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Jean-Luc Marion et la question de l’amour
dimanche 18 octobre 2009 par Sébastien Robert

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Jean-Luc Marion et la question de l’amour

Jean-Luc Marion est sans doute le philosophe français le plus important de notre temps. Spécialiste de Descartes en son versant métaphysique, il est aussi phénoménologue et théologien. Accusé par Dominique Janicaud d’avoir effectué avec Michel Henry et Jean-Louis Chrétien le tournant théologique de la phénoménologie française, l’académicien persiste, reconnaissant que la théologie est essentielle pour envisager toute l’équivocité des problèmes philosophiques. Le grand concept de la pensée de M. Marion est celui de donation :

« […] de quelque manière et par quelque moyen que quelque chose puisse de rapporter à nous, absolument rien n’est, n’advient, ne nous apparaît ou ne nous affecte, qui ne s’accomplisse d’abord, toujours et obligatoirement sur le mode de la donation »[1]

L’analyse de ce concept a même pu apparaître à des spécialistes avertis, comme la preuve d’une rechute de la phénoménologie dans la métaphysique : le crédit important apporté par M. Marion à la donation en tant que « tout donné manifeste la donation, parce que le processus de son événement la déplie »[2], a pu faire penser que de l’inapparent se dissimulait dans l’apparent. La donation deviendrait une sorte de principe immanent, appauvrissant ainsi l’importance de la corrélation entre la conscience et le phénomène, énoncée par Husserl. En voulant réévaluer à la hausse le phénomène, la pensée de M. Marion est accusée d’être une philosophie première, une pensée de la présence de la donation.

Dans un beau livre, Le phénomène érotique, M. Marion met l’amour à l’épreuve de la donation. Comme Heidegger en son temps parlait d’un oubli de l’être, M. Marion parle d’oubli de l’amour. Pourtant la philosophie est originellement amour : celui de la sagesse. Le philosophe montre que l’absence d’une saisie de l’eros en son concept vient de ce que la philosophie refuse cette origine amoureuse. Où en sommes-nous alors ? A la périphérie du concept, où la notion d’amour participe trop souvent du bavardage :

« Déclarer « je t’aime » sonne, dans le meilleur des cas, comme une obscénité ou une dérision, au point que dans la bonne société, celle des instruits, on n’ose sérieusement proférer un tel non-sens »[3]

De même, l’expression « faire l’amour » s’emploie quantitativement et, pourrait-on dire, commercialement. Mais ne nous y trompons pas : nous n’assistons en aucun cas à un conservatisme frustré. En vérité, il s’agit pour M. Marion d’en finir une fois pour toute avec la grande parade de l’amour pas cher et sans encombre, pour « saisir l’amour en son concept »[4]. Il y a plus : l’entreprise du philosophe ne sera pas celle de Guitton[5] et de la métaphysique traditionnelle qui subordonne l’amour à l’être :

« Univoque l’amour ne se dit qu’en un sens unique »[6]

L’entreprise est immense : il faudra rationaliser[7] l’amour. Cependant, il ne faut pas entendre « rationaliser » comme une opération qui s’ajouterait à l’amour au risque de nous en éloigner : un rationalisme de l’eros doit être une possibilité d’appréhender l’amour de manière intelligible. Elever au rang de la raison sans emprisonner, sans modifier l’amour qui se donne. Pour se faire, il faudra laisser le phénomène érotique se révéler : seule la phénoménologie sera capable, selon M. Marion, de livrer l’amour libéré de l’être :

« Enfin un concept d’amour doit atteindre l’expérience des phénomènes érotiques à partir d’eux-mêmes, sans les inscrire d’emblée et de force dans un horizon qui leur reste étranger »[8]

En acceptant de refuser la métaphysique parce qu’elle ne peut plus rien pour l’amour, on libère le champ de la donation érotique. Il s’agit alors pour M. Marion de montrer que l’amour a un nom, et que ce nom se dit toujours en première personne : j’aime, et ce que j’aime est corrélé au je aimant. L’amour annule la possibilité, pour moi, de m’éparpiller. Cela veut dire que lorsque j’aime, je suis dans une situation particulière et l’ego s’en trouve modifié. Dans quelle situation suis-je lorsque j’aime ? Qui suis-je moi qui aime ?

En premier lieu, le philosophe rappelle l’importance du cogito comme aboutissement de la soif de certitude, majestueusement révélé par Descartes. Mais M. Marion montre que cette certitude ne nous distingue que très peu par rapport à la certification dont les objets bénéficient :

« Je ne suis donc certain que comme le sont les objets : dans l’instant présent, au coup par coup, sans garantie de l’avenir »[9]

En vérité, nous ne recevons de l’expérience du cogito qu’une certitude objective, et c’est ici que la métaphysique semble échouer : le mode d’être d’une objet certifié ne convient pas à l’ego. Le moi, pure ouverture, pure possibilité, est autre qu’un objet. Selon le philosophe, ce contentement de soi dans la certitude cesse très vite : lorsque le je pense donc je suis se heurte brutalement à la vanité, il faut inévitablement approfondir le problème.

En effet, l’important n’est pas d’être certain de soi, mais de s’assurer de son je. Je suis une chose qui pense, mais « à quoi bon » ? Tout homme, selon M. Marion, recherche une réponse positive à cette question angoissante. Pour affronter l’assaut terrible de la vanité, il faut alors que l’ego trouve l’assurance venant non pas de lui-même, mais d’ailleurs. A la question traditionnelle « qui suis-je ? » succède une interrogation plus profonde : « m’aime-t-on ? », et le philosophe radicalise encore la question en ajoutant « - d’ailleurs ». Si me certifier n’est pas suffisant pour déjouer la vanité, il faut donc aller chercher le réconfort en dehors de soi-même.

Le grand postulat énoncé par le philosophe est que tout le monde veut qu’on l’aime, autant que possible. M. Marion va même plus loin, de manière fort discutable, en élevant la question « m’aime-t-on ? » au rang d’a priori de l’humain en soi. Selon le philosophe, aucun homme n’aurait échappé à cette question. Lorsque je suis en régime de réduction érotique, au cœur de cette question « m’aime-t-on - d’ailleurs ? », je suis là où vient me chercher cette question ; l’ici et le là se confondent : je ne suis qu’attente, et dans la perspective d’un possible ailleurs pour lequel je suis.

Pourtant, une tentative de résolution du problème n’échappe pas au philosophe : je puis sans doute, finalement, trouver l’assurance que je cherche en moi-même. Avec ironie, M. Marion ne manque pas de rappeler que l’idée de s’aimer soi-même fait s’accorder ensemble sagesse philosophique et sagesse populaire. Et le philosophe fait référence, sans le citer explicitement, à Spinoza et au principe métaphysique de conatus. En considérant que l’homme s’efforce de persévérer dans son être, nous croyons résoudre rapidement le problème. Or, la critique d’un tel principe semble facile : pour persévérer, encore faut-il le vouloir et s’aimer pour le vouloir. Il suffit juste de constater qu’il existe le suicide, la marque même de l’abandon de cette persévérance. Il faut d’ailleurs rappeler que s’aimer soi-même pose problème : le moi se dédoublerait et finirait par rompre l’unité sur laquelle il repose. D’autre part, si je voulais m’aimer comme un autre pourrait m’aimer, il faudrait que je me précède. En tentant de m’aimer par moi-même, et cela de manière imparfaite voire contradictoire, j’ouvre sur l’abandon de la question « m’aime-t-on – d’ailleurs ? » :

« Il apparaît que la voie la plus directe consiste à m’assurer moi-même d’un tel ailleurs, en m’aimant moi-même par moi-même. Or, cette revendication, non seulement je ne puis l’accomplir, mais elle provoque la haine de moi par moi, puis la haine d’autrui d’abord pour moi, ensuite par moi. Ainsi tout amour qui commence comme un amour de chacun pour soi (impossible) aboutit, par la haine de soi (effective), à la haine d’autrui (nécessaire). »[10]

Ainsi, seul autrui correspond à l’ailleurs recherché. En vainquant la possibilité d’aimer autrement que dans le cadre d’un échange honnête (tu m’aimes et je t’aime ensuite), je m’avance le premier à la possibilité d’être aimé mais aussi de perdre l’amour espéré :

« Les deux ego s’accomplissent bien comme amants et se laissent mutuellement apparaître leurs phénomènes respectifs, non pas certes comme une logique imaginaire ou fusionnelle – en échangeant ou partageant une intuition commune -, qui abolirait la distance entre eux, mais en s’assurant réciproquement d’une signification venue d’ailleurs »[11]

Voici la « grâce même de ce serment »[12]. Ce serment ouvre sur la conséquence attendue : l’érotisation de la chair, que M. Marion perçoit comme décevante en ce sens qu’elle est à la fois réception et abandon. La jouissance est furtive. Mais cette érotisation[13] doit participer d’un temps érotique, ou plutôt le soutenir. La fidélité en est la marque même :

« La fidélité n’a pas ici un statut étroitement éthique, facultatif et psychologique, mais une fonction strictement phénoménologique – permettre de temporaliser le phénomène érotique, en sorte de lui assurer une visibilité qui dure et s’impose »[14]

On pourrait alors se demander, à ce stade, où en est le serment précédemment énoncé. En effet, au-delà de l’érotisation, de la fidélité, notre phénomène érotique se doit d’être attesté : il faut qu’il soit toujours visible. Seul un tiers pourrait ainsi assurer ou « phénoménaliser notre phénomène érotique commun par son phénomène propre »[15]. Ce tiers, qui est l’enfant, est le point de hâte de toute cette épopée amoureuse que M. Marion n’a cessé de faire se déployer devant nous. Il ne serait pas exagéré de dire que ce traitement de la question de l’eros, dans son ensemble, se tient sur la ligne de faîte qui sépare le philosophique du poétique. Aussi beau que cela puisse paraître, l’enfant, un jour, s’émancipe et part. Que reste-t-il alors ? Le philosophe revient sur la distinction entre eros et agape, mais cette fois en osant émettre la possibilité de les fondre ensemble : il est question de Dieu. Voilà bien une manière habile d’énoncer cette belle idée :

« Dès lors, si l’amour ne se dit que comme il se donne – à sens unique – et si, d’ailleurs, Dieu se nomme du nom même de l’amour, faudra-t-il conclure que Dieu aime comme nous aimons, du même amour que nous, selon l’unique réduction érotique ? »[16]

M. Marion répond avec panache de manière positive, en un temps où sa pensée chrétienne, tant majestueuse qu’audacieuse, n’est pas la plus écoutée. En nous plaçant dans la voie de l’amour vrai, le philosophe nous engage surtout sur le chemin de la foi avec une force inouïe :

« Dieu nous précède et nous transcende, mais en ceci d’abord et surtout qu’il aime infiniment mieux que nous n’aimons et ne l’aimons. Dieu nous surpasse au titre de meilleur amant »[17]

Ainsi quand l’amour se donne, c’est Dieu, en son nom, qui se révèle.


[1] Jean-Luc Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1997, p. 79.

[2] Idid, p. 96.

[3] Jean-Luc Marion, Le phénomène érotique [noté PE], Paris, Grasset, coll. « Folio essais », 2003, p. 13.

[4] Ibid, p. 13

[5] Cf. Jean Guitton, Essai sur l’amour humain, Paris, Aubier, coll. « Philosophie de l’esprit », 1948.

[6] Ibid, p. 15

[7] « L’amour relève d’une rationalité érotique », PE, p. 16

[8] PE, p. 16

[9] Ibid, p. 31

[10] PE, p. 113.

[11] Ibid, p. 178.

[12] Ibid, p. 178.

[13] Ibid, p. 242.

[14] Ibid, p. 308.

[15] Ibid, p. 327.

[16] Ibid, p. 368

[17] Ibid, p. 369

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