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Point de côté, Josyane SAVIGNEAU

Editions Stock, 2008

vendredi 7 novembre 2008 par Alice Granger

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Elle court, elle court, elle court, soudain le point de côté la force à ralentir, peut-être à réaliser qu’elle est toujours en train de courir à perdre haleine, dans l’intervalle forcé advient le temps de l’écriture, de dire « je » enfin alors que jusque-là elle pensait n’être pas écrivain. Se découvre-t-elle, Josyane Savigneau, en train de courir à l’infini, bloquée au flanc par le symptôme, pour toujours être la première de la classe, ou pour échapper à la calomnie, ou pour se sentir encore vivante par-delà la décapitation qui chercha implacablement à réduire l’avance d’une tête ? Le titre du livre lui-même est très étrange : un point de côté est un symptôme qui surgit à l’intérieur du corps en train de « trop » courir, pour le forcer à s’arrêter, c’est une sorte de sentinelle du danger « couru », or la destitution de la direction du « Monde des livres » qui coupe le souffle de Josyane Savigneau est une violence qui lui arrive de l’extérieur. Alors, elle se dit qu’elle n’a peut-être pas compris quelque chose du monde où elle se crut légitime et qu’elle a voulu ignorer quelque chose d’elle-même : l’écriture, par laquelle elle se surprend à commencer à dire « je », sera l’occasion de refaire le parcours depuis toute petite, en province, née du mauvais côté du pont, s’exerçant à devenir auteur de son propre personnage, après avoir été le personnage que tant d’auteurs aimèrent et que d’autres haïrent en l’enviant.

Notation importante, en conclusion du livre : « Un lieu à soi seul. Quant à ceux qui m’on déjà enterrée, qu’ils n’oublient pas que le reflux de l’océan est temporaire, intermittent. Et que je me sens résolument océanique. » Il y a là la sensation certaine d’un lieu à toute épreuve, duquel personne ne peut la virer, la destituer, la décapiter, Josyane Savigneau en est baignée depuis toujours, ce qu’elle dit autrement dans le sillage de Marguerite Yourcenar et de Philippe Sollers : elle est, comme eux, douée pour le bonheur, elle se sent océanique qui rime avec amniotique, elle a la sensation du pouvoir impossible à remettre en question du milieu matriciel aquatique au sein duquel elle reste, fille unique de l’amour, cet océan, aimant les femmes comme chacun des auteurs aimant les femmes, comme son père, nous imaginons, aima sa femme, créa ce milieu aqueux infini aux vagues puissantes, et cette île de bonheur à la matière féminine. En même temps que cette sensation de l’assurance d’un lieu du bonheur profondément ancré dans l’enfance, venu de son statut de fille unique d’un couple parental aimant (très différent du couple parental d’Annie Ernaux, où le père tente de tuer sa femme à la cave, où poussée par la honte d’être une fille celle-ci, transfuge dans le bon milieu grâce à son père qui lui paya l’école privée, devient une femme réussie comme sa mère échoua à l’être) lui assurant cette sensation océanique, il y a la sensation venant de la réalité, la famille n’est pas du bon milieu, elle n’habite pas le bon côté du pont dans cette petite ville de province. Il y a donc, depuis toujours, cette réalité extérieure qui vient menacer la sensation océanique de la petite fille unique et en la menaçant lui donne une valeur précieuse par l’envie en embuscade, l’éternise, la rend consciente. La sensation océanique est d’emblée infiniment dérangée, menacée, par la réalité d’un autre milieu, le bon, celui-ci semblant à la petite fille non menacé. Elle est une petite fille légitime, pas de doute, elle en a la sensation certaine, elle baigne dedans, et pourtant dehors il y a un « autre » milieu qui la « délégitime » en étant vue dans l’œil du cyclone spéculaire. Le contraste est total, violent, insupportable. La certitude infinie, océanique, et aussi l’attaque incessante, le doute sur son personnage, ça lui fait quelque chose, ça l’humilie, ça la torture, ça la questionne, ça s’empare de son corps et de son esprit juste par la remise en question de son statut familial de fille unique aimée, et ça la « spécularise » aussi par les regards dans lesquels la jalousie sourde se glisse : de ça aussi elle a la sensation depuis son enfance. Il y a un vécu paranoïaque délicieusement cruel car révélateur d’un statut unique par l’acte de dérangement, avec cette sensation d’attaque permanente par les personnages qui sont du bon côté du pont, du bon milieu, celui censé ne jamais être attaqué. Il y a cette sensation de la « victime », d’être une cible, que le danger rôde, va la saisir, donc ne la quitte pas des yeux. Forme d’érotisme, jouant avec l’autre sensation, océanique ? En tout cas, personnage depuis tôt dans l’enfance se sentant inconsciemment le point de mire d’une sorte d’intérêt envieux haineux jaloux journalistique, faisant événement à l’infini, l’air de rien, parmi les autres événements. Juste d’être là, dans l’incarnation de la sensation de fille unique aimée première de la classe. Chair de fille aimée. Incarnation qui, dans le déplacement, allant se montrer s’érigeant sur le lieu des personnages sûrs de leur statut privilégié, se met à faire trembler tout ce « monde » juste par cette capacité qu’on lui soupçonne, qui est différente, singulière, dangereuse, ne respectant pas les règles du jeu habituels. Cette « fille » ose « être » la première, première de la classe, chair, cette sensation incarnée, bien sûr tremblante tellement la victoire est une bataille incessante, mais, bien visible, sa vulnérabilité provocante défie les attaques. D’habitude, une « fille » n’en a pas comme cela… Elle, elle est pourvue… d’amour, faite de cette matière-là, de cette chair, que, bien sûr, elle doit sans cesse incarner par la bataille intellectuelle.

Fille unique aimée, choyée, fruit de l’amour entre un homme et une femme, peut-être fruit de l’amour qu’une femme sut susciter sans amertume chez un homme d’où en symbiose avec ce père une petite fille aimant la femme qu’est sa mère, elle découvre que son cerveau supérieur a la liberté de se développer : dans le miroir familial, elle dut être très belle, la fille toujours première de sa classe. Jouissance en famille d’être première de la classe, de faire la preuve que l’école de la République, de Jules Ferry, rend cela possible sans problème. Là où la famille d’Annie Emaux, qui tenait une épicerie comme la famille de Josyane Savigneau, mit sa fille dans une école privée, comme si l’école républicaine n’était pas une bonne mère, la famille de Josyane Savigneau met sa fille à l’école publique, a donc autant confiance en cette école de Jules Ferry qu’en les capacités de l’écolière, ce qui change tout entre les deux femmes. On imagine la petite Josyane très confiante en ses capacités, l’humiliation tombant seulement ensuite, et on dirait à cause même de sa réussite. Ce que ne souligne peut-être pas assez Josyane Savigneau dans son livre, c’est que ce statut de première de la classe que, petite fille puis jeune fille, elle sut gagner de manière irréfutable, même lorsqu’à la suite d’un déménagement elle dut reconquérir ce titre, a des conséquences sur les filles du bon milieu. La première de la classe s’érige de toute sa hauteur intelligente aux yeux des autres élèves, et surtout aux yeux des « privilégiées », qui se découvrent… pas si privilégiées que ça, puisque, juste par son cerveau supérieur, une fille pas du bon côté du pont peut gagner de manière irréfutable. La fille pas du bon côté du pont peut donc, par son avance d’une tête, décapiter ses camarades privilégiées, elle est armée de sa réussite comme première de la classe, elle aussi peut « faire » quelque chose, et ce qu’elle fait, c’est aussi « humiliant » pour des petites filles qui se croyaient à l’abri dans leur milieu bourgeois. Il s’agit donc de considérer cet aspect-là, ce pouvoir « castrateur », ce pouvoir de faire quelque chose, donc ce pouvoir érotique, dérangeant, déracinant, décapitant, qu’a la première de la classe qui ose, en amont, venir troubler l’eau claire de la rivière. Si des filles de sa classe invitent le « vilain petit canard » chez elles, à des fêtes, des anniversaires, c’est parce que Josyane est la première de la classe ! C’est parce qu’elle a violemment dérangé ces filles de bonne bourgeoisie, c’est une forme de reconnaissance incroyable, des filles qui admettent que cette fille leur fait quelque chose, introduit avec violence de l’histoire dans une vie qui se promet sans histoire, d’une certaine manière cette fille a l’étrange et torturant pouvoir de les « baiser », elle en a parce que par son pouvoir intellectuel en lequel ses parents croient la déplace hors de son milieu aimant mais fragile, alors bien sûr c’est à double tranchant. Les filles privilégiés qui invitent le vilain petit canard première de la classe vont se « venger » de ce qu’elle leur fait comme violence indicible, comme audacieux acte s’emparant de leur corps et de leur cerveau, elles sauront jouer du piano à celle qui n’a jamais appris, la pauvre, dans son milieu, elles exhiberont les signes extérieurs du bon goût. N’est-ce pas de bonne guerre ? Elles font sentir, en retour, à la première de la classe, la sensation cruelle qu’elle leur a déjà infligée. En haut de la hiérarchie par ses capacités scolaires la faisant courir en avant à l’infini, elle est à son tour renversée, mise à terre, torturée d’humiliation, par des filles qui ont aussi leurs armes. De « victimes » à « victimes », dans un corps à corps et cerveau supérieur à cerveau supérieur. Et, toujours, des corps et des cerveaux à portée de mains de cette « torture » spéciale. Cette « torture » humiliante (les petites filles du bon côté du pont sont aussi humiliées par le fait qu’une fille d’épicier soit bien meilleure qu’elles à l’école, que ses capacités intellectuelles ne soient en rien affectées par ses origines bien au contraire car ses parents ont la certitude de prolonger en elle la sensation incarnée de leur bonheur) n’a de pouvoir que parce que aussi bien la fille d’épicier que les filles de la bourgeoisie ont la sensation certaine d’être par ailleurs à l’abri, cette sensation océanique amniotique, sinon l’écriture du dérangement cruel ne serait pas possible, et la page, beaucoup plus tard, ne pourrait pas être tournée après la calomnie afin que la paix soit signée.

Josyane Savigneau est une page sur laquelle s’écrit la sensation océanique. Et sur laquelle s’écrit aussi la sensation d’être déplacée, cette sensation d’être le point de mire de la castration, du refoulement. Elle se sentit déplacée à l’école dans son statut de première de la classe gagné légitimement, parce que par l’humiliation elle eut la sensation d’être « jalousée », « enviée » par les autres filles, elles du bon milieu. La sensation de ne pas être à sa place, si persistante à l’école puis dans ses activités professionnelles où là aussi elle fit toujours la preuve d’être la première de la classe, surgit de sa réussite irréfutable, de ce qu’elle suscite non seulement comme dérangement, comme humiliation jamais reconnue, comme déracinement, mais aussi comme envie qu’on pourrait imaginer cannibalique, comme jalousie, comme désir d’être comme elle aussi brillante, comme désir de se l’incorporer, de lui voler son personnage, de s’en inspirer en secret. Première de la classe aussi à l’âge adulte, faisant la preuve éclatante de ses capacités de s’ériger à cette place hiérarchique de direction, en haut, bien visible, forçant la reconnaissance d’un certain nombre de personnages qui, on le sent, s’inclinent devant sa batailleuse affirmation de soi dès ses débuts dans le journalisme puis dans la littérature, à New York aussi bien qu’en France, depuis le « fiancé » new-yorkais jusqu’à Jean-Pierre Elkabbach, François Bott, Marguerite Yourcenar, Juliette Gréco, Edwige Feuillère, Hector Bianciotti, Patricia Highsmith, Philip Roth, et bien d’autres, avec une place à part pour Philippe Sollers. Dépassant d’une tête, ainsi reconnue par toute une « famille » de personnages et d’auteurs pour ses capacités journalistiques et littéraires très singulières, érigée et s’étant érigée elle-même à une place de premier plan à la direction du « Monde des livres », tous les personnages dérangés par cette femme « pas à sa place » parce que femme et parce que pas de la bonne origine vont lui voir du pouvoir, ce pouvoir que juste pour l’humilier ils vont attribuer au fait qu’elle serait sous influence, celle de Philippe Sollers et celle des pouvoirs de l’argent qui se seraient emparé du journal Le Monde. Elle a du pouvoir, cette femme toujours première de la classe, comme elle en avait autrefois à l’école juste par sa réussite, par la torture qu’incarne le relief incontestable de sa personne « déplacée ». Elle a, littéralement, le pouvoir de déranger les abris, les certitudes, les indolences, les médiocrités, les paresses, c’est un personnage qui fait quelque chose… même si elle a mis si longtemps à dire « je » par l’écriture, à son tour écrivain, comme si elle craignait, étrangement, d’admettre et de se voir en cette chair. Ce n’est pas l’influence, celle de Sollers, celles des pouvoirs de l’argent, n’en déplaise à « La face cachée du Monde », qui font son pouvoir. Pas du tout ! C’est le pouvoir émanant de l’incarnation de la première de la classe, suscitant envie et jalousie anthropophagiques, devenant bouc émissaire logiquement, fusible par excellence. La destituer, c’est aussi la bouffer… s’en inspirer, se l’incorporer ! Mais que jalouse-t-on si fort, au juste ? Sa légitimité… ? Que signifie la légitimité, celle qui se prouve par la voix de tous ces auteurs, ces gens connus, ces journalistes, qui l’ont agréée, reconnue comme unique, séduite, aimée, qui se sont laissés approcher par elle, conquis ? Elle écrit : je me croyais légitime. Ce n’est pas seulement une croyance ! C’est une réalité, preuves à l’appui, à travers ce parcours qu’elle refait pour les lecteurs dans ce livre. Elle a été destituée à cause de cette légitimité acquise par un art batailleur très exercé. C’est justement ça ! Faire envie à ce point ! Repas cannibalique ! Prendre sa place ! Mais quelle place, exactement ? Comme elle bataille à l’infini pour être la première de la classe, les « ennemis » ont bataillé pour la dévorer ! Elle leur a fait sentir l’art de la bataille. Eux aussi ont commencé dans le sillage paranoïaque, se sentant persécutés, cette persécution prenant le visage de l’argent, la finance, etc. Se sentir persécuté, c’est déjà avouer une influence. Celle du personnage haï parce que secrètement envié pour ses capacités, ses ressources, sa force, son incarnation, son corps de sensations océaniques, pour l’exhibition de son bonheur amniotique de vivre ballottée par des vagues puissantes. Les ennemis la disent sous influence par projection paranoïaque . Ce sont eux qui sont sous influence secrète, celle de cette « fille » qui en a, et ils ne peuvent en croire leurs yeux, eux qui croient qu’une fille, cela n’en a pas surtout pas une qui est née du mauvais côté du pont. Ils sont en plein dans la réalité de la bisexualité infantile…

Sur la photographie mise sur le bandeau du livre, Josyane Savigneau ressemble à Christine Angot, avec une différence radicale : toutes les deux ont l’allure garçon manqué, androgyne, mais Josyane Savigneau est exempte des traits austères et torturés de Christine Angot. Couple parental réussi pour Josyane Savigneau, et séparé pour Christine Angot, dont le père la pénètre à l’adolescence comme la tête du spermatozoïde se perd dans l’ovule. Josyane Savigneau « est » une bonne tête, une tête d’avance, d’emblée, elle a cette certitude. Christine Angot devient, par la littérature, une tête, mais on dirait qu’elle doit toujours faire la preuve d’être un ovule capable d’engloutir la tête d’un spermatozoïde d’exception.

Philippe Sollers et Josyane Savigneau incarnent des jumeaux, fille et garçon ensemble au sein d’un même « milieu » île océanique, androgynes confiants en cette réalité selon laquelle le monde appartient aux femmes, aux femmes pourvues d’un organe en creux dans lequel elles retiennent comme dans une île pour soi tout seul, un abri, même lorsqu’elles ne sont plus en état de grossesse elles sont quand même pourvues de ça alors qu’elles auraient dû perdre cet organe (mais la réalité prouve qu’elles en sont pourvues, les femmes n’ont pas rien mais au contraire le super organe), fille et garçon jumeaux nés pour le bonheur baignent suavement dedans. Mais Philippe Sollers ajoute, dans « Femmes » : les femmes c’est la mort, en cela tout le monde ment. Josyane Savigneau dit que cet ami (on entend son seul ami, et pour cause, un couple gémellaire est auto-suffisant, comme celui qu’ils forment comme dans un temps éternellement insulaire) si critique, si ironique, elle se dispute aussi avec lui, elle n’est pas toujours d’accord. Philippe Sollers est si réaliste qu’il ajoute, à la suite de « le monde appartient aux femmes », « les femmes c’est la mort », c’est la mort parce qu’elles empêchent d’en sortir, de leur abri en creux insulaire, lorsqu’elles se croient pourvues du super organe au-delà du temps de grossesse. Philippe Sollers va plus loin, son ironie est une menace de castration originaire planant sur le super organe dont les femmes se croient pourvues…

Voilà : Josyane Savigneau est devenue l’auteur de son propre personnage ! Parions que son « je » trouvera l’audace de se jouer en pleine lumière dans sa vérité.

Alice Granger Guitard



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