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Le Bal des princes

Nimrod, Editions Actes Sud, 2008

mardi 5 février 2008 par Alice Granger

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A propos de Le Bal des princes, NIMROD
Editions Actes Sud, 2008.

Ce livre de l’écrivain tchadien Nimrod est une suite à son roman « Les jambes d’Alice » (Actes Sud, 2001). Ce précédent roman avait écrit de manière remarquable l’inscription d’une sorte de chaos intérieur en phase avec le chaos extérieur que fut cette guerre civile tchadienne ravageant N’Djamena.

La mélancolie propre aux habitants de Kim, le jeune professeur de littérature en avait pris acte pour lui-même, et l’avait « exploitée » pour se disposer à un changement d’orbite pour vivre sa vie, là-bas à l’horizon, se préparant à révolutionner l’africanité elle-même en subvertissant un point de vue désespérément communautaire et éclaté en multiples ethnies et langues par une mise en orbite singulière envers et contre tout. D’abord, alors que cette mélancolie kimoise le jeune professeur qui avait tout réussi la trouve au cœur de son mariage avec la femme qui était le plus beau parti, voilà que le changement d’orbite s’annonce par sa passion pour une jeune élève sportive, Alice. L’idylle est un rêve fulgurant, vécu à la vitesse de la lumière, dans une sensualité folle, et le réveil de ce rêve est la guerre civile, le chaos. Le professeur s’éloigne d’Alice, il est sans nouvelle de sa femme et sa fille, c’est la déchirure totale, et l’ouverture de l’horizon pour l’exil, la France. C’est de tout son corps sensuel, pour ne pas dire africain, qu’il se sent déraciné, son Afrique matricielle ravagée. Là où la mélancolie avait le désir de tout laisser filer, se perdre, tel ce beau mariage qui a implosé d’ennui et de désir filant vers la ligne de l’horizon très loin dans la plaine, voici que le chaos a tout pris, il ne reste que le manque, que l’abîme, que la déchirure et à l’horizon une autre orbite, qui a pour nom France, pour langue le français, et, pour l’écrivain africain, toute la question du colonialisme, de la domination, et de la liberté de penser merveilleusement découverte.

En un sens, le jeune professeur était parti dans la trouée de l’horizon pour ne jamais renoncer à sa sensualité d’Africain. Son idylle enflammée avec Alice était un sevrage radical par la boulimie sensuelle fulgurante, une traversée du feu à la vitesse de la lumière, un passage du mur du son, pour déboucher sur le manque absolu, sans solution, et avec le désir dans sa nudité. Cet Africain est au plus prêt de comprendre que rester fidèle à la vérité sensuelle de son corps exige un changement d’orbite direction la pensée, et donc une langue autre, ici le français, rendant possible une sorte de transposition, presque de traduction des langues multiples du Tchad dans cette autre langue, en perdant pour ne pas perdre. C’est pour cela que le professeur de littérature n’était pas revenu avec sa femme Maureen et sa fille. Il fallait qu’il aille vers un pays symbolisant la perte, et une langue symbolique.

Dans ce roman, « Le Bal des princes », le jeune professeur de littérature revient d’exil, il arrive dans le village de son aïeule, et s’apprête à revoir sa femme Maureen, et sa fille.

Dès les premières phrases, nous sentons immédiatement que Maureen incarne l’incompréhension africaine par rapport au choix de vie de cet intellectuel africain, qui, pour rester pourtant fidèle à sa sensualité d’Africain qu’il a extrêmement « individualisée » par sa pensée, par l’activité de son cerveau supérieur, comme si pour ce poète corps et âme c’était la seule chose importante, a choisi l’exil, et la langue des « dominants », ayant saisi avec une intelligence fulgurante la chance de mettre fin à cette domination en prenant à ces dominants leur langue, leur culture, leur littérature, pour sauter ailleurs, dans la liberté, et d’abord cette liberté du corps, de l’âme.

Si le professeur de littérature revient, s’il revient vers sa famille, sa femme, son pays, c’est pour apporter ce message, nous le comprenons bien. Et là, sur place, tant face à sa femme, que faisant l’interprète entre la population du sud et le colonel de l’armée, il reste incompris.

Il semble que, sur cette terre toujours menacée par la guerre civile, aucun Africain n’entende encore le message de l’extraordinaire révolution symbolique que le jeune professeur de littérature apporte, de sorte que, dans ce malentendu béant, l’écriture est refoulée vers l’écoute de l’impasse, alors même que cet Africain revenu d’ailleurs est un paradigme vivant de la réussite possible de la sortie vers la liberté en exploitant ce que les colonisateurs n’avaient pas pris garde, dans leurs préjugés immonde à l’égard des populations africaines, qu’ils leur offraient à travers leur langue et leur culture.

Les préjugés des colonisateurs tournaient autour du fait que les Africains étaient incapables de penser comme eux, donc qu’ils ne sauraient pas exploiter, depuis un cerveau supérieur, un cerveau capable de se hisser à un niveau symbolique d’existence, cette culture qu’ils apportaient avec leur langue. Or, voici cet Africain qui démontre le contraire, et, et c’est cela qui est vraiment révolutionnaire et pourrait avoir une portée non seulement subversive, ironique, mais aussi politique, il démontre de tout son corps, de tout son être, et de toute sa pensée que cette langue autre, celle des dominants, permet, par la voie symbolique, de sauvegarder cette sensualité singulière d’un Africain.

Donc, ce roman de Nimrod, à travers le récit de la médiation qu’offre le jeune professeur de littérature entre le colonel de guerre et le chef du village, raconte le malentendu et l’impasse politique qui perdure au Tchad (comme nous le vérifions avec les récents événements tragiques au Tchad ), pays encore retenu dans la queue de comète du colonialisme, comme les autres pays africains. Il faudrait que le message du professeur de littérature, et bien sûr celui de Nimrod, arrive aux princes, et pas seulement aux princes africains. Ce message concerne la capacité libératrice infinie du cerveau supérieur, capacité symbolique, capacité de naître, capacité de sortir, de s’en sortir, capacité de mourir à un passé matriciel, à un dedans.
Le poète Nimrod sait parfaitement que la sensualité indemne de l’Africain, se sentant être là juste pour jouir dans un jour qui brille d’un éclat divin, n’est jamais mieux servie que par le cerveau supérieur, et c’est ça que, paradoxalement, les dominants ont offert à l’Afrique, méconnaissant justement, à ces Africains, leur capacité de penser, de désirer partir vers l’horizon, dans la déchirure et le sevrage. En fin de compte, les princes, ceux d’Occident comme ceux d’Afrique, devraient cesser d’ignorer ce que la colonisation a ignoré qu’elle apportait et ce que les colonisés ont ignoré aussi à part quelques exceptions ouvrant le passage.

Alors, bien sûr, lorsque le professeur revient, après des années d’exil, dans le village de son grand-père, le jour brille d’un éclat divin. C’est très subtil, cette sensation de liberté et des yeux qui s’ouvrent dans un dehors intensément natal. Nous lui imaginons une sensation de nouveau-né ouvrant pour la première fois les yeux sur la lumière du dehors, après avoir passé le mur du son. « J’étais là rien que pour jouir. » Sensation corporelle d’un espace pour vivre, et cerveau qui a acquis la capacité poétique de prise de possession du temps de vivre sur terre, même celle ravagée du Tchad. C’est-à-dire que ce pays peut même être resté dans son impasse post-coloniale, il n’empêche que le professeur de littérature se trouve, lui, dans un autre temps. Nimrod continue : « Dansant dans la lumière, c’était comme si je courais vers Maureen les mains pleines de fleurs. Marguerites chéries, elle vous bouderait, j’en suis sûr. »

Maureen incarne l’Afrique qui, encore, ne sait pas apprécier ce genre de fleurs que le poète, lui, aime d’un amour subtil en même temps qu’incroyablement sensuel, des marguerites, fleurs qui ne poussent pas sur ce sol. Alors, bien sûr, ce sont des fleurs symboliques, des fleurs de la langue française libératrice qui a invité à la suivre pour s’exercer à la capacité pensante et symbolique du cerveau supérieur. Mais Maureen ne saurait comprendre. Mais le Tchad ne saurait comprendre. Mais le pays natal ne saurait comprendre.

Ce que Maureen aime, comme tout le monde désormais, c’est un militaire. Voilà le modèle de virilité. Plus tard, au sud, le professeur de littérature va lui aussi admirer un colonel. Or, ce poète nous raconte entre les lignes une autre façon de batailler, d’être, donc, militaire. Par la langue étrangère qui d’abord représente la déchirure, la perte, le déracinement, ouvrant à l’horizon un autre temps et un ailleurs où aller développer la capacité promise par cette langue, capacité de résistance aussi, et ensuite revenir pour tricoter le tissu de la langue étrangère avec les tissus des dialectes multiples du Tchad.

La langue étrangère a juste inauguré cet accès aux capacités du cerveau pensant, et a donc introduit une subversion inouïe en faisant sentir par l’exercice de cette parole aux Africains que, certes dominés pendant plusieurs siècles, ils ne sont pourtant pas dans leur tête des victimes, puisqu’ils ont acquis cette capacité de penser à la hauteur de celle des dominants d’autrefois, cet Africain étant venu sur la terre des dominants se mesurer à eux sur le même terrain, et faisant la preuve d’être au moins du même niveau.

Nimrod, en plus d’être un écrivain et un poète de grand talent, écrivant de manière sublime, introduit ici un talent politique.

Le poète, même si « On ne trouve ni coins ni recoins fleuris dans le village, pas un bosquet de roses, de lilas. Notre monde en est dépourvu. », est capable d’offrir ces fleurs, ce sont des fleurs de la langue française, c’est faire une fleur incroyable de liberté. Et il évoque la verdure des paysages d’enfance, avant la sécheresse. Mais là, rien à faire, il se sent un nouveau-né nu, devant l’incompréhension de Maureen, qui symbolise celle de son pays.

En somme, cette compréhension ne va pas de soi. Le poète et l’écrivain doivent encore travailler en écriture pour faire entendre la voie de la liberté qu’ils ont découverte. En fait, l’écrivain Nimrod semble nous dire entre les lignes que l’expérience ne peut être une affaire collective, que c’est quelque chose d’absolument singulier. Lui, il en sait long parce que quelque chose de très fort l’a poussé à se mettre en chemin, en voyage, en exil, en bataille de langage. Il ne peut avoir accompli cela au nom de tout le monde. Par contre, par l’écriture, il peut se présenter comme un paradigme puissant incitant à une sorte de communion des saints des élites africaines.

Le jeune professeur avait quitté sa femme, il l’avait trompée avec Alice, il l’avait abandonnée en partant en exil, et pourtant le voici qui veut anoblir Maureen avec sa forfaiture…

Mais « la saison des fleurs est à venir. » Maureen croise le fer avec lui. Rien ne sera facile.

L’écrivain n’a, pour ainsi dire, encore pas livré sa bataille scripturale pour gagner sa guerre, là où elle doit être gagnée. Face à lui « La sécheresse du cœur est impitoyable. » Qu’est-ce qu’une fleur, se demande-t-il ? Et oui, comment cette fleur symbolique peut-elle arriver à sa destinataire ? Il faudrait que cette destinataire elle-même se hisse à ce niveau symbolique. Et, pour commencer, intériorise l’abandon du mari. Il est vraiment parti. Il faut, au commencement, un deuil, un chaos, une destruction, l’écriture de la poussière, intérioriser ce sevrage, et alors seulement Maureen, de même que l ‘Afrique, pourra commencer à recevoir les fleurs de la langue, de la pensée.

Elle ne peut entendre le message du poète qu’à partir de ce chaos originaire. « Maureen n’est pas une femme à qui l’on offre des marguerites. » Maureen lui dit qu’elle ne lui pardonnera jamais. A entendre : ce n’est pas elle qui incarnera la dénégation du déracinement. En revenant, le professeur de littérature le lit sous ses yeux, ce déracinement originaire, et par la bouche de sa femme, il se fait dire qu’il n’y a pas de solution, pas d’espoir. Il fut une époque où cette terre était un Eden, mais maintenant, plus rien.

Evocation de l’éveil à la sensualité, pendant l’enfance, avec ce grand-père qui pinçait le lobe de l’oreille. Et, nous dit le poète, le lobe de l’oreille aussi est une fleur des plus exquises. Et cette mère, dont aucun dominant ne l’a privée de cette sensualité dont son corps, par exemple à travers la danse, témoigne. Il faut juste qu’une parole africaine fasse arriver ce message aux yeux et aux oreilles de l’Occident, déchirant ses préjugés et son mépris.

Dites-le avec des fleurs, dit l’Occident. En somme, le poète doit inventer les fleurs avec lesquelles le dire à son Afrique. Trouver les mots fleurs, les idées fleurs, la langue fleurs. Il faut que la fleur soit celle qui convient. Une fleur royale, le lys, n’est pas à offrir en dehors de sa classe sociale. La fleur de langage doit dire quelque chose. Sinon, c’est la catastrophe. Et Maureen ne veut pas être consolée.

Peut-être s’agit-il d’entendre autrement ce « Dite-le avec des fleurs ! » Tout ce roman, très beau et très intelligent, de Nimrod n’en finit pas de raconter que, finalement, le jeune professeur de français de retour, en apparence, ne peut pas, encore, espérer rester dans son pays. Son amour, son amour pour sa femme et son amour pour son pays, il n’a pas encore de fleurs pour le leur dire. Donc, il se retrouve au sud du pays, dans son pays natal, et là, autour de ce personnage, le colonel, il ne cesse pas de vérifier que ça bataille encore, comme si la bataille décisive n’avait pas eu lieu. Et ce colonel, comme s’il ne se faisait pas d’illusions, semble ne pas s’intéresser à autre chose qu’aux femmes…On dirait qu’il s’agit, pour ce jeune homme mis en place du médiateur, de comprendre que la vraie bataille c’est à lui de la livrer. Bataille décisive de la langue, de la pensée. C’est pour cela qu’il se présente comme un homme certes très sensuel, une sensualité africaine, et en même temps il nous confie que même lors des moments de sexualité les plus intenses, son cerveau est toujours aux commandes, comme si la sensualité elle-même, très loin d’être une histoire instinctive et animale, était une question de cerveau, de pensée, d’intelligence, et de langue.

Si ce n’est pas à Maureen ni à l’Afrique qu’il peut le dire, comme si c’était naturel, avec des fleurs, à qui doit-il donc le dire, en trouvant les fleurs qui conviennent, c’est-à-dire les mots et les pensées et les idées qui conviennent ? Et bien, je dirais que c’est aux nations que cet écrivain africain doit le dire. Il doit trouver les fleurs de langage pour parler aux nations de l’Afrique. Et ainsi il cessera de l’abandonner. Ainsi, Maureen ainsi que son pays n’auront plus l’impression de mourir, de s’abîmer dans la mélancolie, dans l’autodestruction guerre civile dictatures.

Alors, à la fin du roman, le jeune homme va repartir vers l’Europe, vers la France. Et les œuvres de Nimrod sont des fleurs, il nous parle son Afrique avec des fleurs. Il le dit avec des fleurs comme l’Occident lui a appris à le dire avec des fleurs. Ce n’est pas du tout abandonner l’Afrique, en avoir honte, rester du côté des dominés toute sa vie, abandonner la bataille en s’avouant vaincu, non la bataille est celle de ces fleurs de style, fleurs de poésie, fleurs de pensées. Les fleurs sont les phrases pour parler très bien de l’Afrique aux nations. Fleurs de la capacité à penser, dans le sillage des Occidentaux, parmi les élites, faire cette preuve, donc ces fleurs. Et parier alors que Maureen revive, idem l’Afrique. Par les fleurs de langage, dites aux nations, cette Afrique échappe aux discours sur elle toujours arrimés au discours colonialiste.

Le jeune professeur de littérature va retourner à l’Occident, pour le dire avec des fleurs. Après seulement, il pourra rire avec Maureen. Il pourra retrouver cette sensualité africaine apprise avec sa mère. Le père lui-même avait dit à son fils de renouer avec l’étranger. C’est dans la parole qu’une autre Afrique doit naître aux yeux des nations. Ce père regarde loin dans l’avenir.

« Pour être libre, il faut être seul. » C’est ce que se dit le jeune homme. La liberté de penser, donc ces fleurs de la parole et de la pensées dites aux nations se déploie sur un sevrage de la vie envisagée d’une manière domestique dans un couple et son installation dans un pays qui entretiendrait l’illusion d’un bonheur sans histoire. Au contraire, voici une femme africaine qui fait des histoire, qui refuse les fleurs que par sa parole son mari lui offre. A ses yeux, il ne revient pas avec ce qu’il faut comme fleurs adéquates à la situation africaine désastreuse, désertique, chaotique, guerrière. Les fleurs, ce serait celles dites aux nations, et Maureen aurait alors pour y vivre accès à une Afrique qui ne serait plus bafouée, dont avoir honte, dont désespérer. Son mari, par ses paroles et son écriture aux nations offrirait en même temps à Maureen et aux Africains une Afrique dont être fier, une Afrique telle la mère rieuse d’autrefois qui donnait accès à une sensualité sublime à ses enfants.

Le poète, l’Afrique qu’il veut batailler avec des fleurs de langage dites aux nations, c’est comme sa mère sensuelle de retour pour ses enfants d’Afrique. Tout cela dépend de la manière très nouvelle dont il va savoir en parler aux nations. Rompant avec un discours encore trop arrimé dans le sillage post-colonial, voire dans le sillage victimiste. Il y a une autre possibilité ouverte par ce même colonialisme. Possibilité ouverte par leur langue, par leur culture, par leurs intellectuels, par leurs écrivains. Nous aussi, apparemment des dominés, nous y avons accès, personne ne nous l’interdit. C’est juste le préjugé tenace que nous n’en aurions pas la capacité qui nous barre cette voie de la liberté. Mais si, c’est possible. Sur ce terreau poussent les fleurs de langage.

En contemplant la plaine et au loin l’horizon, l’espérance étreint le jeune homme. Il se met en route, il s’arrache. Un élan le soulève. « Ma vie commence sur des rives lointaines, comme ces jacinthes dont les racines caressent en même temps la transparence des eaux et du ciel. J’apprivoise l’horizon . »

Le jeune homme ne veut plus être couvé. Il est temps qu’il s’enfante lui-même, qu’il s’invente. Le colonel, l’homme de guerre qui semble ne rien gagner du tout, annonce la bataille que le jeune doit livrer par les fleurs de langage à inventer. C’est pour cela qu’il a de l’admiration pour cet homme. On dirait qu’il sent en lui l’incitation à batailler. C’est pour cela que c’est un médiateur. La vraie médiation c’est celle qu’il va porter aux yeux des nations, ces fleurs. Dire avec des fleurs son Afrique. Dans le village du sud où le colonel est annoncé, que le jeune homme parle français est très important. Il pourra communiquer avec les soldats, les journalistes, le colonel. Dans un pays aux langues nombreuses. Celui qui parle français pourra peut-être communiquer avec les journalistes, voire les intéresser au vrai visage du Tchad. Le jeune homme qui a vécu en France prend, mine de rien, un relief qui le conduit à être élu comme le médiateur, mais entre les lignes nous lisons que ses paroles, ses fleurs donc, dites aux nations vont aussi transformer la façon dont les journalistes et les télévisions vont voir son pays. Toute une dimension politique s’ouvre là, mine de rien. Responsabilité politique de ces paroles, de cette écriture. C’est justement parce qu’on l’a vu parler de manière amicale à un journaliste que tout le village l’a haussé au rang de médiateur. D’où la dimension politique commençante de cet intellectuel revenu de l’étranger.

Le jeune homme saisit enfin le sens de leur métamorphose, un sens historique. Il comprend le refus sourd des paysans, leur goût de la liberté. « Avec la guerre, le pays s’était perdu de vue. » « Le colonel représente ici et maintenant le porte-drapeau d’une attente où se manifeste notre désir d’être libres de toutes servitudes. » Derrière ce colonel qui incarne leur espoir, nous sentons cet écrivain en train de devenir politique pour le dire avec des fleurs. « Je suis le fils nouveau du village. » Mais la nostalgie fait perdre du temps. Le jeune homme aime caresser les rides des vieux, mais désormais il faut batailler avec un stylo et du papier. Les vieux ont perdu le privilège de les initier. Ces figures paternelles ne peuvent permettre au fils de faire l’économie de sa bataille par la langue d’ailleurs. Plus de père livrant la bataille à sa place…

Le colonel s’aime. Secret de son charisme. L’écrivain : amour de soi. La base d’où partir. Tout le contraire du statut de victime. « Et le colonel ne regardait jamais les gens ; il planait. » Cet amour de soi vient de l’intérieur, de quelque chose d’intériorisé. Il irradie cela. Dans une sorte de solitude. Amour des femmes, volupté de ce bel animal, le lion. Langueur distinguée. Converti à l’islam, il donne à sentir le charme des phrases des sourates. « Nous devenons un peu plus musulman du simple fait de s’en imprégner. Le colonel le sait qui entame son laïus comme s’il nous avait jeté un sort. » Là, il y a de la part de Nimrod comme une allusion à la tentation venue de Libye, rôle musulman dans ces guerres civiles, ces dictateurs. Alors, le colonel dit qu’il est venu apporter au sud la quiétude. C’est tentant…Des bataillons ont bouté hors des murs Hassane-Hissène et Goukouni Oueddeye. « Il y avait une telle euphorie à entendre le colonel. » Guide parfaitement arabophone.

Le colonel incarne l’image victorieuse. Le peuple aime cela. Mais cette admiration a des limites. Le village, frustré de fêtes et de réjouissances, s’est éclaté à danser, chanter. Impératif de retrouver la vraie vie, le vrai visage, le vrai corps du colonel. La mère du jeune homme entre dans la danse, et se donne comme jamais. Luxure sublime. Afrique traversée de la fierté de soi, de l’amour de soi, dans cette danse.

Pour l’instant, le colonel se vautre dans le stupre, et le jeune homme ne peut le trouver chic. Là encore, Nimrod semble nous rappeler que la sensualité la plus sublime est entre les mains du cerveau supérieur, alors que le colonel paraît l’ignorer. En fait, pour le jeune homme, sa remarque est peut-être juste l’indice de la bataille intellectuelle à livrer. L’important, en attendant c’est que ce colonel incarne le non sacrifice de cette sensualité, même si, d’une certaine manière il se trompe de cible…Cette partouze éternelle…Orthance la baiseuse…

Bien sûr « A la sortie de mon entrevue avec le colonel, j’avais compris que celui-ci ne nous sauverait pas du péril nordiste. » Et oui…Toujours un père qui est impuissant à éviter au fils les choses…

On pourrait dire que seule la bataille intellectuelle peut sauver des nordistes…Seule la parole intellectuelle, en le disant avec des fleurs, peut avoir une portée politique ! Si bien qu’à la fin du roman, le colonel fuit le Tchad, non sans laisser une lettre au jeune homme, comme pour lui dire qu’il croit en lui. Des billets d’avion et le séjour en France ont été préparés par le colonel pour ce jeune homme. Là encore, tout pousse ce jeune homme à revenir vers l’Occident, seul espoir de pouvoir redonner vie à son pays. Pouvoir donné à cette parole ! Pouvoir de faire revivre comme jamais ! Et sur le terrain-même du dominants. Mais pas, évidemment, en se présentant comme victime ! « Comment renaître à la même enfance, mes congénères et moi ? Je n’ai pas de réponse. » « Nous ne sommes plus sûrs d’habiter nos terroirs. » « Le temps vient où les solidarités ethniques ne suffiront plus. Il nous faudra réinventer tout autant nos acquis que nos réseaux d’amitié. »

« Et si nos préventions venaient de nos appartenances linguistique, en dépit du français, notre langue d’échange ? » Comme si restait encore à entendre la subversion de la liberté apportée par la langue française, restée occultée jusque-là par l’idéologie coloniale et post-coloniale ? « …jadis , les colonialistes avaient ridiculisé nos langues. » Mais sur la base de ce désastre, possibilité de s’ouvrir l’ailleurs, les échanges, les ensemencements, les débats, les batailles. Faire la preuve que chaque Africain a la même capacité intellectuelle qu’un Blanc.

Voici Nimrod, un poète et un écrivain auquel le bal des princes ouvre sans nul doute ses portes…

Alice Granger Guitard



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