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Edwige, l’inséparable, Edgar Morin

Editions Fayard, 2009

mardi 17 novembre 2009 par Alice Granger

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Le mot le plus important de ce livre écrit par Edgar Morin inconsolable de la perte de son épouse Edwige est « nidification ». Elle nidifiait. Tout au long de leur vie commune, elle fut en quête de ces brindilles (meubles, objets, maison à installer, etc.) qu’elle allait chercher pour construire le nid pour eux deux, où vivre les « verts paradis », comme si l’acte de refaire l’abri encore et encore s’enracinait dans la sensation d’un abri originaire détruit à jamais pour chacun d’eux, fille et garçon. Reconnaissance au quart de tour par cette mêmeté de sensation que rien n’avait éternisé l’abri originaire, matriciel. Mêmeté pour cette fille et ce garçon ( pour souligner un secret d’enfance ) de la sensation de la mise radicale dehors.

Différence sexuelle qui s’écrit de manière exceptionnelle. C’est elle, fille, qui s’occupe du nid, qui par ses actes le construit justement par cette sensation d’en être castrée en elle, donc d’être fille par ce manque en elle pour avoir le garçon dedans, et qui l’accueille envers et contre tout dans l’abri dehors. Et c’est lui, garçon, qui va et vient entre ce nid d’exception qu’il ne retrouve qu’auprès d’elle et jamais ailleurs auprès d’autres femmes, et ailleurs où elle ne l’accompagne pas toujours. La fille construit un nid pour eux deux, dehors, de ce nid il ne cesse de partir, pour y revenir. Cet entre-deux en abîme qu’il creuse, comme s’il ne se rendait pas compte de sa solitude à elle, en vérité est lecture de sa castration de fille de ne pas avoir en elle de quoi l’assouvir lui totalement, de quoi le garder tout. Elle nidifie, mais en même temps se plie à son départ ailleurs à tout bout de champs, elle laisse s’écrire en elle la sensation de ne pas avoir, d’être chair de manque à le garder dedans et de manque à être gardée dedans. C’est-à-dire que son « secret » à elle est celui de sa relation de fille avec sa mère qui ne l’avait pas gardée en symbiose en elle : mère froide, distante. Fille mise dehors par la froideur de sa mère. Mère ayant signifié à sa fille son manque d’organe matriciel capable de la garder dedans, d’où l’obsession d’Edwige à nidifier : à reconstruire par des actes incessants un nid originairement et irrémédiablement détruit, destruction certifiée par le départ du père.

Cette vérité implacable : c’est toujours le père qui assure ou non l’éternisation de l’organe en creux de la mère, permettant, ou non, à la mère de continuer à s’imaginer avoir le pouvoir de garder en elle ses enfants, son homme ramené à un statut de garçon à sa mère. Dans le cas de la famille d’Edwige, la mère si froide, si distante, n’a pas d’organe interne utérin symbolique pour garder filles jumelles et mari en son giron. Edwige est constituée de cette vérité castratrice qui la fait fille qui n’a pas. Edgar sent au quart de tour cette faille de l’origine qu’il a lui-même enracinée en lui par la perte de sa mère, donc la sensation que le giron protecteur n’existe plus.

La nidification qu’Edwige ne cesse plus d’entreprendre pour eux deux jumeaux fille et garçon se fait sur la sensation que le nid leur manque à jamais. Ce qui fait que dans leur couple exceptionnel, l’abîme persiste discrètement par une sorte de masochisme d’Edwige laissant la liberté à Edgar de s’éloigner de manière rythmique, et dans cette liberté que prend Edgar de lui « faire » ça comme si son épouse était en puissance du côté de sa mère disparue.

Edwige a des problèmes d’asthme qui évoluent en crises de plus en plus graves. La question de la respiration est une question de naissance : donc la question du dehors radical. Donc de la perte de l’abri, si angoissante. Saisie par la sensation abrupte de la mise dehors, par la sensation d’une mère distante et froide, d’une mère dépourvue d’abri chaud, la fille est-elle capable de respirer ? Ou bien s’accroche-t-elle désespérément à la sensation en négatif de l’abri, incarné en chair de douleur qui, lentement l’entraîne en amont ?

Peu à peu, le désir physique d’Edgar pour Edwige disparaît, alors même que leur entente d’exception reste intacte. On dirait que, à partir du moment où Edwige s’est engagée dans le calvaire de la maladie, centrée sur la question respiratoire, avec de spectaculaires crises menaçant de l’emporter comme dans un raz-de-marée, la question de sa jouissance à elle s’est présentée dans toute son altérité. Lentement, elle semble s’être « rapatriée » au sein de la douleur, en sa chair. Edgar est près d’elle, la soigne, est inquiet, et en même temps sans doute impuissant à la retenir, comme autrefois sa mère. Comme par hasard, Edwige a reconnu pour époux d’exception, gémellaire, un garçon s’inclinant devant le fait qu’une sorte de lame de fond puissante puisse emporter une femme comme autrefois sa mère. Ce qui en Edgar séduit profondément Edwige, peut-être, c’est sa mère, qui incarnerait un être fille soumis à une puissante lame de fond l’emportant en arrière, lame de fond représentée par la mort. Edgar semble inconsolable de n’avoir pas eu la puissance de l’arracher à une sorte de passion très ancienne et dont il n’aurait pas su évaluer la force négative. Le secret d’Edwige, masqué par le secret de son amour pour son père, ne serait-il pas celui de son amour pour sa mère ? Ou, plus exactement, d’une mêmeté de passion pour la mère et la fille saisies en leurs entrailles de la sensation en négatif d’un nid retenu en douleur ?

D’abord, deux oisillons. Une sorte de couple gémellaire. Un couple d’exception. Avec elle, ce fut très différent. Il y avait les autres femmes, et elle, l’inséparable. Le deuxième mot important est « inséparable », comme l’oiseau. Une image d’eux : des inséparables ! C’est donc l’impact énorme de la séparation dans leur enfance, ce que Edgar Morin nomme leur secret d’enfance, qui en fait un couple d’inséparables, de jumeaux. C’est le déchirement qu’ils ont tous deux connu dans leur enfance (lui a perdu sa mère et se voit comme un vieil orphelin ; elle fut séparée de son père à l’âge de cinq ans lors du divorce de ses parents et crut qu’il l’avait abandonnée et elle était persuadée de n’être pas aimée de sa mère froide et autoritaire toujours en voyage pour ses congrès) qui cimente leur union dans une mêmeté de matière éprouvante, sismique. Leur nid, qu’elle ne cesse de construire, est une reconstruction incessante. Avec Edwige si attentionnée, si jalouse d’être l’unique, si attentive, Edgar retrouve un être capable de lui revenir comme sa mère. Elle apaise la perte par la vie. Avec Edgar qui partage avec elle un temps poétique enfantin, elle retrouve son père, comme son père il part aussi pour ses activités intellectuelles, et d’autres idylles brèves, mais il revient toujours. Leur nid d’inséparables se cimente par la blessure double ancienne, la même, poétise la sensation du lieu retrouvé. Edgar Morin écrit : « Notre commun secret d’enfance : nous avons eu l’un et l’autre un secret d’enfance qui cachait un immense chagrin, moi de la mort de ma mère, elle de la perte de son père…Nous nous sommes compris, Edwige et moi, en deçà et au-delà des mots parce que nous avions été l’un et l’autre blessés irrémédiablement dans l’enfance… » L’expression « à bras » leur appartient, qui intensifie leur enracinement l’un dans l’autre, plus qu’une symbiose, par la sensation d’enfance de ne plus être pris dans les bras, sensation du plus rien, de la séparation. Et retour de cette sensation, à bras. Ils se sont aimés, écrit Edgar Morin, aux portes de la mort et aux sources de la vie. Des âmes sœurs. « Nous étions faits pour être ‘à bras’. Et, de plus, nous avons été enfants et parents l’un de l’autre. Elle sentait que j’étais enfantin et m’a apporté l’amour maternel que je croyais à jamais perdu… elle a absorbé ma mère dans son rayonnement. »

Il me semble qu’il y a un détail peu analysé par Edgar Morin, et que moi, bien sûr, je suis bien placée pour le remarquer : celui de la gémellité d’Edwige. En ce qui concerne la perte du père et la distance glaciale d’une mère, Edwige et sa sœur jumelle sont dans une mêmeté d’expérience, même si elles ne vivent pas forcément de la même manière la blessure. Il y a pour ce couple de jumelles la sensation qu’une autre aussi, à côté, vit une catastrophe familiale à propos de laquelle elles n’ont même pas besoin de mots pour se le dire : chacune dans son corps et son âme en sent la cruauté. C’est pour cela que, j’imagine, lorsque Edwige et Edgar se rencontrent, cette sensation-là, ancienne, c’est au quart de tour qu’ils se la reconnaissent chez l’autre, tels des inséparables.

L’inconsolable Edgar Morin écrit cette matière cruelle, la perte, qui est encore chair d’Edwige. Il s’y attarde. Il s’y éternise. Et cette écriture me semble alors être une formidable analyse de la différence sexuelle. Edwige se présente d’emblée comme castrée, comme n’ayant pas, et cela se dit par l’absence de bras, ceux du père, ceux de la mère (et il faut noter que jamais la présence de la jumelle ne remédie à cette absence, ce qui est remarquable). Elle n’a pas. Un premier mari est parti avec une autre. Elle est séparée de sa fille. C’est fou les détails qui disent ce dont elle est privée ! Edgar rencontre cette femme si belle, qui est blessée. On pourrait dire : elle est fille. Elle n’a rien d’une femme phallique, d’une femme qui en a. J’imagine aussi que ce qui lui plaît chez Edgar, c’est qu’il a quelque chose du père. Ce père qui n’est pas resté dans le giron familial, c’est-à-dire ce père qui a présenté ce giron, ce lieu matriciel, cet abri, comme détruit, comme perdu à jamais. Le pouvoir du père, je dirais d’un père, ce serait donc de précipiter dehors, de détruire le lieu matriciel. Le père, un garçon, il en a par ce pouvoir de couper, de précipiter dehors. Et dehors, depuis son jeune âge Edwige poétise l’espace par son imagination, par ses choix, par sa capacité de reconstruire qui trouve sa ressource de la séparation, par son amour des chats. Edgar, je parie qu’elle le sent immédiatement double, tel Janus. En même temps qu’il revient vers elle, vers leur nid, qu’ils s’enracinent l’un dans l’autre comme deux âmes sœurs( !), il est toujours en train de s’éloigner, pour ses voyages, ses cours, ses congrès, et des amours de passage. Peut-être a-t-elle besoin de sentir, par cet homme qui garde une part de vie à lui, la sensation du départ qui fut celle du père, pour mieux cimenter leur nid. Et lui, tel le petit garçon, revient d’autant mieux vers cette femme unique qui a absorbé sa mère dans son rayonnement qu’il sait qu’il peut repartir comme il veut, exactement comme une mère laisse son fils partir et qu’une petite fille laisse son père s’éloigner.

En fin de compte, on a l’impression que par ses maladies, son asthme grave (entendre le rôle de sa mère téléphonant sans cesse à sa fille pour lui dire qu’elle est sur le point de mourir, ceci ayant comme enclenché le compte à rebours on pourrait dire) et son cancer, Edwige, en silence, et en secret, a commencé à s’en aller. Edgar croyait qu’elle avait cessé de fumer, et après sa mort il trouve plein de petites cachettes pour les paquets de cigarettes. Ne s’en va-t-elle pas en coïncidant de plus en plus avec la matière de la séparation ? Quel est l’impact de son lien avec sa mère dans cette sorte d’acceptation de disparaître, qui sera manifeste quelques semaines avant sa mort, alors qu’elle se prépare en secret à se détacher ? Cette mère dont elle dit, devant sa tombe, qu’elle est la fée de son enfance ? Qu’a-t-elle compris au moment de cesser de lutter ? Edgar, lui, culpabilise : il a été trop absent, il l’a trop laissée seule, et surtout, ce dernier mois de février, il n’a pas vraiment vu venir la fin. Il y a le garçon Edgar qui, autrefois, n’avait pas pu s’opposer à la disparition de sa mère. Là, c’est pareil : la source de vie est aussi la porte de la mort. C’est-à-dire que le lieu de la vie, sa source, en fin de compte, n’est pas ailleurs qu’en soi. Même au soir de sa vie, Edgar Morin est mis en demeure de la sentir en lui, la vie, elle n’est pas transfusée à partir du corps jumeau fille. Le corps jumeau fille se castre, en somme, de tout son pouvoir nidifiant, en manquant pour toujours, telle une matrice. Edgar pleure la perte de son inséparable, et poursuit son activité d’intellectuel. Un garçon seul. Et cette fille qui est partie. Ni sa sœur jumelle, ni Edgar, ni sa fille, n’ont eu le pouvoir de la retenir en vie. De l’autre côté, il y avait déjà sa mère. Dans son inconsolable chagrin, Edgar se trouve bien démuni face à l’énigme d’une fille avec sa mère. Les soins que lui a prodigués Edgar tout au long de son calvaire semblent à un moment donné avoir été télescopés (au moment où en secret elle a décidé de ne plus lutter) par des soins plus anciens, des bras en deçà qui se tendaient vers elle. Comme l’appel maternel. Edgar Morin nous semble accablé par l’immensité de l’énigme introduite par la façon dont est partie Edwige. Sans cesse il revient sur ce mois de février, et pleure, pleure. Elle continuait à fumer, et pourtant c’était fatal. Elle avait donc son petit secret. Elle a laissé le mal la ronger, et l’asthme l’étouffer. Quelque chose d’autre que l’amour des inséparables la prenait donc. Une étrange activité de derrière. Et disparue, elle est encore là dans le chagrin d’Edgar, elle l’occupe entièrement, elle l’envahit, elle le garde. Sa mort est encore un mode d’être. A travers ses chattes qui lui survivent, aussi.

Ce livre remarquable d’Edgar Morin enracine le deuil d’Edwige dans le deuil de la mère. S’attarder au sein de la douleur pourrait permettre de pénétrer du côté d’une jouissance beaucoup plus ancienne et plus que féminine exclusivement. Maintenant, le garçon Edgar est saisi de tout son corps et de toute son âme d’une jouissance douloureuse qui le fait coïncider en négatif avec la chair fœtale. Par sa douleur toujours aussi vive, il est à nouveau relié, au sein de. Personne n’a mieux vécu, et écrit, ça.

Alice Granger Guitard



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