir de rester séparée. C’est très fort, très précis, cette image de femme au corps endolori, avec le placenta arraché d’elle, ça c’est très très important, elle n’a donc plus de placenta, elle en est coupée, elle en est manquante, donc ses soins de mère à l’enfant séparé d’elle, emporté par la sage-femme (une femme sage ? une femme devenue sage, non perverse, non envahissante, parce qu’ayant admis ne plus être propriétaire d’un placenta ?), seront pour toujours manquants de ce placenta, ne seront jamais une remise dedans. Mais le souci du petit autre dans sa singularité, unicité « reconnue » même à son odeur incomparable, toujours. Cette maternité sublimée est sans doute un parcours de combattante dans notre monde conformiste et consumériste où la science et la techniques étant maîtresses tout semble fait pour que ce « petit » justement, ne manque de rien, soit remis dedans comme si le placenta lui était restitué, alors du point de vue de cette capacité à devenir unique, singulier, à partir de cette séparation rimant avec refoulement originaire dont dans le jeu du contre-transfert la mère se voit « castrée » en tombant dans une tristesse qui ne demande pas de remède, cet enfant est handicapé, tout semble vouloir lui enlever la nécessité de penser, de se débrouiller avec une multitude de liens, déjà ça veut tout lui donner, ça prétend que c’est ça l’amour, alors que l’amour scotiste c’est , « j’aime : je veux que tu sois », ce qui est à des années-lumière !

Julia Kristeva psychanalyste, nous sommes sûres qu’elle écoute chacun, et chacune des « quelqu’uns » s’adressant à elle pour trouver enfin cet « abri » pour leur soi en danger, depuis cette « autre scène » de la maternité, là où placenta et enfant lui sont, séparément, enlevés. Ecouter ce « droit à la tristesse » qu’évoque Kristeva à partir de cette scène, qui est prendre acte de la rupture, de la dépossession, de la perte de la toute-puissance maternelle. Désormais pas toute. Dépourvue de cet organe spécial, le placenta, donc n’étant plus une matrice gardant en son sein. Et toujours cette inquiétude : toi, cet autre qui n’est pas en mon sein, vas-tu vivre ? vas-tu vivre vraiment ? Car il y a, dans ce dehors où mon manque de cet organe spécial t’a précipité, on dirait, la pléthore de choses pour ton bien que la science et la technologie produisent, qui cherchent à handicaper ta capacité à te débrouiller de ta manière singulière, comme si on voulait te faire croire que tu n’as pas perdu cet organe creux te remettant dedans, et moi, cela, ça m’inquiète, je ne suis jamais tranquille. Je vois ça tout le temps autour de toi pour te handicaper, pour te happer dans le meilleur des mondes. Je ne suis pas compatible avec cette façon d’envisager la vie sur terre. Voilà ce que j’entends Kristeva dire. Elle qui « s’étrange » à elle-même comme si, justement, elle ne cessait de se débarrasser, au moment même où la reconnaissance internationale faisant d’elle une institution menaçait encore plus de la maintenir voir la ramener au « sein » d’un certain confort entendu, de cette chose prenant dans les filets de la gloire. Préférant, comme Colette, toujours se retrouver soi-même telle une fleur qui éclôt dans l’aube fraîche et lumineuse d’un monde se renouvelant et non pas dans le confort prévisible sauf à y avoir droit à l’ennui. Et comme Mélanie Klein mettant en lumière cette mère archaïque de laquelle se séparer, ce qui n’est pas forcément à la mode à l’heure de la mère idéale, elle prend soin de la capacité de penser de chacun et de chacune, sur la base de sa capacité de penser sans cesse en éclosion. Comme Arendt, cette « journaliste politique », elle « appelle à une vie politique capable d’assurer l’originalité de chacun dans des lieux de mémoire et de récits destinés aux autres », car chacun ne peut devenir « quelqu’un », quelqu’un d’unique, que dans le « lien », si bien que chaque biographie s’inscrira dans la mémoire de la Cité.

Les trois génies féminins, Arendt, Klein, Colette, que Julia Kristeva, par ses livres, nous a invités à aller rencontrer dans la mémoire de la Cité, d’une part témoignent qu’il n’y a pas des femmes en général, qu’on ne peut pas parler des femmes, à la manière des féministes, mais d’une femme, et d’une femme, et d’une femme, celle-ci, celle-là, et encore celle là-bas, toujours singulière et unique, ceci dans une solitude comme marque de la séparation et comme promesse de l’éclosion. Kristeva tient beaucoup, depuis toujours, elle aussi, à ce « une » et à cette solitude qui s’écrit par son incompatibilité au conformisme, même à n’être pas « branchée, étrangère désirant rester étrangère à elle-même pour mieux toujours se retrouver à chaque commencement. En poursuivant envers et contre tout son itinéraire, qui est unique, traversant les pièges, on l’imagine, de la reconnaissance avec de l’ironie et peut-être un jeu de séduction à l’adresse des hommes et des femmes pour mieux résister elle-même à la séduction d’un se sentir si belle en ce miroir. Comme chacune de ces génies féminins, qui ont exercé sur elle une puissance de séduction, suscitant la lectrice immensément curieuse comme le fut Colette de sa mère Sido l’invitant irrésistiblement à venir de tous ses sens ouverts et en éveil goûter à l’éclosion des fleurs, des choses, dans le jardin de la vie renouvelée, Kristeva en écrivant et en étant psychanalyste nous séduit, elle le fait sciemment, non pas d’une manière perverse ou ambiguë, mais pour nous faire passer, nous chacune des femmes, nous chacun des hommes, par un passage étroit, qu’on pourrait identifier comme celui de la naissance, qui mène à la lumière, à la vie sur terre et avec chaque être singulier, là où puisqu’il s’agit des sens qui dans un temps d’éclosion toujours renouvelé s’ouvrent à un plaisir et à des sensations inconnues, c’est le terrain du sémiotique. Ce sémiotique, ce temps pré-verbal des expériences par les fenêtres que sont les sens aux prises avec des excitations qui se présentent comme inconnues, c’est la preuve que corps et esprit, corps et âme, l’être dans son unicité a changé d’espace, il est « tombé » d’un espace comme une sorte de cocon et son risque d’ennui, de fermeture, d’apathie, d’indolence, de non curiosité, pour advenir, surtout parce que personne n’a cherché à le capturer, dans un espace merveilleusement nouveau, bien sûr inquiétant, « agressif », dérangeant, mais si prometteur si on voit la bouteille à moitié pleine plutôt qu’à demie vide. Avec son investigation déjà ancienne sur le terrain de la sémiotique, Kristeva il y a plus de trente ans annonçait donc une véritable révolution de cette maternité dont elle dit pourtant regretter de l’avoir découverte tard. Depuis toujours sans doute, sinon elle n’aurait jamais choisi une deuxième patrie, elle avait cette intuition d’une maternité différente, une maternité symbolique qui fait qu’une femme n’a pas besoin d’avoir eu des enfants pour savoir d’une manière précise ce que c’est, et en faire l’expérience, y apporter sa pierre unique et singulière, juste à suivre envers et contre tout son propre itinéraire, quitte à être étrangère dans son propre pays...

Donc, chacun des articles de cet ouvrage peut se lire à partir de cette maternité symbolique, celle qui s’invente, et se sent au jour le jour, en s’abandonnant et en abandonnant l’enfant à la vie, en réitérant cet abandon dans le lien avec chaque autre unique et singulier, cette poussée dehors dans la vie et l’entraînement de sportif de haut niveau à penser, en certifiant qu’au commencement, qu’à chaque recommencement, il y a cette séparation, cette sensation de solitude. Cette maternité symbolique se tient dans une attention sensitive et intellectuelle aux manifestations sémiotiques par lesquelles chaque « soi », chaque être singulier, parle par ses sensations, par son corps et son cerveau, son expérience d’éclosion dans la nouveauté que chaque jour offre, que ce soit difficile, douloureux, exaspérant, ou bien agréable, doux, suave, lumineux, musical, agressif, chamboulant, en fonction des climats que les liens ouvrent. Cette spéciale sensibilité à l’autre, par les fenêtres du corps et de l’âme, cette lecture de la chair du monde, se « jumelise » avec une attention d’inspiration maternelle et scotiste à la qualité de vie de cet autre, au climat singulier de l’espace qu’il se reconnaît et qui n’est pas le même que le mien puisque nous ne sommes pas, précisément, sensibles aux mêmes choses, aux mêmes paroles blessantes, aux mêmes plaisirs, aux mêmes boutons floraux prêts à éclore. Sur la base de cette autre maternité, la sexualité ne pourrait-elle pas s’inventer autre aussi, commençant par le malentendu, par la différence sexuelle, pour arriver à une sorte de communauté d’êtres uniques, singuliers, cette aventure à deux jumelant la singularité de l’itinéraire d’une femme devant se détacher de la perte inconsolable de sa mère archaïque en retrouvant une autre mère dans la douceur d’un monde en éclosion, et la singularité de l’itinéraire d’un homme admettant un beau jour qu’il a tout à gagner à échanger la jouissance incestueuse d’une figure maternelle recherchée dans chaque femme forcément pas à la hauteur avec une autre sorte de mère dans la suavité du monde en éclosion qui l’émerveille autant qu’il émerveille sa compagne. Le génie au féminin n’aurait-il pas un formidable défi à jeter en pariant, face au génie masculin, qu’une femme a la capacité de faire ce transfert d’origine entre deux sortes de maternité qui sont...incompatibles ? C’est ce que nous lisons dans les textes et l’itinéraire de Julia Kristeva, non sans en avoir nous-mêmes l’intuition. Et bien sûr, cette fameuse fonction paternelle, dont on dit qu’elle est en grand danger de disparition, ne serait-elle pas l’intuition précise de la possibilité de ce transfert de l’origine, alors pas besoin de faire le père qui assure la mère archaïque, l’aventure de la vie est ailleurs, dans la chair du monde en éclosion. Le père est celui qui n’assure en aucun cas la mère archaïque, celle-ci est tombée en apoptose, partons dans le deuxième pays, la vraie patrie de la naissance.

Alice Granger Guitard



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