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J’ai tant rêvé de toi

Olivier et Patrick POIVRE D’ARVOR, Editions Albin Michel, 2007

mercredi 5 septembre 2007 par Alice Granger

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Encore une fois, c’est étrange, cette écriture gémellaire. Deux prénoms liés au même nom. Bien sûr, cela me rappelle des choses. Et dans ma tête cette si grande certitude d’être unique.

Justement, dans ce beau roman écrit à deux mains, le célèbre prix Nobel, romancier et poète Tchèque Pavel Kampa, icône nationale, s’est littéralement nidé, pour produire son œuvre et se hisser vers les hauteurs de sa notoriété, dans celle de Robert Desnos, dont il a recueilli dans un camp de concentration à la fin de la guerre les derniers instants et le prétendu dernier poème. En vérité, son œuvre est faite des textes inédits de Robert Desnos, qu’il s’est approprié et qu’il a transformés. Il y a donc dans ce roman un personnage qui se nourrit d’un autre personnage, d’un double, une comète encore visible, qui ne reste que par cette sorte de nourriture littéraire qui permet à une œuvre de se développer. Pavel Kampa est accroché de manière hors-la-loi à Robert Desnos, la notoriété de l’un permettant à celle de l’autre de naître et de s’imposer, tout ceci comme si Kampa était le fœtus nidé dans le placenta Desnos, avide de s’en nourrir mais n’ayant jamais reçu l’aval, l’autorisation, le lancement de la filiation, d’où le doute permanent, la fixation, le besoin de vérifier quelque chose de volé en vérité, cette appropriation. Placenta littéraire, qu’on appelle aussi jumeau. Ours dressé vers la comète, ou fœtus attaché à sa matrice. Notoriété de Desnos mort du typhus à la Libération, comme une comète qui est encore visible. Affamé, Kampa, de la certification de sa filiation, et cette faim ne pourra jamais être nourrie.

On imagine ce Pavel Kampa, devenu par son œuvre entièrement accrochée à celle de Desnos une icône nationale, quand même dévoré par le doute insidieux puisqu’il sait l’imposture. Jamais, nous le parions, il ne peut être sûr de l’origine de son œuvre, de la réalité de son identité d’écrivain célèbre. Alors, ne serait-ce pas parce qu’il est éternellement, et aussi en vain, en quête de vérification de cette réalité, qu’il a cette insatiable faim de conquêtes féminines, surtout des jeunes et jolies filles, que sa célébrité, justement, attire à lui si facilement, répondant à son appétit d’ogre...ou de fœtus, au doigt et à l’œil ? Il est très célèbre, il est aussi le spécialiste de Desnos, il attire donc venu à lui une pléthore d’intérêts et de femmes, autant de preuves de la réalité de son existence comme écrivain, mais en même temps le secret de son imposture mine ce succès, sa faim oscille entre la boulimie qui ne rattrape jamais la satiété et l’anorexie qui serait sur le point de rejoindre son inexistence puisqu’il n’a pas d’œuvre vraiment sienne. Il a beau dévorer encore et encore le succès que lui vaut cette œuvre si reconnue, il a beau collectionner les jolies filles, il sait bien que jamais il ne parviendra à sa propre origine comme écrivain, il n’arrivera pas à soi-même parfaitement conçu, il est condamné à une gestation jamais vraiment achevée ni même commencée. Il ne peut jamais rejoindre l’instant de la conception symbolique, l’ours levé n’arrive pas à se lover dans la comète pour faire un œuf, un embryon d’œuvre véritable. L’ours reste dressé et la comète s’échappe, puisque c’est une comète. Le prix Nobel tchèque n’arrive pas, nous l’imaginons, à devenir soi-même, il est toujours à puiser dans une œuvre qui n’est pas la sienne pour que sa propre existence soit fabuleusement reconnue, il a une faim boulimique de cette reconnaissance, ce n’est jamais assez, en même temps il n’arrive pas à avoir de véritable consistance à lui-même puisqu’il sait bien le secret, et si on savait il serait rayé des noms comme s’il n’avait jamais existé en tant que lui-même. Impossible de se détacher de Desnos, de cesser de s’en nourrir, de s’imbiber de son œuvre, sinon il n’existe pas. Lui c’est moi. Imposture possible parce que la comète était juste passée, parce que Desnos était mort, avait laissé des manuscrits écrits en déportation, dont seul Kampa avait connaissance. Ils furent, ces manuscrits, une matrice dans laquelle Kampa s’embryona, il put ainsi se faire un nom, en les exploitant comme étant de sa main. Mais manque irrémédiable d’origine. Desnos ne lui a pas donné l’autorisation d’en faire cet usage, comme un père serait passé dans le fils par ce don, comme la transmission d’un goût pour écrire. Desnos comptait rester Desnos, en confiant ses manuscrits inédits au moment de mourir. Il ne reconnaissait pas à Kampa le droit de les faire siennes, ces œuvres inédites, il n’a pas du tout inséminé un autre écrivain, d’une manière filiale, il n’a pas eu ce désir d’un passage de relais littéraire, il n’a pas déposé en lui une graine. C’est cela qui manque. Rien d’un engendrement. Il y a donc ce Kampa qui a pour lui-même ce doute énorme quant à son existence, sa conception ne peut jamais se certifier, il reste avant. Il a besoin de conquêtes pour tenter, sans fin, de toucher du doigt la comète, mais chaque conquête singulière reste manquée, puisque jamais Kampa ne pourra s’atteindre, ne pourra rejoindre le lieu d’un véritable commencement de lui-même, à cause de l’imposture.

L’histoire qu’il eue avec Agathe Roussel à Prague, en 1968, alors que cette jeune journaliste était venue voir de près l’invasion des chars soviétiques, reste manquée, pour lui l’ours s’est juste une fois de plus, de manière ininscriptible cette fois encore, dressé vers la comète, en sachant qu’il ne l’atteindrait pas, ne cherchant d’ailleurs pas à l’atteindre puisque lui sait le secret, mais se faisant comète lui-même, et les jeunes filles se hissant jusqu’à lui n’arrivant pas à pénétrer en lui, à s’installer dans sa vie. C’est une telle célébrité, ce Kampa, qu’on imagine Agathe Roussel à jamais tendue vers cette comète, à se persuader avoir été pour lui un amour inoubliable, à Prague, et non pas une aventure qui ne s’est même pas inscrite dans la mémoire du prix Nobel.

On imagine Agathe Roussel petit ours tendu vers la comète, se tendant d’autant plus vers elle qu’elle la sait bien hors de portée, ce n’est qu’une comète, jamais il n’y aura pénétration véritable, et la fille née de cette idylle praguoise sans importance pour le célèbre écrivain jamais n’aura, inscrit, de lieu de sa conception, même si toute sa vie elle aura faim d’atteindre cette certitude et ne rejoindra jamais qu’un vide, d’où ne rien manger, pour vraiment coïncider avec cette vérité..

Même si Agathe s’invente cet amour merveilleux à Prague, en 1968, avec le célèbre poète, cette comète, cela n’aura été qu’une aventure sans importance. Sa fille Youki est aussi une sorte d’appropriation, la jeune femme a accompli un forcing, elle a par l’existence de sa fille inventé qu’elle avait été un amour inoubliable pour l’écrivain de Prague, elle n’a pas voulu savoir qu’elle n’avait été, comme les autres sur la liste, qu’une aventure sans nom sur le chemin de la boulimie sexuelle de l’ogre de Prague. L’ours dressé n’avait pas eu le désir d’entrer dans la comète. Ce n’est qu’une comète, forcément impénétrable. La fécondation est impossible, n’est jamais à l’ordre du jour. Même si Agathe fait le forcing, le lieu de la fécondation n’existe pas. La fille Youki sera anorexique. Son corps rejoindra son inexistence, le temps d’avant la conception, là où l’ours reste éternellement dressé vers la comète, sans jamais la pénétrer. C’est ça que signifie ce tatouage que Youki a sur son ventre, autour du nombril. Le même que celui de sa mère. Le poète Kampa l’avait fait tatouer sur le ventre d’Agathe, et Agathe l’avait fait tatouer sur le ventre de sa fille. Mais c’était une première Youki, la femme que Desnos aima follement, qui l’avait autour de son nombril, dessiné par le peintre Foujita, son premier amant. Depuis cette première Youki, il y a cette idée d’une impossible pénétration, d’une non fécondation, inscrite par ce tatouage d’un ours dressé vers une comète. Il y a cette idée d’une femme comète. Plus tard, il y aura la deuxième Youki, une jeune fille comète, dont l’anorexie mimera l’éloignement et la disparition de la comète dans le ciel. Et une sorte d’idéalisation éternelle, en la tenant dans cette si grande distance. C’est ainsi que, lorsqu’elle va à Prague, rencontrant celui qui ne sait pas qu’elle est sa fille, cet ogre va chercher à coucher avec elle, ce qui pour lui reste sans conséquence puisque l’ours jamais n’entre dans la comète, il le sait bien. Du coup, cette fille qui est venue chercher la preuve qu’elle est l’inoubliable comète de son père découvre que non. Aucune fille ne peut être LA comète. Elle ne lui dit pas qu’elle est sa fille. Comme si elle préférait son anorexie... ?

Sur son lit de mort, Agathe révèle à sa fille Youki qui est son père, et raconte leur histoire d’amour inoubliable comme si elle était la comète de son ours bien-aimé à Prague. Là est le malentendu : la comète de Kampa n’est pas une femme, c’est Desnos mort, c’est Desnos dont les manuscrits inédits le nourrissent comme écrivain. Les femmes, et parmi elles Agathe, et tant d’autres, ne sont là que pour vérifier que l’écrivain Kampa a bien une existence, et c’est sans fin cette faim d’ogre. Youki, sa fille, par son silence, ne lui donne pas autre chose à manger. A écrire.

Les frères Poivre D’Arvor écrivent ces pensées qui sont celles de la deuxième Youki, la fille d’Agathe : « Du lien qui a uni Robert à Youki, j’ai souvent pensé qu’il était le plus beau qui puisse rapprocher deux êtres : de l’amour, du plaisir, de l’amour et, surtout, personne, pas même un enfant pour s’interposer ». Et elle, la deuxième Youki, nommée ainsi pour assimiler l’amour de sa mère Agathe et du poète Kampa à celui de Desnos et de la première Youki, avait-elle une chance, en tant qu’enfant, de s’interposer ?

Le roman parle aussi de Fred, médecin gynécologue, amant de Youki, et plus âgé qu’elle. Il veut faire sa vie avec elle, littéralement être dans sa vie, mais est retenu par elle loin, tel un ours dressé vers la comète qu’elle persiste à être jusqu’à la mort avec laquelle elle joue en perdant son sang et par l’anorexie. Nymphomane, elle se fait aussi comète resplendissante pour une série indéfinie d’hommes fascinés par elle, et qui, puisqu’elle n’est qu’une comète qui par définition s’éloigne, n’est pas vraiment pénétrable, sauf à accepter de se sevrer de son image fascinante. Youki au contraire a choisi de s’abîmer dedans, de la manger jusqu’à l’ivresse désincarnée, jusqu’à ne plus avoir de corps, jumelée à la comète dans l’invisibilité de plus en plus jalouse.

Les frères Poivre D’Arvor, dans ce beau roman, sont allés loin.

Alice Granger Guitard



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