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Les règles de l’art

à propos de "L’éducation sentimentale" - Flaubert par Bourdieu

samedi 29 janvier 2005 par Berthoux André-Michel

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Dans L’Education sentimentale, Mlle Vatnaz, la féministe engagée, est l’opposée pourrait-on dire de Rosanette qui elle pense que « les femmes étaient nées exclusivement pour l’amour ou pour élever des enfants, pour tenir un ménage ». Flaubert ne parle pas à travers les propos de la Vatnaz tout comme il ne le fait pas à travers ceux de Rosanette. En fait ces deux personnages, souvent considérés comme mineurs comparativement à Mme Arnoux ou Mme Dambreuse, ont une importance capitale dans le roman puisque Mlle Vatnaz par ses opinions affirmées encourage Frédéric à se présenter aux élections et Rosanette lui offre elle son plus beau moment de bonheur (du moins le ressent-on comme çà) lorsqu’ils partent tous les deux en promenade durant quelques jours hors de Paris ensanglanté par la révolution. Mais on sait que Frédéric est un velléitaire, incapable de choisir. Il renoncera au combat politique et rompra avec la mère de son enfant [1]. Les personnages de l’Education sentimentale répondent à ce type de caractérisation antinomique afin de mieux mettre en évidence les multiples indécisions du personnage principal. J’allais dire que Flaubert tient tous les discours à la fois sans pouvoir choisir lui-même ; c’est ce qui fait que ce roman si extraordinaire ouvre la voie entre autre à Proust.

Dans son ouvrage consacré à Flaubert, Les règles de l’art, Pierre Bourdieu analyse le processus créatif de l’auteur (extrait du prologue “Flaubert analyste de Flaubert”) :
« A travers le personnage de Frédéric et la description de sa position dans l’espace social, Flaubert livre la formule génératrice qui est au principe de sa propre création romanesque : la relation de double refus des positions opposées dans les différents espaces sociaux et des prises de position correspondantes qui est au fondement d’une relation de distance objectivante à l’égard du monde social. “Frédéric, pris entre deux masses profondes, ne bougeait pas, fasciné d’ailleurs et s’amusant extrêmement. Les blessés qui tombaient, les morts étendus n’avaient pas l’air de vrais blessés, de vrais morts. Il lui semblait assister à un spectacle” (ES). On pourrait recenser d’innombrables attestations de ce “neutralisme esthète” : “Je ne m’apitoie pas davantage sur le sort des classes ouvrières actuelles que sur les esclaves antiques qui tournaient la meule, pas plus ou tout autant. Je ne suis pas plus moderne qu’ancien, pas plus Français que Chinois” (Flaubert, lettre à Louise Colet, 26 août 1846). “Il n’y a pour moi dans le monde que les beaux vers, les phrases bien tournées, harmonieuses, chantantes, les beaux couchers de soleil, les clairs de lune, les tableaux colorés, les marbres antiques et les têtes accentuées. Au-delà, rien. J’aurais mieux aimé être Talma que Mirabeau parce qu’il a vécu dans une sphère de beauté plus pure. Les oiseaux en cage me font tout autant de pitié que les peuples en esclavage. De toute la politique, il n’y a qu’une chose que je comprenne, c’est l’émeute. Fataliste comme un Turc, je crois que tout ce que nous pouvons faire pour le progrès de l’humanité ou rien, c’est la même chose” (G. F., lettre à Louise Colet, 6-7 août 1846). A George Sand, qui excite sa verve nihiliste, Flaubert écrit : “Ah ! comme je suis las de l’ignoble ouvrier, de l’inepte bourgeois, du stupide paysan et de l’odieux ecclésiastique ! C’est pourquoi je me perds, tant que je peux, dans l’antiquité” (G. F., lettre à George Sand, 6 septembre 1871). Ce double refus est sans doute aussi au principe de tous ces couples de personnages qui fonctionnent comme des schèmes générateurs du discours romanesque, Henry et Jules de la première Education sentimentale, Frédéric et Deslauriers, Pellerin et Delmar dans l’Education, etc. Il s’affirme encore dans le goût pour les symétries et les antithèses (particulièrement visible dans les scénarios de Bouvard et Pécuchet publiés par Demorest), antithèses entre choses parallèles et parallèles entre choses symétriques, et surtout pour les trajectoires croisées qui conduisent tant de personnages de Flaubert d’un extrême à l’autre du champ du pouvoir (...). Tout porte à croire que le travail d’écriture (“les affres du style”, qu’évoque si souvent Flaubert) vise d’abord à maîtriser les effets incontrôlés de l’ambivalence de la relation envers tous ceux qui gravitent dans le champ du pouvoir. Cette ambivalence que Flaubert a en commun avec Frédéric (en qui il l’objective), et qui fait qu’il ne peut jamais s’identifier complètement à aucun de ses personnages, est sans doute le fondement pratique de la vigilance extrême avec laquelle il contrôle la distance inhérente à la situation du narrateur. Le souci d’éviter la confusion des personnes à laquelle succombent si souvent les romanciers (lorsqu’ils placent leurs pensées dans l’esprit des personnages), et de maintenir une distance jusque dans l’identification dérisoire de la compréhension véritable, me paraît être la racine commune de tout un ensemble de traits stylistiques repérés par différents analystes ... »

Si Flaubert faisait tenir à la Vatnaz des propos qu’il ne partage pas pour montrer toute le ridicule de son engagement le romancier serait un simple pamphlétaire : en caricaturant le personnage qui exprime des idées qui lui sont contraire, l’auteur utiliserait un procédé assez éloigné, il faut bien le dire, de l’écriture qu’il se veut entreprendre. Bourdieu le dit bien, Flaubert tout comme Frédéric fait preuve d’un neutralisme esthète [2]. Si Flaubert exprime son indifférence aux problèmes sociaux, politiques, et même artistiques de son temps ce n’est pas pour dénoncer la bêtise de ses contemporains. Je cite un autre passage du livre de Bourdieu (lorsqu’il parle des analystes du style de Flaubert) : « l’usage délibérément ambigu de la citation (...) peut avoir valeur de ratification ou de dérision, et exprimer à la fois l’hostilité et l’identification ; l’enchaînement savant du style direct, du style indirect et du style indirect libre (...) permet de faire varier de manière infiniment subtile la distance entre le sujet et l’objet du récit et le point de vue du narrateur sur le point de vue des personnages ». Autrement dit, il devient difficile d’affirmer, dans le roman, que Flaubert dénonce les travers du socialisme et du féminisme à travers les propos de la Vatnaz dont il ne partage pas les points de vue. La relation auteur-personnage ne peut être aussi réductrice. Je pense à une lettre de Dostoïevski dans laquelle il exprime son rejet du nihilisme. Cela ne signifie pas pour autant que Ivan ou Stravoguine sont rendus bêtes pour la simple raison qu’ils ne partagent pas les idées de l’auteur. L’écrivain ne choisit pas véritablement entre les voix de ses personnages, tout au plus l’une d’elles, pourrait-on dire, lui est davantage familière. La polyphonie qu’il nous donne entendre constitue le support même de l’écriture romanesque qui ne peut à aucun moment se réduire à la monodie de la correspondance quelque soit les opinions de l’auteur qu’elle recèle.
Chacun des personnages de L’Education sentimentale exprime une opinion conformément au champ social auquel il appartient, et l’ensemble de ces champs représente le présent de l’époque que Flaubert ne parvient pas à prendre au sérieux (« le présent dans sa présence insistante, et, par là, terrifiante », Bourdieu). Il crée dès lors par le biais du roman, et non par celui de sa correspondance, un personnage suffisamment proche mais aussi distant de lui, personnage qui lui prend la fiction au sérieux. Mais Flaubert lui peut, à la différence de Frédéric, écrire une oeuvre.
Il y a certes un côté ridicule dans tous les protagonistes de l’Education sentimentale, y compris chez Frédéric, bien sûr, et ce malgré les drames qu’ils vivent, mais cet aspect du personnage romanesque est une composante essentielle, bien analysée par Bahktine, du roman moderne. Ses illusions révèlent ainsi un être comico-tragique (comme l’était déjà Don Quichotte). Cette image ambivalente du personnage oscillant entre bouffonnerie et tragédie le rend si proche de nous que la réalité fusionne dès lors étrangement avec la fiction.

André-Michel BERTHOUX


[1Je ne peux m’empêcher de citer la phrase décrivant la réaction de Frédéric à la vue de son enfant et montrant par la même occasion sa totale immaturité : « Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelque chose d’un rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais et vagissait ».

[2Le neutralisme esthète rejoint en quelque sorte la notion de non-engagement du personnage du nouveau roman revendiqué par Alain Robbe-Grillet dans son ouvrage Pour un nouveau roman dont il fait de Flaubert le précurseur. Le roman, selon lui, n’a aucune fonction didactique : « Avant l’oeuvre, il n’y a rien, pas de certitude, pas de thèse, pas de message. Croire que le romancier a “quelque chose à dire”, et qu’il cherche ensuite comment le dire, représente le plus grave des contresens. Car c’est précisément ce “comment”, cette manière de dire, qui constitue son projet d’écrivain, projet obscur entre tous, et qui sera plus tard le contenu douteux de son livre. C’est peut-être, en fin de compte, ce contenu douteux d’un obscur projet de forme qui servira le mieux la cause de la liberté ».



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Messages

  • Je commence une étude sur les règles de l’art de Pierre Bourdieu. C’est la raison de mon passage sur ce site à l’occasion d’une lecture de l’éducation sentimentale. Ce que montre le sociologue est, il me semble, donc, qu’il ne faut pas conclure des affirmations de Flaubert en faveur de « l’art pour l’art » à l’indifférence de l’écrivain envers les conditions sociales. A ce titre, on peut dire que l’éducation sentimentale est un livre sur Paris. Mon idée, est de comprendre le sens du mot « capitale » comme indiquant un lieu d’accumulation de tous les capitaux. A savoir, la possibilité de profiter des liens et des communautés technologiquement constituée, avoir de l’importance et des raisons de vivre, avoir de l’argent et du patrimoine. Le sens de mon travail est donc de comprendre les règles de l’art comme un livre sur Paris au sens ou Paris renvoie à une singularité « capitaliste », une essence singulière qu’on pourrait appeler une « capitale », après en avoir étudié les multiples rapports caractéristiques, valables pour les autres capitales, Rio, Londres... Avec, bien sûr, une première expérience livrée aux hasards des rencontres plus ou moins opportunes, compte tenu de la difficulté à discerner d’abord, même pour un habitant catholique du VII°, le fait pour tout élément signifiant d’être orienté par la « capitale » comme accumulateur et attracteur dans une relation non réciproque (l’image va de Paris à Bondy, ou de Paris à Lésigny-sur-Creuse, mais pas le contraire).

    Voir en ligne : http://www.apartrental.com/blog

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