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Crieur des Villes

Patrice NGANANG, L’invention du beau regard, Paris, Gallimard, Collection Continents noirs, 2005, 196 p., 15,5 €

jeudi 3 mars 2005 par ntchoufen

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Ce livre de Nganang va sûrement rassurer les lecteurs de Temps de chien qui n’ont pas eu leurs rations de longues brèves de comptoirs des sous-quartiers dans La joie de vivre , dont le titre a pourtant des effluves rances de troquets des bas fonds de villes africaines. La fable mi épique mi picaresque, à la lecture parfois ardue (il fallait sortir du dribble textuel du duo Mambo-Mboma) de La joie de vivre a tourné, dans L’invention du beau regard, en une charge en règle contre ce qu’il faut appeler le strabisme moral d’une société camerounaise vermoulue et dardée par les éperons d’une destinée emballée. « Les derniers jours de service du commissaire D. Eloundou » et « L’invention du beau regard » sont les deux volets de cet ouvrage, deux contes cruels qui disent un Cameroun aux « évidences disjonctées » par la marche de l’histoire.

Le diptyque que peint Nganang dans ce nouveau livre serait du bois et des couleurs dont on fait les croustillantes rumeurs des rues et quartiers de la capitale camerounaise. Et même si le canidé philosophe de Temps de chien [1]nous a habitués à une manière de raconter populaire, salée et pimentée, l’auteur de la Promesse des fleurs [2] chemine avec son lecteur ici sur un registre plus mesuré, un rien désabusé, mais avec toujours en contrepoint cette gravité qui dit au moyen des mots les plus innocents les souffrances, les détresses et les traumas les plus insondables du Cameroun d’en bas.

Les deux « contes citadins » qui constituent L’invention du beau regard n’ont pas seulement vocation à montrer, ils veulent aussi démontrer. En cela, l’auteur place son récit, ici comme ailleurs, sous le régime, ou l’étendard de la vérité. On tient là un des fils pour découdre la personnalité littéraire de Nganang qui conçoit son écriture, au-delà du pacte littéraire, comme un medium de la vérité. Le questionnement brechtien qui ouvrait La joie de vivre s’est mué, dans L’invention du beau regard, en un credo de Poe sur la vérité qui serait une sorte d’« objet final ». Outre la quête de la vérité qui fait de Nganang le pâtre d’un troupeau toujours plus nombreux de métaphores littéraires, il y a le désir d’aller au plus près des préoccupations populaires, dans ses souffrances contre les abus d’autorité, les misères rampantes, l’indifférence et le mépris des gens de pouvoir, tout ce qui fait une littérature populaire qui veut s’écrire selon le cahier de charges défini par le doyen Mongo Beti : « L’écriture n’est plus en Europe que le prétexte de l’inutilité sophistiquée, du scabreux gratuit, quand, chez nous, elle peut ruiner des tyrans, sauver les enfants de massacres, arracher une race à un esclavage millénaire, en un mot servir. Oui, pour nous, l’écriture peut servir à quelque chose, donc doit servir à quelque chose. » [3] Voilà pourquoi, Nganang qui se fait depuis au moins Temps de chien un devoir de dire les turpitudes du régime démocratiquement à vie du Docteur Biya déclare : « en écrivant l’histoire de D. Eloundou, d’une manière ou d’une autre, j’écris l’histoire de la fin du règne de Paul Biya. » [4] L’écriture de cette histoire se fait suivant des canons esthétiques manifestement sortis d’un être-là camerounais, précipité de mœurs populaires qui édifient du côté des usages linguistiques, ces bourgeonnantes périphéries de la francophonie.

Qu’est-ce que le « beau regard » ? Une réponse camerounaise soutenue par une érudition de bistrot répondrait que premièrement, c’est un regard qui est beau et que deuxièmement, c’est le surnom que les Camerounais ont donné au porc. Et pourtant, Nganang offre à son lecteur dans ces deux « contes citadins » matière à chercher, au moyen d’indices semés çà et là, matière à comprendre, au moyen d’une narration indécidable, fourchue en son desinit.

Ainsi, le conte intitulé « Les derniers jours de service du commissaire D. Eloundou » qui ouvre le livre se veut un polar ; à la camerounaise, où les vases communicants du crime et l’impunité ont durant les quatre décennies d’indépendance-poubelle, produit des arroseurs arrosés qui sont bandits et policiers, sans vergogne. Le conte est un cadre formel où s’éploie l’invraisemblable. L’invraisemblable a ici les traits d’une configuration familiale connue au Cameroun : père appelé à faire valoir ses droits à la retraite, et néanmoins désireux de faire souche dans sa très avantageuse fonction, épouse pimpante prénommée Chantal, enfants en bas âge : Brenda et Junior ! Le commissaire D. Eloundou a de qui tenir : à la tête de l’Etat camerounais, un certain Biya Paul a épouse et rejetons au profil similaire. D’ailleurs, on a vu l’épouse du premier des Camerounais gratifier d’une maison une jeune mère qui avait eu la présence d’esprit et la générosité de baptiser son enfant Biya Paul. Il est à peu près évident que la présumée First Lady camerounaise ne témoignera pas à l’écrivain qui fait d’elle le prototype de l’épouse de deuxième main la même bonne disposition.

L’invraisemblable a aussi les traits d’une enquête singulière qui peint avec finesse et réalisme le réel camerounais : une insécurisante ambiance de faux et de flouerie qui ne produit que prédation, prévarication, forfaiture. On peut comprendre que devant un tel degré de pourrissement, la fin de l’enquête soit duelle. Qui ne veut point la mort du protagoniste D. Eloundou, prédateur, dont la peur de devenir proie sert de moteur au récit ; mais qui présume qu’en persévérant dans son être, le repentir peut amener le criminel galonné le plus invétéré à une nouvelle naissance.

L’invraisemblance qui remise le second récit dans l’univers du conte tient à une série de faits troublants qui ponctuent l’existence de l’infortuné Taba, le père de famille débrouillard qui met tous ses œufs dans le même panier. En investissant dans une truie qui lui apporte désarroi et tribulations, ce dernier entend braver la misère rampante qui sévit comme un fléau divin dans les quartiers où s’entassent des populations composites. Et pourtant, que d’épreuves, que d’impasses ! La résolution de Taba se révèle meurtrière, et son dénantissement en ajoute à son dégoût de la solution du « beauregard ».

Le métier d’écrivain de Nganang atteint avec L’invention du beau regard un stade d’accomplissement intéressant qui lui permet de dire avec décontraction et malice toute la détresse des populations d’un pays réel, le Cameroun, face aux logiques urbaines qui jurent avec le temps et les us d’un pays rêvé, ce Cameroun de Nganang où l’on peut choisir sa destinée.

Edmond MFABOUM


[1Temps de chien, Paris, Serpent à plumes, 2001

[2La promesse des fleurs, Paris, L’Harmattan, 1997

[3Mongo Beti, « Choses vues au festival des arts africains de Berlin-Ouest », Peuples noirs-Peuples africains, n° 11, sept-oct. 1979, p. 91

[4Interview accordée à Danielle Nomba, « Le Messager » (Douala) mis en ligne le 1er Février 2005



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