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Lettre à Jimmy

Alain Mabanckou, Editions Fayard, 2007

mercredi 12 septembre 2007 par Alice Granger

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Dans cette « Lettre à Jimmy », qui est une lettre fictive à l’écrivain noir américain James Baldwin, on dirait qu’Alain Mabanckou ne vise qu’une chose précise, faire apparaître logiquement une sorte de filiation entre eux. A la fin de la lettre, il nous semble voir Alain Mabanckou s’avancer vers celui qu’il appelle Jimmy, et celui-ci le reconnaît. Mabanckou a choisi de parcourir l’œuvre de Baldwin comme trame matricielle dans laquelle sa propre œuvre a pu se former et prendre des forces. Alors, les voici sur la même longueur d’onde : « C’est aux anciens colonisés d’Afrique noire francophone qu’aujourd’hui tu aurais parlé en particulier, cher Jimmy. Parce que ce sont sans doute les seuls qui, depuis le refrain de la chanson du Grand Kallé, ‘Indépendance cha cha ‘, sont restés sur les quais des gares, bernés, leurrés, à regarder circuler des trains fantômes, criant à la malédiction de Cham. Comment ne succomberaient-ils pas aux sirènes de la ‘concurrence victimaire’ ? ». Voilà : Alain Mabanckou est originaire d’Afrique noire francophone. Comme Jimmy il est venu en France, et il enseigne aux Etats-Unis, et la roue tourne, puisqu’il habite l’ancien appartement d’un Blanc devenu clochard, comme quoi un Blanc aussi peut basculer du mauvais côté sans que personne ne s’en soucie, sauf le regard, justement, de cet auteur qui, à la suite de James Baldwin, a choisi de considérer l’être humain non pas sous l’angle de la victime mais celui de la singularité. Et c’est un portrait singulier que cette lettre dessine de Jimmy, un écrivain noir né à Harlem, bâtard reconnu par un pasteur auquel il doit d’avoir dû très tôt savoir se battre dans des conditions difficiles, parce que ce père-là, coléreux, alcoolique, a toujours manqué pour lui faciliter les choses, au contraire il l’a précipité dans le réel où il a dû même jouer le rôle de chef de famille, coupant le cordon ombilical, imprimant dans le psychisme du futur écrivain une capacité batailleuse, critique, non communautaire, singulière, qui le protégera toujours de l’identification semblant aller de soi avec le discours ambiant victimiste des Noirs Américains au temps de la ségrégation raciale. L’œuvre d’Alain Mabanckou inscrit le rôle de ce père qui fait tout pour précipiter dehors dans le réel très difficile, on pourrait dire sur la terre où vivre, son fils, comme en écho à son statut de bâtard, comme infiniment plus important que son identité de Noir Américain victime de la ségrégation raciale, ce qui situe l’œuvre de Jimmy en rupture avec la littérature d’opposition même si elle démarre dans sa filiation. En même temps, dans ce livre, il y a l’accent mis sur la différence absolue entre le statut des Noirs d’Amérique, par-delà leur quête d’une origine mythique en Afrique, et les Noirs originaires d’Afrique. Ceux d’Amérique n’ont aucun recours contre les actes qui sont perpétrés contre eux au nom de la ségrégation raciale puisque le pays dans lequel ils sont nés ne les reconnaît pas vraiment comme des humains semblables aux Blancs, tandis que ceux d’Afrique sont nés dans des pays qui les reconnaissent comme des leurs, et ils auront toujours une Ambassade qui recevra leur plainte. Bref, le Noir d’Amérique est réellement jeté dehors sans aucune matrice qui resterait éternelle pour les choyer dedans. Dans le réel il doit batailler, et Jimmy a un père adoptif qui va dans ce sens-là, tout en ayant été par ailleurs un bon père, mais on dirait qu’il y avait en lui une sorte de pulsion destructrice commençant par le ravager lui-même, comme si aucun dieu n’était capable d’éviter cette mise dehors irrémédiable, cette disparition d’une matrice, d’un placenta dans lequel s’éterniser. L’épilogue du livre est très intelligent, très fin : il y a un regard qui sait voir qu’un Blanc aussi peut être mis dehors, ou peut se mettre lui-même dehors, pour naître, pour voir la lumière, même à prendre le risque de la marginalité, puisque le discours dominant prône de rester là où tout baigne. Et la remarque du clochard est très ironique, à l’adresse du Noir qui occupe désormais son appartement : c’est le Noir qui est dans le confort, cette chimère.

« C’est à eux que tu t’adresserais, j’en suis sûr. Non pas pour les blâmer, mais pour les regarder en face, droit dans les yeux. Pour leur dire que l’attitude de l’éternelle victime ne pourra plus longtemps les absoudre de leur mollesse, leurs tergiversations. Pour leur dire que leur condition actuelle découle de près ou de loin de leurs propres chimères, de leurs propres égarements et de leur lecture unilatérale de l’histoire. Il n’est pas de pire personnage que celui qui joue le rôle dans lequel on l’attend et qui facilite ainsi l’exploitation de son désespoir même par le plus médiocre des metteurs en scène. Le monde abonde désormais de ce type d’artistes à court d’idées, et il y a bien longtemps que la pitié du Nègre ne mobilise plus l’altruisme. Il ne suffit plus que je me dise Nègre pour que dans la mémoire de l’autre défilent les siècles d’humiliations que les miens ont subies. Il ne suffit plus, cher Jimmy, que je me dise originaire du Sud pour exiger du Nord le devoir d’assistance dans son élan de tiers-mondialiste, car je sais que l’assistance n’est que le prolongement de l’asservissement, et être Noir ne veut plus rien dire, à commencer par les hommes de couleur eux-mêmes. »

Puis Alain Mabanckou cite Frantz Fanon dans « Peau noire, masques blancs » : « Je ne veux pas être victime de la ruse d’un monde noir. Ma vie ne doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs nègres...Je ne suis pas prisonnier de l’histoire...Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée...Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement. »

Bref, Alain Mabanckou exhorte les Noirs, et dans ce sillage chaque minorité, à cesser de se voir comme des indigènes de la République. A cesser du même coup à s’accrocher à une chimère, comme si c’était possible de revenir en arrière, jusque dans un matriciel pays, en déniant toute coupure du cordon ombilical, et en voyant aussi le monde blanc comme une matrice, comme une bulle jamais perdue ce qui arrange bien les fantasmes régressifs de ces minorités pour lesquelles le victimisme fonctionne encore comme un lieu de repli pour avoir des bénéfices secondaires même les plus dérisoires. En vérité, ce qui s’entend dans ce texte fort d’Alain Mabanckou, c’est que chaque être humain est un immigré qui a été mis dehors, et que le regard qui l’accueille sur la terre d’arrivée doit d’abord voir cela. Le clochard joue ce rôle. Il arrive démuni sur la plage de la vie, et c’est le Noir qui est encore au chaud dans l’appartement qui en est témoin...N’est-ce pas difficile pour un Noir, justement, d’inverser sn regard, et voir un Blanc en immigré... ?

Alice Granger Guitard



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