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Thérèse mon amour, Julia KRISTEVA

Editions Fayard, 2008

jeudi 12 juin 2008 par Alice Granger

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Le titre nous met la puce à l’oreille avant même d’initier la lecture : l’aspect auto-analyse est évident par cette déclaration d’amour de transfert à Thérèse, que Julia Kristeva appelle « ma colocataire », et elle nous le dit, c’est un récit.

Colocation : partager un appartement dont les deux colocataires ne sont pas propriétaires. N’est-ce pas une géniale et singulière, inventive, métaphore pour dire l’aventure d’une psychanalyse, expérience qui se conclut un jour, l’appartement n’étant pas à soi. Temps d’une lecture, d’une auto-analyse, d’une occupation des lieux en payant un loyer, un travail de la pensée, un don de soi entier, ainsi que l’indice d’une dépossession des murs, de cet abri, une mise dehors d’emblée annoncée par le fait que ce soit une colocation. Pour cohabiter ainsi, il faut une complicité infinie, sinon ce n’est pas possible. Capacité de tolérance absolue des colocataires exigée, immunité en veilleuse, jeu fusionnel, il n’y a plus que ça qui compte, au point qu’à force cette investigation amoureuse dans le sein de l’œuvre de la Sainte menace d’être mortelle pour la lectrice. C’est curieux, le temps de grossesse exige cela aussi : une tolérance contre-nature totale. Mais, aussi bien pour la mère que pour l’enfant, ici une fille, mais un garçon est aussi engagé dans l’affaire à travers le Seigneur, puisque ce n’est qu’une colocation d’un même appartement, d’un identique espace-temps, la séparation, le programme d’apoptose du contenant matriciel, sont « écrits », c’est l’implacable dureté en acte, pas de sentiment. Sainte Thérèse est dure. En complicité avec Thérèse, se joue l’expérience d’un « dévouement » d’amour au Seigneur, accueilli en un sein infiniment « nidateur ». Mais, c’est aussi une partie d’échecs, et la joueuse fait échec et mat au roi divin par la Dame, mise dehors, naissance, rythme dehors/dedans, être accueilli dedans étant à la hauteur d’une mise dehors et atteignant un point infini.

Comme par hasard, juste avant une conclusion en pièce de théâtre sur la scène duquel Thérèse arrivée dans l’au-delà retrouve les différents personnages de sa vie, familiale mais surtout sa vie Autre, le livre de Julia Kristeva nous fait vivre en direct l’agonie de la Sainte. La mourante prend le temps de s’en aller, son « décollement », son « apoptose », sa « décomposition », tout cela semble interminable, et le détail qui me semble le plus important, c’est qu’elle saigne. Le sang. On dirait la matrice sanguinolente à la naissance. Mais le corps de la Sainte, lui, sera imputrescible, sentira toujours bon, gardé dans la chaux. Ou bien dans la « chaud ». De même que, pour la prochaine aventure de colocation psychanalytique, l’analyste thérésienne, loin de s’être décomposée, ouvre l’espace-temps transférentiel toujours « chaud ». Chaud comme dans le sein matriciel. Mon impression de lectrice à peine sortie de la lecture de ce très prenant livre de Julia Kristeva, un livre si volumineux qu’il exige de rester longtemps en son sein, un livre traversé de l’énigme d’une maternité réinventée, est qu’il s’agit là de l’offre d’un paradigme. La psychanalyste qu’est Julia Kristeva s’est emparée de l’écriture, de l’œuvre, des Demeures, du château de l’âme, des Fondations, de la clôture (encore un formidable mot pour dire l’expérience de l’analyse, l’amour de transfert qui, littéralement, est une clôture, sinon ce n’est rien) de Thérèse parce qu’elle l’a reconnue au quart de tour, sûrement, comme la « Madre » en laquelle elle allait pouvoir le plus à merveille re-fonder, fonder vraiment, autrement, par le travail de la pensée, du cerveau supérieur, travail des fantasmes, de l’imagination, travail d’abstraction en plongeant dans le temps sensible, dans le temps pré-verbal, dans le sémiotique, sa propre histoire. C’est si évident que cette lecture à la fois totalement sensible, c’est-à-dire fusionnelle, transportant le corps et les pensées sur les traces de la Sainte, et absolument intellectuelle, intelligente, joue pour Julia Kristeva un retour sur sa propre histoire, ses parents reviennent, son père surtout, évidemment, mais en vérité c’est une femme qui sait intimement que c’est la mère qui fait tout bouger. C’est pour cela que la question « marrane » a d’emblée tant d’importance dans ce livre, quelque chose qui se transmet par la mère, la faille de l’origine, biblique, la mère autrefois dont on a l’impression qu’elle « abandonna » ce père qui ne chanta alors plus sous la douche.

L’enfance de Julia Kristeva, donc, qui revient entre les lignes de cette lecture auto-analyse, une écoute autre de l’histoire de chacun des parents de plus en plus entendus comme un homme, une femme, le malentendu entre les sexes, la béance irrémédiable, et la fille, étrangement, a le fantasme de réussir à faire « ressusciter » ce père descendu sous la terre, la fameuse « kénose », d’où ce « transfert » sur la « Madre » par excellence qui est la mieux placée pour lui en dire long, pourvu que l’analysante aille se lover en son sein scriptural, sur la possibilité la plus parfaite d’accueillir en sa Demeure, tel un « joyau », un pur diamant, le Seigneur, le garçon, aussi, jeu de l’Epouse avec l’Epoux en son abri, mais qui est aussi un jeu d’échecs, une mise échec et mat le Roi Divin par la Dame, parce que la Vérité de la faille originaire biblique doit en fin de compte toujours rester ouverte. En même temps la question « marrane » semble mettre au premier plan l’expérience chrétienne, mais n’est-ce pas pour mieux certifier la vérité biblique, puisque entre Epouse et Epoux comme entre une fille amoureuse à ce point de son père c’est une partie d’échec dans laquelle la Dame est, étrangement, la plus forte, de même que non seulement elle accueille matriciellement en elle mais elle met dehors aussi.

Echec et mat par la Dame, si ce n’est pas la séparation originaire biblique, ça ! Si ce n’est pas rejoindre la mère juive par laquelle se transmet le message biblique, ce déracinement irrémédiable, ça… ! Alors, je disais que Julia Kristeva nous livre, par cette auto-analyse avec Sainte Thérèse D’Avila, le paradigme matriciel de sa propre expérience toujours en train de se vivre, pour que d’autres, littéralement, s’en nourrissent, viennent en son sein faire un repas eucharistique, elle se donne de manière transférentielle à la colocation, pour que d’autres histoires viennent se fonder à nouveau, autrement, dans la clôture en se fusionnant avec la sienne donnée à ciel ouvert.

On imagine que Sylvia Leclercq alias Julia Kristeva, à la FMP où elle est psy, est en puissance grosse d’autres « joyaux » qui pourraient bien se désengluer de leur vie chaotique, déprimée, errante, addictive, si ces âmes en peine pouvaient lui dire « Sylvia mon amour » de la même manière que Julia Kristeva n’a pas pu faire autrement que d’écrire « Thérèse mon amour » tellement l’œuvre de cette Sainte était co-fondante. Jamais d’autres psys n’ont eu l’idée géniale, l’audace, l’intelligence de Julia Kristeva, qui ose donner de manière eucharistique son histoire refondée analytiquement à manger, ressuscitant le désir, remettant en acte la pensée, les fantasmes, l’imagination, le corps sensible, le temps sensible. Elle fait ainsi ruisseler d’éclats, de sens, deux noms, celui du père dans une aventure « Kristique » et celui de l’Epoux, en particulier le pluriel, un joyau devient des joyaux, c’est fou cette fécondité ! Les joyaux, ce sont les analysants… Pour le joyau en échec et mat par la Dame, présence certaine et absence se rythment, c’est la même chose, la fidélité est certifiée par cette faille qui s’instaure entre « le » et « les ». Le sadomasochisme réciproque entre les sexes se transforme en suavité.

Donc, cette auto-analyse…
L’insistance avec laquelle le mot « joyau » revient sous la plume de Julia Kristeva nous donne l’impression qu’il s’agit littéralement d’invention d’un nouveau jeu qui puisse rendre possible l’expérience homme-femme qu’est le mariage. Le joyau, cet éclair du joyau au centre de l’œuvre de Sainte Thérèse d’Avila, ces joyaux que sont ses œuvres, en disent long sur le pari, par l’expérience en acte se faisant par l’écriture, de la part d’une femme, d’advenir à la place suavement abritée d’Epouse au sens absolu du mot, ceci mené à la perfection par la lecture de Sainte Thérèse, mais sans que ce soit jamais immobile, sans se laisser être proie des démons, sans que ce soit un Enfer quotidien, mais au contraire le Paradis. Le mot « joyau » dans le texte thérésien n’aurait-il pas énormément joué pour susciter ce transfert ? Le passage du singulier au pluriel, un joyau, des joyaux, n’aurait-il pas transporté notre écrivaine au cœur et au sein, aussi, de la question de la maternité entendu de manière infiniment inventive et autre ? Cette aventure de la maternité en train d’interroger Sylvia Leclercq, au FMP, lorsqu’elle est en train de regarder ses patients qui semblent, dans notre société, ne pas savoir (encore) à quels saints, non, pardon, à quelle sainte se vouer, n’est-ce pas cela qui se « fonde » à travers ce livre ?

Julia Kristeva n’a-t-elle rêvé d’être enceinte qu’en Chine, femme-arbre ? De joyau à joyaux, d’analysante à psychanalyste, non seulement il nous semble la surprendre en train de rêver d’être enceinte d’une infinité d’enfants (pardon, de les accueillir en sa clôture, en suscitant le transfert d’amour, en rassemblant autour d’elle les « Fidèles d’amour »), ceci sans mourir, au contraire de Béatrice, la mère de Thérèse, qui est morte si jeune après tellement de grossesses qui l’avaient assombrie et enlaidie. Et si le transfert d’amour s’est fait de manière si irrésistible, si totale, sur cette « Madre » par excellence qu’est Sainte Thérèse d’Avila, ne serait-ce pas aussi parce que l’Epoux l’a battue (au sens du fantasme « on bat un enfant », au sens du masochisme originaire, au sens de cette sensation que le commencement est une mise dehors, une douleur, une béance, une écriture indélébile, un exil) en signifiant à cette auto-analysante qu’il restera auprès de sa mère, dans la position du Fils avec sa mère, refusant de quitter ce « Paradis », aussi longtemps qu’elle ne sera pas elle-même advenue en position de « Madre » donnant enfin à sa qualité d’Epouse son sens resplendissant et ruisselant ?

C’est assurément auprès d’une femme, et au « sein » de son œuvre d’écriture coulant comme du lait initiateur, que cette femme, Julia Kristeva, exilée, étrangère à elle-même, se voyageant à l’infini, vient apprendre comment, en somme, être à la hauteur d’une destinée de femme, celle-ci se « jugeant » d’une part par l’Epoux qui viendra se lover au cœur absolu nuit sous-marine de l’œuvre fondée en solitude, et d’autre part par cette maternité ouverte aux générations, outrepassant l’humain. Thérèse, l’anorexique et l’épileptique, on dirait que c’est une Epouse qui, à peine a-t-elle fondé l’œuvre au sein de laquelle le joyau, l’Epoux, peut venir se lover, s’échappe, et s’ouvre en maternité pour accueillir le nombre infini d’humains, la succession des générations, elle ne s’arrête pas au Fils, à l’Epoux, au contraire elle ne lui ouvre les Demeures qu’en étendant encore et encore ses Fondations, ses œuvres, ses écrits, en un mot elle ne reste pas épileptique c’est-à-dire à ce qui est le plus ressemblant, l’orgasme.

Thérèse n’enseignerait-elle pas à Julia Kristeva qu’il y a une suite à l’état de mort épileptique orgasmique, que cela s’ouvre sur les humains à venir, à accueillir, par exemple ceux en souffrance vers lesquels Sylvia Leclercq va, au centre FMP dans lequel elle travaille comme psy. Thérèse n’aurait-elle pas confié à Sylvia, le temps de l’amour de transfert, comment advenir « Madre » accueillant ces êtres arrivant non seulement au FMP mais aussi comme nouveaux membres dans l’enchaînement et le renouvellement des générations ? La « Madre », l’Epouse, accueille d’autant plus suavement, subtilement, l’Epoux au sein de ses Demeures qu’elle a construites en oeuvrant, en pensant, en imaginant, en fantasmant, qu’elle s’échappe vers les autres qui se pointent, ceux-ci étant appelés, espérés, « intronisés », par une imitation christique s’accomplissant autant par transmission sensible, contagion de la joie de vivre, que par l’envie suscitée par l’agilité de la pensée, une sorte de nourriture eucharistique se donnant à manger, l’Epouse « Madre », vierge mère et fille de son fils, unie à l’Epoux, se donne littéralement, intellectuellement, et dans un temps sensible, sémiotique, à manger, hostie, en se dégageant elle-même des secousses épileptiques. L’Epoux peut d’autant mieux venir à l’infini dans les Demeures, amour diamant, que ce n’est qu’un point Infini qui se renouvelle. Par amour pour lui, elle va s’ouvrir aux autres, les rendant Fidèles d’Amour.

Cette époustouflante œuvre de Julia Kristeva colocataire le temps d’un amour de transfert de Thérèse a pour finalité de faire resplendir le nom « Joyaux » d’éclairs ruisselants, éclat inégalable d’un pur diamant. Cette investigation profonde, intime, intelligente, amoureuse, joueuse, guerrière, obstinément vivante, follement décidée à rejoindre l’abri suave, va demander, comme une fille à sa mère, à Thérèse comment arriver à être vraiment l’Epouse de l’Epoux. Comment, pour une femme, réussir à être une Epouse qui puisse convenir parfaitement à l’Epoux. Il s’agit d’une intelligence portée à un degré inégalé d’un formidable jeu possible entre les deux sexes. Une femme à la hauteur. Qui y trouve son compte. Qui n’abdique rien, en semblant au contraire se dévouer corps et âme à cet Autre à accueillir en son sein, ce Seigneur. Le nom « Joyaux » que l’Epouse doit réussir à faire ruisseler d’éclats purs entre en résonance avec l’enfance, avec quelque chose que la fille se sent intimement devoir accomplir pour son père. Sylvia Leclercq, qui est Julia Kristeva dans la fiction, retrouve comme par hasard un souvenir d’enfance, à la conclusion de son œuvre épousant matriciellement celle de Thérèse, aventure sous-marine. Son père en train de chanter sous la douche. C’étaient les premières années de la petite fille. Après quelques résistances, ce que chantait son père sous la douche revient à la mémoire de la fille : c’était le Magnificat de Monteverdi (on imagine que l’Epoux aussi pourrait chanter ce Magnificat sous la douche, dans la Demeure) ! La fille avait la sensation d’avoir perdu son père bien-aimé, il était comme descendu sous terre, pour la kénose, et voici, au terme de l’écriture, qu’il ressuscite. Ce père, médecin, avait perdu sa mère, morte en couches. Un orphelin, ce père, et la fille ignorait qu’elle s’était fait un honneur (peut-être à la hauteur de cet honneur dans la famille de Thérèse) de lui restituer, elle sa fille, cette mère. Et c’est la « Madre » qu’elle rejoint en écriture en étant la colocataire de Thérèse, son amour, qu’elle lui offre. La fille, par son œuvre, devient la « Madre » de son père nouveau-né, et le père chante le Magnificat pour elle, il arrive enfin aux oreilles de sa destinataire, la vierge mère fille de son fils, ayant épousé dans son enfance le désir de son père, désir de Fils, de rejoindre sa mère. Disant « oui » à cette demande en se mettant en position tierce, à la troisième personne, c’est-à-dire s’étant abstraite dans le cerveau supérieur, décidée à jouer l’aventure au niveau du langage. Cela pourrait sembler de l’inceste, et cela ne l’est pas, parce que nous imaginons que ce père qui n’a pas eu de contact « charnel » avec sa mère a aussi transmis ce « manque » dans sa relation à sa fille. L’Autre en elle, étrangère, y trouvera à la perfection son compte, en allant, à l’étranger, se mettre à distance, écrivant cette distance, cette coupure. Cela concerne papa, maman, la fille, le fils, et en même temps cela ne peut pas être incestueux, on dirait. La situation incestueuse est impossible parce que le père a d’emblée perdu sa mère, une faille originaire s’ouvre aussi entre le père et la fille. Dieu s’imprime biblique dans cette béance qui met en chemin, c’est ainsi que dans la lecture de l’œuvre de Thérèse d’Avila, Julia Kristeva entend de manière personnelle l’origine juive de celle-ci refoulée dans la famille. Quelque chose se transmet par les femmes, à savoir ce déracinement, cette perte en couches.

La « Madre » ne peut pas faire autrement que « fonder », par un travail de la pensée, par une œuvre, par une sublimation, ceci d’autant plus que le père, par la kénose, est allé la situer sous terre, c’est-à-dire qu’il certifie la perte, l’enterrement matriciel, ceci est une marque biblique, les convertis ne peuvent pourtant pas oublier. Ce qui fait que le mot « Madre » est forcement une œuvre, celle de la pensée, de l’imagination, de l’intelligence, elle est toujours un autre couvent à fonder, en étant sans cesse sur les routes, à cheval, au galop. Le nom « Joyaux » se met à ruisseler de splendeurs, écrin de l’âme mariant à merveille les sensations sublimes sous-marines (on pourrait imaginer que par symbiose avec son fœtus, ce sont les sensations retrouvée par la mère enceinte, ou bien… par la psy dans la clôture de laquelle se nide l’analysant) et les joies intellectuelles supérieures pour celle qui a réussi à faire revenir, transfinie, cette mère, ce « couvent » clôturé sur sa suavité, parce que c’est aussi la réussite de la fille face à une demande du père en position de Fils, une demande visant des retrouvailles avec de la mère autre, sublime, et transfinie.

La petite fille a agréé dans sa vie de femme, et dans son investigation d’Epouse, la demande de son père autrefois, pour le compte de sa mère, aussi, puisque Sylvia Leclercq évoque les difficultés du couple parental, autrefois, dont la conséquence fut la disparition du chant du père sous la douche le matin. Sylvia Leclercq, alias Julia Kristeva, ne retrouve-t-elle donc pas sa mère dans sa lecture de Thérèse d’Avila ? Thérèse mon amour évoque le mot d’amour de la petite fille à sa mère. Cette écriture en lisant ne ramène-t-elle pas l’Epouse à l’Epoux d’autrefois, les parents, à travers la réussite du couple d’aujourd’hui se fondant par les joyaux que sont les œuvres non seulement de la « Madre » mais aussi celles de Julia Kristeva. C’est l’activité intellectuelle non moins que dans un temps sensible, dans laquelle elle se voyage tout en donnant une autre nourriture, eucharistique, qui entretient les Demeures dans lesquelles l’Epoux vient s’unir à l’Epouse. C’est une sorte de notoriété par ses œuvres, qui s’étendent dans l’invention d’une aventure de la maternité autre, qui construit le château de l’âme. On est très loin d’une idée régressive du couple, du mariage, où c’est toujours trop lourd d’assurer… Thérèse est justement forte comme un homme, elle demande à ses « filles », à ses religieuses, d’être des hommes, mais ne serait-ce pas une façon de dire qu’une femme ne doit pas déléguer dans un homme le soin d’édifier le château pour l’âme, elle doit elle-même œuvrer, édifier, construire. L’Epoux vient alors la rejoindre, en Seigneur. Mais l’Epouse est une formidable joueuse d’échecs. C’est une partie d’échecs. Et l’Epouse fait échec et mat au roi divin par la Dame ! Elle lui fait échec et mat en jouant la satisfaction du désir du Fils de rejoindre le sein de sa mère. Mais là, c’est juste un point d’infini, la Madre en sait long sur les crimes d’épilepsie, sur l’attraction démoniaque exercée par ce rapt total. Elle-aussi ressuscite. Elle aussi s’abstrait de cette jouissance à mort, et s’en va au galop vers l’œuvre, s’ouvre, s’inonde du ruissellement de la lumière, et ainsi la Demeure reste paisible, suave, reposante.

La fille exilée imprime dans sa vie, corps et âme, la douleur de la perte matricielle transmise par voie paternelle, sa mère ne pouvant auprès de son père faire revenir la mère morte en couches et combler une béance. Dans cette béance, le père tombe sous terre, c’est un père « battu » par cette vérité irrémédiable, fantasme du père battu, et de l’enfant battu, écriture d’un masochisme originaire, et aussi d’un sadisme originaire, pas de solution à cette douleur, à cette séparation, mais l’exil. L’exil, ne serait-ce pas aussi s’en remettre au cerveau supérieur, au langage et à ses œuvres, pour fonder là où, au niveau du cerveau des émotions, c’est déraciné ? Thérèse a le cœur dur, son œuvre ne se fait pas au niveau des sentiments. Pas d’amour de transfert sans contre-transfert ! Sans assurer toujours, en même temps, la faille de l’origine, la coupure, la transmission de la vérité biblique.

On imagine la petite fille d’autrefois frappée par de l’inguérissable à la maison (de même que Thérèse fut frappée par ce qui arrivait à sa mère Béatrice constamment enceinte, enlaidie, puis morte), par une béance au sein du couple, une faille, l’inoubliable disparition matricielle, et on se dit qu’elle a compris qu’une femme, telle sa mère, ne doit jamais se positionner comme une revenante, elle ne fait pas revenir, en tant qu’épouse, la mère que ce fils devenu son époux a perdue autrefois, au contraire. La petite fille, on imagine qu’elle a constaté que sa mère n’était pas là pour combler la perte qui affligeait son époux depuis sa naissance. Mais cet époux ne persistait-il pas cependant, quitte à se senti battu de manque, à espérer la « Madre » différente, Autre ? La fille n’avait-elle pas fantasmé de réussir ? Mais pas en concurrençant et éliminant sa mère ! Au contraire ! Puisqu’elle déplace la mère ou tout autre représentante dominante en Thérèse d’Avila, et se fait sa colocataire pour mieux se nourrir de ses œuvres ! Elle n’est pas fille réconciliant le couple parental ou le couple mère-garçon, au contraire elle crée des œuvres entre. Son propre couple, on l’imagine, répond, à une génération de distance, au couple parental, en intégrant aussi bien la transmission d’un message par voie maternelle comme il sied à une lecture biblique, que la réalisation d’un désir dont la fille s’est « sentie » investie comme sens de sa naissance.

Dans sa propre vie, elle donne par jeu vital raison à ses deux parents comme à la relation mère-garçon, sans avoir à résoudre la contradiction qui les sépare. Que le Fils retrouve sa « Madre » est subtilement compatible avec la perte de la mère matricielle. Et la fille, en rétablissant la « clôture » comme métaphore de l’aventure psychanalytique se fondant sur le transfert d’amour, retrouve de manière « colocataire » sa mère au sein de cette pratique, tout en la perdant par le contre-transfert et la fin de l’analyse programmée de même qu’est programmée la fin de la gestation.

Ainsi, l’histoire de chacun, pour les « Fidèles d’amour », peut revenir s’arrimer au temps de la clôture, se fonder dans une sorte de temps sensible d’avant l’exil, celui condensé par « Thérèse mon amour ». Peut le faire en trouvant des mots pour ces « impressions » spéciales d’avant les mots, le cerveau supérieur devenant capable de parler en outrepassant l’amnésie infantile, l’oubli, le refoulement originaire, comme si les démons incestueux avaient trouvé moyen d’être tenus à distance justement par cette vérité biblique transmise par les femmes. Pas de danger d’inceste, si chaque femme transmet la mort en couches de la mère matricielle. La vérité de ce changement absolu de registre, d’orbite, de ce saut de qualité par cette perte qui signifie, qui imprime la naissance, rend impossible un cadre pour l’inceste. Alors, peuvent se retrouver les sensations d’avant, qui ne sont plus dangereuses si la distance, ou contre-transfert, ou infini en acte, empêche le court-circuit épileptique, les décharges mortelles, la capture blanche. Ce n’est plus qu’un point d’infini. Il n’y a plus d’addiction, plus de dépression ou de pression folle, plus de tyrannie exercée par des revenants qui n’entendent pas aller reposer en paix aussi longtemps que leur demande n’aura pas été exaucée. Mais le désir plus jamais plombé par le besoin.

C’est clair dans l’œuvre de Sainte Thérèse : la « Madre » et ses filles ont choisi la pauvreté, la non possession, comme preuves qu’elles n’ont pas besoin. Cette sorte de besoin qu’ont les corps en train de se constituer, impérieux, pas encore finis, c’est-à-dire pas encore « comptés » au nombre des humains nés. Elles ne sont plus dans la dépendance, et il n’y a qu’une dépendance, celle du temps matriciel, ensuite certes il y a la faim parlée par le corps, mais elle n’est plus en vase communiquant, il n’y a plus d’enveloppe matricielle au pouvoir de vie ou de mort, au contraire le cerveau supérieur est devenu capable de pourvoir à ces besoins, dans une autre expérience de la maternité elle-même, une sorte d’eccéité scotienne on pourrait dire.

La « Madre » est parfaitement capable, formidable femme d’affaire, d’obtenir par la bataille de sa parole, de quoi se nourrir et nourrir son œuvre. Elle « trouve » dehors, parmi les autres, à cheval, infatigablement, elle voyage, elle est en chemin, et elle réussit. Elle ne reste jamais longtemps dedans. Sauf à faire l’expérience mortelle des secousses épileptiques, du coma après les crises, frôlant la mort, mais pour mieux s’abstraire de la fascination blanche, pour mieux se réveiller, rassembler son énergie. L’anorexique ressuscite du tombeau et s’avère une bonne vivante. Elle a réussi à introduire le sensible dans l’intellect, au lieu de s’éterniser à le croire entre des mains matricielles, passif, ça ne fait plus quelque chose à se pâmer mortellement, ça se bride, se cicatrise, et l’intellect prend le relais, le sensible n’a pas besoin de se sacrifier, c’est juste un passage de relais. Thérèse se quitte petite fille éternellement nostalgique de sa mère Béatrice morte, son intellect se la représente Vierge Marie mère de Dieu fille de son fils. La mère, avec l’intellect, prend un autre statut. C’est une question d’activité de la pensée, de l’imagination, des fantasmes, activité supérieure, qui amorce des œuvres.

Julia Kristeva revient au sein de la « Madre ». Nuits sous-marines. Le livre est un récit. Il commence par la photo de la statue de Gian Lorenzo Bernini, La Transverbération de sainte Thérèse. Il nous semble que Julia Kristeva reprend à son compte, dans son récit, ce qu’écrit Thérèse d’Avila : « … l’âme se consume de désirs et ne sait que demander, parce qu’elle sent clairement que son Dieu est avec elle. ».

Voilà. Son Dieu est avec elle. Epouse. Alors, « Perdue et retrouvée, dedans et dehors, et vice versa, cette femme est un fluide, un ruissellement constant, et l’eau sera l’ondoyante métaphore de sa manière de penser. » Ce Dieu qui est avec elle, en absolu, organise le sens, à partir de là, elle n’a plus qu’à voyager dans cet ailleurs ouvert. Elle, elle est ruissellement amniotique au sein duquel Dieu est venu se nider Dieu, cet hôte qui magnifie sa fécondité. Cette idée de mourir ensemble : Sylvia, l’héroïne du récit, évoque la mort de son père, et sa mère qui l’a suivi quinze mois plus tard, c’est comme ça quand les gens s’aiment. Père qui avait voulu faire de sa femme et de sa fille des privilégiées. Qu’est-ce que ce statut privilégié, pour la mère, pour la fille ? Récit investigation à propos de ça ? « J’aime la nuit », écrit-elle. Pas « la nuit obscure », non, la nuit sous-marine, réveil à deux heures du matin depuis que papa n’est plus, et maman non plus. Le corps de personne s’ouvre à rien, « je ne suis bien que débarrassée de ma personne. » La sainte, elle se la garde, elle ne la partagera avec personne, cette colocataire des nuits sous-marines, cette malade d’amour qui a su assez bien « guérir » ses symptômes. C’est jusqu’au cœur de sa pratique d’analyste que Sainte Thérèse va envahir Julia Kristeva. Pour innover cette pratique ? Thérèse, elle, n’hésite pas à aller à la racine de ses « péchés », de ses désirs bouillonnants, de ses chevaux galopants, ni à s’attaquer à l’incompétence de certains de ses confesseurs. Une Thérèse tellement absorbée dans l’amour, cette exigence sévère qui peut plonger dans la punition si elle n’est pas à la hauteur ! Comme un jardin se laissant arroser, Thérèse se laissera être aimée, offerte apparemment passive et sans défenses, imprégnée totalement de la grâce de l’Aimé. L’Aimé est en elle, et elle est en lui, il va jusqu’à la désaltérer… de lait maternel. L’âme vise à jouir de cette immense gloire. Elle ne veut plus vivre sa propre vie, mais en l’Aimé, alors une spéciale agonie fait jouir l’âme d’inexprimables délices. Paul, un autiste compensé qui fréquente le centre FMP où la psy Sylvie travaille lui dit : « Je ne veux pas que tu meures ». Il a le regard ailleurs, regarde-t-il Dieu ? Les filles sont toutes amoureuses de lui. Au fil de la lecture de la Sainte, de la « Madre », la psy Sylvia aussi se surprend à materner Elise, elle la savonne, la parfume, on sent que la fille est revenue à la « Madre ».

Le grand-père paternel de Thérèse était un Juif converti de force au catholicisme, un marrane. Thérèse ne portera les noms que de ses ancêtres catholiques, tous féminins. Mais le marranisme s’est-il dilué ? Ou bien Thérèse a-t-elle hérité d’un marranisme spirituel, insufflé à une sensibilité catholique au féminin, c’est ce que se demande Julia Kristeva. La suspicion de manquer d’honneur, de devoir tenir son rang, a toujours tourmenté Thérèse. Sa mère Béatrice meurt en couches, au dixième enfant, la fortune paternelle périclite, bref on pourrait dire que le message biblique revient fracassant par cette faille, par-delà le catholicisme. C’est curieux qu’ensuite Thérèse fera vœu de pauvreté… Tous les frères, sauf Juan, émigrent au Nouveau Monde, sur fond de ruine paternelle. Béatrice, la mère, a donné à ses enfants, à Thérèse, le goût des romans de chevalerie.

Dans « Le livre de la Vie », Thérèse nous parle de son corps malade de désirs et exultant dans sa souffrance-même, rien ne peut venir remédier. Il y a juste cet écart infini, ce manque, et le corps se donne à cette sensation-là, aucune autre sensation ne peut l’en distraire. Juste cette vérité. Qui semble épouser, littéralement, la « faillite » paternelle, la faille, la coupure. C’est son corps qui sent ça. L’écrivaine va commencer l’écriture par ça. Le statut de son corps malade de désirs, de séparation, de rien, de béance. Paradoxalement, aucun autre amant ne pourrait faire « ça » à son corps, ça s’en empare, ça l’enlève, ça l’écarte définitivement comme personne d’autre ne pourrait le lui faire. Paradoxalement, elle sent son corps. Un Moi non moi s’impose aussitôt, un étrange et fou narcissisme. On pourrait mettre en résonance cette fille et sa mère dont le père voulait faire des « privilégiées », et Thérèse dont la faillite paternelle, et son entrée au Carmel comme ses frères sont partis dans le Nouveau Monde, l’assure autrement, la privilégie dans l’ailleurs. Pour Thérèse, il y a de l’Autre d’emblée, à travers cette sensation de la faille par son corps malade de désirs. L’Autre lui fait sentir ça, l’envahit de cette sensation, de cette vérité. Autre, ou Dieu biblique. Château intérieur infiltré par l’Autre extérieur, c’est de l’ordre de la sensation et de la connaissance en même temps. L’âme conçoit les choses comme s’il n’y avait plus que Dieu et elle au monde. Dans son temps sensible définitivement, dans sa clôture divine, dans son exil irrémédiable, dans son déracinement originaire, une fille déplace son amour immense pour son père devenant Autre dans un amour tout aussi infini d’Epouse pour son Seigneur Autre. L’exil, la béance originaire, l’ouverture d’un temps sensible qui se manifeste dans un corps malade de désirs, c’est toujours dans une père-version, une version du père. Toujours dans ce dessein-là : Seigneur qui « privilégie » l’Epouse comme le père voulait privilégier la mère et la fille, comme aussi le fils privilégie sa mère, et si l’Epouse est capable de se mettre en position d’accepter de recevoir l’Epoux tel un Fils pouvant revenir dans un sein de paradis maternel intact car réinventé, fondé à nouveau, alors cette Epouse aussi rejoint le sein de sa mère, toutes deux colocataires d’un même désir du garçon, en somme, pour la mère non pas jamais perdue, mais au contraire possible à réinventer, à fonder à nouveau, car perdue. C’est en position tierce que la fille peur réaliser cela pour le garçon : lui offrir le paradis au sein duquel revenir à l’infini, en le réinventant toute seule, par ses œuvres. La fille a compris cela par son cerveau supérieur, par son intelligence, par sa capacité d’abstraction, de se mettre à distance, de suspendre son propre désir quitte à sentir son corps malade de désirs dans la béance ouverte du temps sensible, du Dieu-temps, elle semble s’oublier dans ce déracinement, pour choisir une troisième voie, celle de se consacrer infiniment au désir du garçon, ce Seigneur, de revenir au paradis comme s’il ne l’avait jamais quitté alors même que ce Paradis c’est la fille Epouse qui l’a réinventé, assuré, voire matérialisé.

Réussissant cela, le don à l’Epoux de ce Paradis intact par-delà la destruction, l’Epouse non seulement devient vierge mère et fille de son fils, mais elle revient elle-même au sein de son Paradis maternel à elle, délices sous-marines avec sa mère, fille et mère, le Seigneur lui fait goûter à des mamelles gorgées de lait. Thérèse a des visions très précises. Des extases. En même temps, bien sûr, pour que tout cela soit vivable, ne soit pas mortel, il faut que ce ne soit que des points d’infini. Sylvia la psy oscille entre ses analyses et son expérience d’un mariage « divin », se qualifiant désormais de thérésienne. Ceci dit, Sylvia évoque aussi son ex-compagnon, qu’elle a fini par zapper complètement. Celui qui avait toutes sortes d’aventures mais préférait dormir avec elle. Voilà : dormir avec elle. Sylvia s’est débarrassée de cette sorte d’amour. Sensation d’ouverture, alors, comme jamais. Thérèse est bébée à la mamelle de l’Autre, Dieu nous aime joueuses mes filles, un jeu d’échecs.

Nous imaginons Julia Kristeva capable de dire, dans le sillage de son expérience thérésienne, « Mon seul désir, après celui d’obéir, est d’allécher les âmes pour l’appât d’un bien si élevé. » Définition de sa pratique de l’analyse réinventée ? Vous comprenez, ce lieu clôturé où elle enseigne aux filles que l’Epoux vient les rejoindre, elle le bâtit seule, c’est à des années-lumière de ces petites vies de femmes qui attendent infantilement d’être confortablement assurées par un homme. C’est un autre jeu.

Sylvia, alias Julia Kristeva, n’est pas une femme qui se noie, mais qui se laisse séduire. Par Thérèse. Grand-père marrane, procès en hidalguia fait à son père et un de ses oncles, amitié très ambiguë avec Jean de la Croix, amours avec le père Jérôme Gratien. Kristeva écrit : « mes interrogations les plus idéales ne me retiennent captives que parce qu’elles sont chevillées au corps. » Elle appelle « mystique » une expérience psychosomatique qui révèle les secrets érotiques de cette foi dans une parole qu’elle construit ou qu’elle refuse en silence. « Le désir impossible pour un objet d’amour manquant est une exaltation et une souffrance qui se dérobent, délicieuses et morbides à la fois. » « Mais les mystiques, qui cultivent ce dedans le plus intérieur habité par le Tout Autre, le transmuent en dehors… Le vide éclate en plénitude, l’absence en présence réelle, la mortification en délices, le Néant en extase… L’espace religieux se transforme alors en scène amoureuse, la recherche de la vérité devient un corps-à-corps, esprit-à-esprit, corps-à-esprit. »

« Tout au long de cette aventure, c’est précisément le corps des mystiques des deux sexes, tels que le livrent leurs écrits, qui s’offrent comme le laboratoire secret dans lequel des humains ont pu arriver à un maximum de lucidité sur les excès physiques et psychiques de leurs transports fantasmatiques. » Thérèse d’Avila et ses religieuses deviennent les maçonnes privilégiées de cette nouvelle demeure de l’âme qu’est désormais l’expérience mystique. Kristeva se demande : « Pourquoi cet engouement féminin pour la mystique ? » « Serait-ce parce que tout le corps d’une femme est un organe sexuel » ? Avec la Contre-Réforme, les tourments de la chair et de l’esprit se faisant visibles et séduisant, cette mutation visualisant donc le caché, la présence du corps désirant pourra se faire réelle dans chaque tableau, renaissant à chaque fois, littéralement une éclosion de la représentation ouverte à l’infini des corps. En somme, les corps « malades » de désirs trouvent ainsi une autre voie. Corps dedans dehors. Scène. Lieu tiers. Surtout, il y a des regards, de l’écoute, une révolution esthétique, baroque. Aujourd’hui, la pensée-calcul et les psychotropes n’ont-ils pas fermé ce lieu-tiers ? Les portes infinies du château intérieur ne se sont-elles pas fermées avec la libéralisation sexuelle ?

Thérèse. Quête d’une intériorité radicale. Jouissant de la séparation elle-même ? Et oui, seul l’exil originaire ouvre à la vie… Jouir de cette vérité, se sentir respirer dans l’ouverture, dans le traumatisme… Sentir avec son corps cette paradoxale liberté… Le Tout Autre s’engouffre, vient m’habiter… « Comme si le manque, l’absence, le Néant étaient le legs ultime, le plus secret et le plus précieux offert par l’Objet d’Amour qui se dérobe, par le partenaire disparu ou inaccessible. » Le partenaire disparu ou inaccessible… La solution mystique « réussit à habiter psychiquement et physiquement l’extrême tension qui attache le sujet à Elle et à Lui, à la Mère et au Père, au féminin et au masculin, jusqu’à la néantisation de la tension elle-même.

Evocation du retour à l’expérience archaïque du lien mère-enfant, contre le modèle de Freud d’un inconscient régi par la seule loi paternelle. Le chemin mystique plonge le Moi dans le ça, une sorte d’auto-érotisme sensoriel qui confère une toute-puissance au ça : mais Thérèse écrit dans le cadre d’une relation transférentielle à ses confesseurs, alors par l’œuvre écrite elle dit et s’abstrait de la jouissance indicible. Elle a imposé au monde entier les métamorphoses de son corps amoureux, sous prétexte d’un désir pour l’humanité du Christ. Kristeva s’abandonne à ses pages « matricielles », s’y tricote pour faire entendre en écriture la parole de la sainte. « … vous menez une expérience et vous développez une connaissance du désir humain, féminin et masculin, qui concernent tous les êtres parlants. »

Julia Kristeva parle, à travers ce récit lecture de l’œuvre de Sainte Thérèse d’Avila transfert d’amour auto-analyse, d’une autre voie pour un destin de femme. Thérèse avait initié cette autre voie en partant adolescente avec son frère Rodrigo se faire tuer chez les Maures, en ressuscitant chez son oncle Pedro qui sera décisif pour son entrée au Carmel, en écoutant le marranisme refoulé de son père, en s’en remettant à ses confesseurs, bref en se tenant dans une posture d’analyse et d’agrément du désir masculin, ceci sans jamais perdre de vue Béatrice, sa mère, morte jeune, mère de famille nombreuse, lectrice de roman de chevalerie, et l’ouverture sur le Nouveau Monde… Ce livre s’ouvre sur une pratique inédite et « fondatrice » en sa « clôture » de la psychanalyse. A lire, évidemment…

Alice Granger Guitard



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Messages

  • Beau délire !... car c’en est un. Emporté par le flux torrentiel, menstruel (!) on a envie de dire : "un peu de concept, que diable !", Kristéva, après tout, s’est toujours mise sous son emprise... contrairement à notre auteure qui bourbiotte béatement (Michaux) dans le sémiotique amniotique. Ah ! le Père ! ah ! le Fils !... et puis l’époux, il arrive en troisième, il faut bien une goutte de sperme... pour accéder à tout cela : la maternité, le garçon, enfin, qui permet d’accéder au saint Graal : le Phallus ! Avec la bisexualité - codicille indispensable à notre post-modernité ! Car cela se croit révolutionnaire alors que cela ne fait que ressusciter l’antique Loi du Père mais - Père déchu - en la reprenant à son compte : LA femme en sera la dame patronesse, le mot est joli ! La femme moderne oscille incontinent entre la fadeur et l’hystérie ; "Ay ! venga la dulce muerte ! venga el morir muy ligero ! que muero porqué no muero...

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