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La Nouvelle Chose française

Nimrod, Editions Actes Sud, 2008

jeudi 7 février 2008 par Alice Granger

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A propos de La Nouvelle chose française
Nimrod. Actes Sud, 2008.

En écrivant, l’écrivain tchadien Nimrod milite pour une écriture décolonisée. Plus je le lis plus je me rends compte à quel point inédit Nimrod révolutionne la lecture du passé colonial, et ce faisant à quel point il ouvre l’horizon sur la liberté, qui est d’abord liberté de penser, en échappant à la chape des préjugés, ceux des dominants comme ceux des dominés.

Nimrod inaugure son livre par une citation de Senghor : « Les Français ont derrière eux une histoire ‘coloniale’ et les hommes d’outre-mer, une histoire française. » Voilà. En somme, Nimrod propose de partir de cette configuration restée bloquée, non entendue, non lue, non exploitée. Configuration qu’il ne s’agit nullement de dénier. Les Français sont vraiment venus coloniser l’Afrique. Et les hommes d’outre-mer ont vraiment eu des Français les colonisant. Mais que signifie « coloniser » ? En lisant Nimrod, ce qu’on entend entre les lignes, c’est que très peu de gens, parmi les Africains comme parmi les Français, ont vraiment pris la mesure de ce que cela impliquait comme conséquences, ceci au nom de préjugés toujours aussi tenaces. Et alors même que l’écrivain et poète Nimrod est l’incarnation, de tout son art de la langue, de l’exploitation intellectuelle aussi bien que sensuelle qu’un Africain ne cédant jamais sur sa singularité peut faire de cette « colonisation », qu’il faudrait réussir à entendre comme un ensemencement, comme une transmission symbolique révolutionnaire.

Nimrod s’était violemment cabré en entendant un vieux monsieur français lui dire qu’il n’était pas un écrivain africain, que même son nom, Nimrod, n’était pas africain. C’est pour réagir à ces paroles pleines de préjugés colonialistes qu’il a fait ce livre, pour une écriture décolonisée. ( Paroles du vieux monsieur qui prétend bien connaître l’Afrique : « …votre père, embrigadé par ces missionnaires américains, est allé évangéliser dans les îles du lac Tchad…De son temps, une pareille action était possible. Aujourd’hui, il se ferait déchirer en morceaux par les musulmans. Car les missionnaires américains vous ont fanatisés, ils vous ont appris à lire la Bible et, à l’arrivée, vous n’êtes plus des Africains, vous n’êtes rien du tout…Je ne dis pas ça pour vous humilier, je ne fais que rétablir la stricte vérité : il n’y a rien d’africain en vous. »

Mais là, que veut dire « africain » ? Selon les préjugés du vieux monsieur, l’Africain est un bon sauvage qu’on voit au sein de sa matrice l’Afrique, et que rien d’autre ne viendrait féconder, ensemencer, ce qui introduirait un tout autre sens du verbe « coloniser ». Le vieux monsieur, qui incarne l’humiliante position néo-coloniale, en fait imagine l’Afrique fermée sur elle-même, qui ne serait pas ouverte à des influences venues d’ailleurs l’enrichir. Il l’imagine dans une sorte de plénitude sauvage, d’autosuffisance, un peu dans la logique…de l’islam ! Il se refuse à admettre une Afrique qui, au contraire, s’ouvrit à des missionnaires soi-disant fanatiques et se laissa ensemencer, féconder, subvertir, par leur Livre ! Le vieux monsieur projette sur l’Afrique sa propre fermeture de Français qui ne se laisse pas ensemencer, transmettre, des influences autres. Lui, Français, ne se laisse pas « coloniser » par des œuvres, des paroles, des pensées, des cultures étrangères non occidentales. C’est ça la question. Le problème de la colonisation entendue de manière archaïque, grossière, humiliante, c’est une sorte de blocage paranoïaque féroce : l’influence autre, la pensée autre, la culture autre, la complexité dérangeante, sont vécues comme une attaque violente de la plénitude intérieure considérée comme la chose à sauvegarder à tout prix. Et lorsque les colons vont coloniser l’Afrique, c’est pour conforter encore plus cette plénitude intérieure comme un ventre éternel, ce n’est évidemment pas pour apporter la culture à ces Africains, lesquels ne désireraient du reste pas non plus sortir de leur propre plénitude…Pour rester dans son fantasme de plénitude tel un fœtus imbibé de ses certitudes, le colonisateur projette sur le colonisé, en bon parano, le même fantasme de plénitude. Ce sont de bons sauvages, et nous sommes une race supérieure. Chacun dans son identité. La race supérieure des dominants, des colonisateurs, jamais n’admettrait être colonisable, par une culture autre dans tout son relief et qui l’enrichirait. Alors, cette supposée race supérieure n’a pas non plus la capacité d’admettre que la race supposée inférieure est, elle, ouverte à cet ensemencement, à cette transmission symbolique qui porte à ajouter sa propre œuvre à celle reçue pour la transmettre à son tour.

L’ambiguïté humiliante vient donc du fait que cette colonisation n’a jamais été à la hauteur de son œuvre symbolique. La véritable colonisation est un acte de transmission, transmission de culture, de pensée complexe, de parole. Ceci dans un contexte de désir d’ouverture au besoin à mettre en écriture, avec un regard se portant loin à l’horizon à espérer un ailleurs qui viendra refleurir, avec des fleurs d’autres contrées, des fleurs symboliques, sa propre terre désertifiée par la mélancolie qui sourd du sentiment chronique de fermeture. Les colonisateurs sont allés outre-mer chercher matière à consolider leur fantasme de plénitude fermée sur elle-même, leur identité prétendue supérieure, paradoxalement ils ne sont en rien allés faire œuvre de colonisation au sens d’ensemencement, de transmission symbolique, d’enrichissement par de l’altérité. Les colonisateurs étaient stériles, ils étaient partis sans semence, et sans désir pour cette Afrique censée elle-même être sans désir de recevoir, sans disposition pour la nidation d’un être nouveau hybride de culture.

Les missionnaires d’Amérique, protestants ou catholiques, sont venus, eux, vraiment ensemencer. Donc, ils ont aussi admis la capacité de recevoir la transmission autre venue d’ailleurs des Africains. Tout à fait ouverts, réceptifs, « colonisables » par quelque chose d’étranger, une autre culture, une autre langue. Une capacité à recevoir. Donc, une aptitude à la transmission symbolique. A être fécondés par d’autres pensées, d’autres cultures, d’autres idées. A quoi répond, bien sûr, l’aptitude à transmettre à leur tour. La transmission symbolique étant une sorte de course de relais, de passage de témoin : se tourner vers le ciel arrière afin de recevoir de main à main, de cerveau à cerveau, de pensée à pensée, poursuivre la course, le travail de la pensée, la bataille singulière, afin d’ajouter son propre chapitre unique à l’œuvre commune, et la tendre au suivant se disposant à recevoir, ainsi de suite. La disposition pour recevoir étant bien sûr le contraire du fantasme paralysant de plénitude. C’est le statut d’exilé qui sculpte le corps et l’âme dans le désir de recevoir, telle une page blanche, un désert et à l’horizon d’une grande plaine l’ailleurs qui est promis. La lecture reçue se poursuivant avec l’écriture qui porte plus avant la course symbolique de passage de relais, ceci sans s’arrêter aux frontières, aux prétendues races, aux identités.

C’est pour cela que le père de Nimrod, pasteur protestant, a tellement conduit son fils à se disposer à l’horizon prometteur lointain au bout de la plaine se désertifiant. La fonction père n’était pas de protéger son fils de tous les risques sur la terre d’enfance, cela le fils l’a bien compris, son père jamais ne lui économisa les risques approchés de si près, mais de lui indiquer la ligne d’horizon d’où ça vient, l’ensemencement fécond qui, seul, nourrira une écriture décolonisée. Le père lui-même avait fait la preuve pour lui-même à quel point la parole des missionnaires, véritablement colonisatrice, l’avait libéré, par l’acte de transmission. Ce père, depuis toujours, avait convaincu son fils qu’il ne s’agissait pas de se complaire dans une sorte de pureté originelle fermée sur elle-même. La mère elle-même laissait son fils marcher seul devant elle. Sans doute dans les pas du père, vers la ligne d’horizon. Nimrod dit qu’il écrit sur une terre d’exil. C’est la même chose que de dire qu’il a, depuis fort longtemps, fait le deuil du fantasme de plénitude. Le lieu originaire a été dévasté par la désertification, par la mélancolie qui est sensation qu’à l’intérieur la nourriture a filé, par le refoulement. Il ne restait qu’à se disposer à recevoir la transmission, celle qui fut inaugurée par les missionnaires, les vrais « colonisateurs » ayant eu foi en les capacités réceptives des « colonisés ». Toute la question d’une capacité de lecture d’œuvres étrangères de la part de « colonisés » ouverts au désir de « colonisateurs » de laisser leurs œuvres être vraiment lues, voire être incorporées, pour ensuite une prise de relais par les œuvres des « colonisés » engrossés se mettant à tricoter leur écriture avec celle reçue. Lecture, écriture. Paradigme de Nimrod pour cela : son père. Et le nom Nimrod : cette capacité d’ouverture à une Babel de langues, de pensées, d’œuvres, d’idées, dépassant les races, les frontières, les cultures. Nimrod : ouverture infinie aux influences symboliques qui ensemencent. Nimrod : pour écrire dans une écriture décolonisée, se laisser d’abord « coloniser » à l’infini. A partir de cet ensemencement qui est infini, comme une nourriture intellectuelle qui ne manque jamais pour susciter l’entraînement intellectuel de sportif de haut niveau, écrire, c’est-à-dire prendre sa responsabilité afin de porter le témoin beaucoup plus loin, là où une main nouvelle, voire une infinité de mains, s’ouvriront pour le recevoir, et ainsi de suite. Le nom Nimrod, c’est quelque chose ! On a toujours imaginé le sens du mot « colonisation » amalgamé à une fantasmatique fœtale, quelque chose de vampirique, de ravageur, alors que c’est le contraire ! Nimrod en fait la preuve !

C’est dans une confrontation paradigmatique avec son propre père le tournant vers cet horizon se déchirant sur un ailleurs qui ensemence, colonisateur, que Nimrod fait une lecture extraordinaire de l’œuvre d’Alain Mabanckou, soulignant que « ‘Verre cassé’ est en fait le champ où opère une conscience masculine en quête du père. Je veux dire : la mère est au centre du récit, mais celle-ci, pour un garçon, ne sera jamais que la force domestique à laquelle l’enfant jure une fidélité éternelle tout en courant le monde. » Savoir rire du malheur, pour s’ouvrir autre chose. A chaque virgule du livre de Mabanckou, « nous sommes assurés de toucher simultanément à l’Afrique profonde et à l’homme, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne. » Boire au goulot comme l’alcoolique la plénitude maternelle, pour casser le verre de mélancolie, pour dévaster la matrice, et s’ouvrir réceptif à l’ensemencement par l’ailleurs, quelque chose de divin, jouir de cette ouverture féconde comme jouir du divin. Il n’y a pas que la mère qui se fait ensemencer, qui aurait ce monopole, au contraire en faisant le deuil de cette mère matricielle, admettre qu’on est soi-même dans l’ouverture du désir dans l’état d’être fécondé, d’être colonisé, afin que ces influences symboliques hétérogènes viennent se tricoter avec ce que fidèlement nous gardons, afin d’en faire une œuvre nouvelle, une écriture décolonisée. En fin de compte, il n’y a que l’influence maternelle qui est un fantasme de colonisation éternelle, ce à quoi, pour naître, pour se séparer, le fœtus finit par résister jusqu’à la déchirure à l’horizon.

Le français n’est la langue maternelle de personne, écrit Nimrod. Et oui ! La langue, c’est toujours quelque chose qui appartient au symbolique, alors, même si c’est la mère qui parle, la langue n’est jamais maternelle, elle est toujours de l’ordre d’une transmission symbolique qui ne s’accomplit que sur la base de la coupure du cordon ombilical, que sur un deuil, une désertification, de la plénitude originaire. L’enfant, tout en jurant une fidélité éternelle à sa mère, qui est plutôt une fidélité à une sensualité qui singularise le corps, se tourne vers ailleurs, ayant cassé son verre, l’ayant bu jusqu’à ce que la soif le tourne vers ailleurs.

La guerre de la langue a lieu tous les jours, écrit Nimrod. Oui ! Et la littérature « dès le début, a été pour les écrivains africains un instrument de libération. » Elle invente son monde, elle enjambe les classes sociales. Nimrod entretient avec le français une relation passionnée. « Ecrire est un acte d’amour. » Fécond ! « La langue est une question politique. » Oh ! combien ! « Ecrire, ce n’est pas se ‘materner’, au contraire. Ecrire impose un arrachement de tout l’être. » C’est d’une précision !

« De temps en temps, au cœur du français que j’écris se fait entendre une langue inaudible et mystérieuse. Je ne saurais l’apparenter à aucune des langues que je parle. Par là, je comprends que j’ai touché à une manière de dire qui contredit au sens qui devrait la rendre transparente. » Il se décolonise de cette langue ? Rythme colonisation/décolonisation, temps d’ensemencement/temps d’abandon des graines et des fruits ?

L’écrivain français qui a la fibre politique, pour Nimrod, s’illustre toujours comme un franc-tireur pour qui la liberté importe plus que tout le reste. « En vérité, l’écrivain est l’indépendance incarnée. » « Je ne possède en propre que le français que j’écris. Nul ne me dictera ce que je dois en penser. » C’est la France « qui nous a appris à penser contre nous-mêmes. »

Dans ce livre, Nimrod analyse la jeune littérature africaine d’expression française. Il écrit que la littérature nous transforme, quel que soit notre sexe. La grande idée, c’est que cette capacité à se laisser féconder par du symbolique subvertit absolument cette croyance que seule les femmes, les mères, seraient fécondables, pourvues de matrices férocement attachées à leur fonction…Or, chaque humain, en s’arrachant à la mère comme à une terre maternelle, se découvre fécondable symboliquement, c’est-à-dire colonisable, se décolonisant dans le même rythme de passage de témoin par l’acte d’écrire libérateur, jeter dehors la semence qui a mûri en soi.
« Nous sommes des ‘transfrontaliers’. Il est temps d’assumer pleinement cette donne. » « Nous sommes d’ailleurs. Nous formons aujourd’hui une ‘communauté introuvable’. »

Il faut lire Nimrod ! La portée politique de son œuvre ! Avec lui, la notion de colonisation n’a plus de connotation humiliante. La colonisation ne fut jamais une colonisation symbolique, c’est-à-dire un partage, une transmission entre fidélité et altération par la création. C’était bien ça qui était barbare ! L’amour de Nimrod pour la langue française, et son style aristocratique, disent un ensemencement de très haut niveau !

Alice Granger Guitard



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Messages

  • Voilà qui me donne envie de lire Nimrod. J’avais déjà apprécié chez Kourouma(En attendant le vote des bêtes sauvages...) une liberté critique qui ne ménageait pas plus les potentats africains d’aujourd’hui que les colonialistes d’hier et une écriture inventive animée par la verve du griot comme par la lecture de Céline. Je m’étais dit, en lisant Kourouma, que nous avions à digérernos défaites coloniales comme Kourouma digérait domination et débâcle coloniales... Il y a encore dans le monde occidental bien des vieux qui font de l’identité une substance donnée une fois pour toutes alors qu’elle se faconne -individuellement et/ou collectivement - à travers le temps, qu’elle est un produit de l’histoire vécue.

    Merci, Alice Granger, d’attirer si bien l’attention sur cette littérature qui concerne justement le devenir de notre identité.

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