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Jour de souffrance, Catherine Millet

Editions Flammarion, 2008

vendredi 24 octobre 2008 par Alice Granger

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Les autres femmes, elle avait par avance neutralisé leur existence. Figures de second plan, elles se bornaient à traverser la scène, celle qu’elle dessinait et où elle disposait les acteurs à sa convenance, sa relation avec eux occupant le centre, aucune de ces relations n’étant capitale. Vies parallèles ayant un charme proche des rêveries si fréquentes. Une économie pulsionnelle proche de ce feuilletage de la vie et du rêve. Un espace des rêveries très étanche, interdit aux personnes connues. Films pornographiques mentaux où ne pénètrent ni les amis, ni les partenaires, ni les simples relations. Journées entrecoupées de constants et très élaborés rêves diurnes, qui ne sont pas tous soumis à l’onanisme. Catherine Millet, entre ses rêves diurnes et son nomadisme sexuel, semble vivre dans un équilibre, une autosuffisance semblant à toute épreuve, maîtresse des cérémonies, corps se dissociant peu à peu de son être et s’engageant dans une disponibilité expérimentale, les situations et sensations érotiques éprouvées par lui étant infinies. Son corps, elle le voit vivre sa vie, il ne lui appartient plus, et elle, de son côté, elle élabore dans les moindres détails ses rêveries diurnes. Rêveries et nomadisme sexuel étant cadrés par l’axe très solide du travail, cette réussite d’Art Press, et par le cadre du couple, d’abord avec Claude puis avec Jacques Henric. C’est ce cadre, solide, qui est très important : c’est comme une sorte d’intérieur vécu comme sûr, à l’image d’un ventre maternel, au sein duquel rêveries et nomadisme sexuel sont possibles. On sent une grande assurance qui la garde en son sein, une sorte de tolérance autour d’elle qui étend à l’infini les confins du feuilletage sexuel et des rêveries. Unique par cette vie sexuelle qu’elle expérimente, et qui libère les hommes soucieux de ne pas être aliénés par la fidélité. Paradoxalement, elle est donc à leurs yeux, notamment ceux de Claude, ceux de Jacques, l’unique, celle qui n’aliène pas leur liberté mais incarne l’artiste qui voit les tableaux de cette liberté en acte. Elle est donc au centre de cette nouvelle scène, telle une femme tolérante comme une mère à l’égard de son garçon au centre de ses intérêts. Maîtresse de cérémonie de la liberté sexuelle, les corps peuvent vivre leur vie. Son corps à elle, libre, offert, vivant sa vie sans restrictions, signifie la liberté de leurs corps à eux, et en ce sens n’a-t-il pas un statut spécial ? Celui d’un corps de bébé fille, dont chacun peut s’emparer, qui se laisse saisir par les mains encore et encore, sans limites. Catherine Millet en train de vivre ce corps saisi de toutes parts, qui jouit de faire jouir, mais aussi spectatrice comme d’une œuvre d’art en train de devenir visible, comme d’un tableau ne cessant de se peindre et lui faisant atteindre son unité toujours fuyante, cette spectatrice s’adonnant de son côté à ses rêveries diurnes, qui semblent amniotiques, baignant dans l’assurance d’être l’unique. Dans la femme libertine de l’âge adulte, qui jouit et c’est très important dans l’histoire d’une renommée solide comme critique d’art et fondatrice directrice d’Art Press, il y a à mon avis une petite fille au début de sa vie, avec ce corps dont les mains s’emparent comme s’il avait ce pouvoir érotique de faire par contact revenir les partenaires à ce stade-là océanique tel un trou cordon ombilical. Corps de bébé fille focalisant les mains sur elle, les sexes, les corps, corps de bébé dont tout le monde s’empare, consensus général sur sa valeur érogène touchable, précipitante. Bébé fille sûre de sa place au centre, monopolisant les désirs, rendant possible de mettre la main sur elle comme c’est « naturel » à cet âge précoce d’être touchable, entre les mains des autres subjugués retrouvant par ce corps leur propre corps bébé pervers polymorphe. Bébé fille n’a pas à se poser la question de savoir si elle fait, au centre, l’unanimité, elle est le centre, et tout autour l’en assure. Elle est au centre parce qu’elle permet au doigt et à l’œil la satisfaction du garçon. Récupérant son sens à elle, de fille, ainsi, par ce détour sexuel de partenaire idéal du garçon.

Or, un beau jour, elle s’aperçoit de l’existence d’une intruse. Elle se sent violemment dérangée de son statut unique, le temps fabuleux du corps érotique que tout le monde s’autorise à toucher, à posséder, semble brusquement fini. Très grand désarroi. Ainsi Jacques voit d’autres femmes, il les emmène dans des maisons et des lieux qui sont aussi ceux de sa vie avec Catherine. Jacques soudain n’est plus comme le regard total d’une mère sur elle se transposant dans les désirs d’un nombre infini d’hommes passant à l’acte sur son corps étrangement envahissable, se dilatant de tolérance. Il se détourne, se détache, ne lui dit pas tout, a une vie étrangère à elle. C’est l’enveloppe d’assurance de l’amour de Jacques, qui est là sur elle de toute éternité, extensible à l’image de celui d’une mère qui l’abrite en elle, qui d’un coup se lézarde, tremble terriblement, fait entrer quelque chose de radicalement étranger en la personne d’une autre femme, plus jeune, plus jolie, enceinte, il y a les photos, le journal intime. Jacques a donc une vie autre, il n’est pas tout dans l’amour en symbiose avec elle. Par la baie du jour de souffrance, elle peut voir la vie de son voisin de vie le plus proche, Jacques, et elle est radicalement secouée, délogée de son abri, on imagine comme autrefois de voir sa mère toute à son frère bébé elle fut ravagée. Avec son corps et sa liberté sexuelle inédite, elle n’est plus toute : Jacques a des histoires avec d’autres femmes, qu’elle connaît. C’est même sa vie libertine qui a donné à Jacques la même liberté, de son côté, et voici que ce n’est pas si simple. Voici que, dans la déchirure de la découverte de la « double » vie de Jacques, et les habitudes qu’elle prend d’aller fouiller dans ses affaires, son bureau, lisant les lettres, le journal intime, elle se sent ravagée par une folle paranoïa. Elle n’est pas la maîtresse de cérémonie pour la vie sexuelle libre de Jacques. C’est tout à fait incroyable de lire dans ce récit de Catherine Millet, la puissance de déstabilisation, de déracinement, qu’a la vie secrète de Jacques sur elle. Impact paranoïaque violent. Alors qu’on aurait pu imaginer que la femme libertine tolérerait absolument le nomadisme sexuel de son mari, comme il tolère le sien. Soudain, ce sont ces histoires sexuelles d’où elle est absente qui lui font quelque chose d’autrement conséquent que les aventures sexuelles auxquelles elle se prête librement. Ce qui lui fait quelque chose au point de le sentir dans tout son corps et tout son psychisme, c’est cette vie secrète de Jacques. C’est incroyable. Cette violence-là peu à peu la tire même à la fois de ses rêveries diurnes et de son nomadisme sexuel. Cette autre scène qui lui tire dessus la ramène comme jamais dans la réalité de sa vie de femme avec un homme, elle castrée par sa découverte, sexe castrée de fille et non pas toute-puissante comme une mère pour son garçon. Comme si la question de leur vie de couple se remettait en chantier comme jamais. Comme si elle s’apercevait que les infidélités de Jacques signifiaient une sorte d’absence de sa part, se laissant représenter par les autres femmes sans même y penser.

Catherine Millet me semble être l’incarnation du rêve millénaire masculin, pour évoquer Houellebecq, d’une femme libre disponible en regard de la sexualité des hommes, jouissant elle-même d’être parfaitement « touchable » au doigt et à l’œil à la seconde même où un homme est suscité par son sexe, donnant à consommer son sexe comme une mère attentive aux désirs de son garçon. Le corps de Catherine Millet se détache peu à peu d’elle, vit sa vie libertine sans aucun interdit, justement à cause du fait que c’est un corps de femme totalement conçu pour le sexe masculin, ceci présenté comme une libération sexuelle des femmes enfin les égales des hommes dans ce domaine de la sexualité. Catherine Millet se laisse concevoir son corps érotique, érogène, par des mains, des sexes, des psychismes d’hommes qui depuis des millénaires ont rêvé d’une femme disponible parfaitement en phase avec leurs besoins sexuels ne souffrant pas de renvoi. La voici donc, au temps de la libération sexuelle des femmes. Voici ce corps « touchable » à l’infini en libre-service, exactement comme le corps si touchant, si fascinant, si érotique d’une toute petite fille focalisant sur elle une sorte d’identification précipitante passant par le toucher, l’envahissement physique, la saturation des zones érogènes. Par son corps de femme libre libertine, Catherine Millet retrouve son corps de bébé fille faisant sur elle l’unanimité, touchable sans aucun interdit en tout bien tout honneur puisque c’est si mignon ce petit bout. Catherine Millet explique très bien que, dans ce dispositif-là, elle n’a jamais à se soucier de ses préférences sexuelles dans chacune de ses aventures sexuelles nomades, puis sa satisfaction peut trouver son compte à travers la répétition assurant une totalisation à ce morcelage. Elle est tout à fait morcelée, l’image corporelle et psychique de fille à travers la sexualité d’une femme libérée correspondant pile poil au rêve millénaire masculin, mais son unité est garantie d’une part par l’unanimité du rêve masculin réalisé en matière sexuelle et d’autre part par la multiplication des actes sexuels. A aucun moment, Catherine Millet ne souffre de ce morcellement, puisque l’image d’elle qu’ont les hommes depuis des millénaires est unité. Elle est la femme sexuellement libre des hommes en général, qu’elle satisfait comme autrefois elle imaginait que sa mère satisfaisait son garçon préféré et entendait imposer à sa fille la même mission si elle voulait à nouveau récupérer son statut central. Mais en particulier ? Mais pour Jacques Henric ? D’autre part, la libertine Catherine Millet, par-delà de si abondantes relations sexuelles, a curieusement besoin d’ajouter une aussi abondante habitude des rêveries diurnes et onanistes, comme si le reste restant d’une activité pourtant riche en occasions ne pouvait jamais être rejoint dans la satisfaction totale. Pour Catherine Millet, la sexualité de cette femme libre libertine ne se connaissant aucun interdit laisse toujours un reste impossible à faire advenir dans les différents tableaux qui se peignent de la vie sexuelle.

Or, c’est la double vie de Jacques Henric qui, contre toute attente, va, on pourrait dire enfin, s’emparer de ce reste et faire apparaître le sexe castré d’une fille. Alors qu’aucun des partenaires masculins de Catherine ne réussit à pénétrer sa vie au point de paraître dans son champs d’intérêt de fille comme le garçon au corps unifié et non plus morcelé à travers le nombre infini de partenaires. Soudain, Jacques l’infidèle est un garçon au corps unifié. Il n’y a plus que lui qui compte, lui qui, prenant au mot la liberté de Catherine, vit aussi sa vie sexuelle de son côté, sans aucun interdit même pas celui d’épargner les lieux conjugaux. Les indices de la vie secrète de Jacques, qu’elle n’aura de cesse d’aller rechercher en fouillant dans ses affaires, c’est cela qui persécute la tête et le corps de Catherine comme jamais aucun sexe d’homme n’a pu le faire. C’est le manque de Jacques à son égard qui la torture… sexuellement, qui s’empare d’elle à la folie comme jamais dans aucune de ses aventures libertines, qui envahit ses pensées, son cerveau, à l’infini. Cette persécution est ce que lui fait l’homme Jacques à n’en plus finir par ses infidélités, par d’autres femmes dont certaines beaucoup plus jolies et jeunes que Catherine. Catherine se trouve dans la situation d’une petite fille découvrant que son père, dont elle croyait être la petite femme unique pour l’éternité, en vérité aime aussi la mère, et alors la petite fille est castrée, et en même temps la douleur réalise l’unification du corps et du psychisme, il n’y a plus que cette écriture impitoyable, cette vérité, qui s’enfonce en elle, la poursuit dans ses voyages, et à laquelle elle ne peut pas échapper. Jacques la « travaille », la pénètre, l’envahit, la torture, comme jamais un homme ne l’a fait. Et, comme par hasard, il l’arrache peu à peu au nomadisme sexuel morcelé, et aux habitudes des rêveries diurnes et onanistes. Jacques était parti dans sa vie à lui, sans rien lui dire, parce qu’aux yeux de Catherine s’éternisant dans sa vie sexuelle morcelée et ses rêveries autosuffisantes il n’avait pas vraiment d’image unifiée, il était l’un d’eux, le représentant du rêve masculin millénaire, et en vérité le petit frère d’autrefois. Soudain, la jalousie paranoïaque de Catherine l’épiant par le jour de souffrance réalise son unification, c’est cet homme-là et pas un autre qui compte, et leur vie de couple est vitale. Cela fait quelque chose à Jacques de découvrir la jalousie folle de Catherine. Il se voit singulier dans le miroir de sa douleur bouleversante, et la voit fille castrée. Se profile un aspect inattendu du désir d’un homme, un reste à la satisfaction immédiate de leurs besoins sexuels grâce à des femmes devenues aussi libres que les hommes. Il désire donc autre chose ? Se penchant sur le corps de Catherine comme un père sur le corps de son enfant malade, c’est-à-dire ayant subi la castration originaire ?

En arrière-fond de ce récit, ne faut-il pas voir la mort de la mère, ainsi que celle du frère et du père ? « La mort de ma mère m’a cassée », écrit Catherine Millet. Mère qui s’est suicidée en passant par la fenêtre. Comme si la souffrance de Catherine provoquée par la découverte des infidélités de Jacques venait aboutir à une sorte de sevrage par rapport à un temps de toute-puissance infantile pendant lequel pourtant le corps n’arrivait jamais à son unité, à être fermé et fini, ce sevrage se représentant par l’inscription psychique de la disparition de la mère, les enveloppes placentaires maternelles disparaissant à jamais par la fenêtre. Disparition aussi, à travers le frère, d’un garçon dont les désirs, notamment sexuels, sont imaginés par la fille comme devant être satisfaits immédiatement comme la mère est censée le faire pour ce garçon qu’elle préfère à la fille. Trois morts, celles de la mère et du père, celle du frère, comme pour inscrire la fin d’un dispositif infantile de la sexualité. Bien sûr, la mort de sa mère l’a cassée, puisqu’elle l’a mise dehors, traumatisme de la naissance vécue à travers la jalousie, la découverte de la vie secrète de Jacques, et le fait que pour la première fois elle est forcée de voir Jacques comme l’unique. Les trois morts, celle du frère, celle du père, celle de la mère, ont fait disparaître le dispositif d’enfance, et ces pertes prennent toute leur importance déracinante, impriment une véritable révolution dans l’organisation pulsionnelle de Catherine Millet, on imagine, à travers l’épreuve violente qui secoue son couple. La jalousie joue la mort du père, celle du frère, et celle violente de la mère. Ce sont des paradigmes anciens qui disparaissent. Notamment, on dirait, toute l’organisation psychique de Catherine en regard des garçons à la suite de l’intrusion violente de son frère dont la naissance a été un tremblement de terre pour le statut central de la petite fille dans la famille avant lui. Ensuite, il fallait se débrouiller, pour cette fille, afin de défendre ce statut central sur la base du statut central du garçon petit frère, en s’inspirant de la préférence supposée par la fille de la mère pour le garçon la poussant à être à ses petits soins comme sil n’y en avait que pour lui. Plus tard, la femme libertine n’en aura que pour les hommes, si disponible… Telle une mère gardant en son ventre son garçon. Mais cette enveloppe matricielle passe par la fenêtre, tombe en apoptose dépressive, se décompose, tout cela avec violence. Soudain, Jacques se trouve devant une femme désemparée de ne plus se voir face à lui telle la mère d’autrefois répondant au doigt et à l’œil aux désirs du garçon pervers polymorphe. Homme et femme faces à faces, par-delà l’apoptose dépressive de l’enveloppe matricielle passée par la fenêtre du jour de souffrance. La mère en embuscade derrière Catherine Millet n’est plus la maîtresse de cérémonie ne donnant aucune importance aux autres femmes ni à sa fille, cette fille a une autre vie à s’inventer, se distinguant de la figure de la mère face au garçon. Naissance. Nouveau départ d’un couple.

Ce récit de Catherine Millet est un témoignage unique sur la question des hommes et des femmes, que ne circonscrit justement d’aucune manière la libération sexuelle des femmes.

Alice Granger Guitard



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