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Un juif pour l’exemple, de Jacques Chessex

Grasset, janvier 2009

mardi 1er décembre 2009 par Marisa Corbin

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« Je raconte une histoire immonde et j’ai honte d’en écrire le moindre mot. J’ai honte de rapporter un discours, des mots, un ton, des actes qui ne sont pas les miens mais qui le deviennent sans que je le veuille par l’écriture. » [1]

Suisse, 1942. « Confite dans la vanité et le saindoux », « Payerne est un gros bourg vaudois travaillé de sombres influences. » [2] La crise des années trente frappe de plein fouet la région. L’économie locale est en déclin. La Banque de Payerne fait faillite, des usines disparaissent, laissant de nombreux ouvriers au chômage. Mécontentements, rancœurs et frustrations poussent à chercher un coupable au malheur. « Le mal rôde. Un lourd poison s’insinue ». [3]

Philippe Lugrin, pasteur hitlérien sans paroisse, s’infiltre « parmi les chômeurs, les petits paysans ruinés et les ouvriers menacés de perdre leur emploi. » [4] Chaussé de « ses petites lunettes à la Goebbels » , il anime des meetings antisémites dans les arrière-salles des cafés de Payerne, sur fond d’hymne nazi. [5] « Chaque réunion du pasteur Lugrin se termine par le claquement des talons et le salut au bras tendu. » [6]
Proche de la Légation d’Allemagne à Berne qui le soutient financièrement et logistiquement, « Lugrin aiguise, dénonce, caricature, et appelle un exemple fort ». [7]
Il est temps d’agir : « L’assistance comprend qu’il faut faire place nette et se débarrasser sans plus tarder d’une engeance responsable de ses humiliations. » [8]

« Dans ces campagnes reculées la détestation du Juif a un goût de terre âcrement remâchée, fouillée, rabâchée avec le sang luisant des porcs, les cimetières perdus où parlent encore les os des morts, les héritages détournés ou bâclés, les suicides, les faillites, la solitude cent fois humiliée des corps acides et sur leur faim. Le cœur et le sexe ont saigné dans la terre noire des ancêtres, lourd brouet, mêlant leurs humeurs opaques au sang des hordes de cochons et de bestiaux à cornes dans l’opacité du sol. » [9]

Membre du Mouvement national suisse, [10] le garagiste Fernand Ischi est fasciné par l’Allemagne, Hitler et le nazisme. « Dévoré de haine, de volonté de revanche et de puissance », il se voit déjà à la tête d’un petit Reich local. [11] Entre le pasteur Lugrin et lui ont lieu « de très nombreuses et fébriles rencontres. » [12]

Comme Lugrin possède la liste de tous les Juifs suisses et vaudois, il ne reste plus qu’à choisir la victime expiatoire, puis de convaincre Fernand Ischi et ses amis nazis à passer à l’acte : « Tout est en place pour l’exemple que la bande doit donner à la Suisse et aux Juifs parasites de son territoire. Donc sans tarder choisir un Juif bien représentatif, bien coupable de crasseuse juiverie, et le liquider avec éclat. Avertissement et menace. On va nettoyer. Epurer. Ainsi hâter la solution définitive. Sieg heil ! » [13]

Le sordide choix se porte sur Arthur Bloch, marchand de bétail, personnalité connue dans la région « ce qui fait de lui une victime très évidente et exemplaire ». [14] Le groupe du garage agira le 16 avril, jour de la prochaine foire au bétail, à point pour l’anniversaire du Führer, le 20.

Le jour dit, Bloch est abordé par le groupe, attiré dans une étable de la Rue-à-Thomas, à 500 mètres de l’abbatiale de Payerne, assommé à coup de barre de fer et achevé d’une balle de revolver. Lorsqu’Ischi rejoint ses complices, « il s’approche du mort, se penche sur le corps, rit, balance un coup de pied au cadavre » et lance un « Heil Hitler », repris en cœur par les autres. [15] Ensuite, la victime est découpée en morceaux, tandis que dehors, « pour couvrir ces bruits d’étal, Max coupe du bois devant la porte en sifflotant et ânonnant une chanson de Fernandel. » [16] On jette les restes dans le lac, on partage l’argent, la plus grosse part allant au Parti.

« Rêve dévoyé d’absurdes chevaliers teutoniques qui assomme l’air de la Broye, un matin du printemps 1942, où Dieu et une bande d’autochtones fous se sont fait berner, une fois de plus, par Satan en chemise brune. » [17]

Inquiète de ne pas voir rentrer Arthur Bloch, sa famille fait paraître un avis de recherche dans la presse locale. « Mais curieusement, au lieu que l’horreur de la disparition, ou l’angoisse qu’elle diffuse, éveillent la compassion ou la tristesse, un ricanement secoue encore les cafés, ironie sale, propos appuyés sur la “juiverie”, “le profit”, les commerces “parasites” ». [18]

La bande de nazillons criminels est arrêtée le 25 avril 1942. Cinq ans après le crime, la veuve Bloch meurt de chagrin. Sur la tombe de son mari, elle a fait poser une dalle où sont gravés ces mots : GOTT WEISS WARUM (Dieu sait pourquoi). « Ce qui dit ironiquement sa confiance et sa défiance dans les décisions du Très-Haut. Et que l’obscurité domine. Et que toute compréhension humaine, accepter, savoir, reconnaître, est à jamais impossible. » [19]

Toute sa vie, Jacques Chessex est hanté par ce crime.
« Car il arrive que le vieil écrivain qui a assisté à cette histoire quand il était jeune garçon, parfois se réveille en pleine nuit hantée et blessée. Et croit alors qu’il est l’enfant qu’il fut autrefois, et qui questionnait les siens. Il demandait où était l’homme qu’on avait assassiné et coupé en morceaux près de chez lui. Il demandait s’il reviendrait. Et quel accueil on lui ferait.
— Est-il vrai ce soir qu’il erre ?
— Tu veux parler d’Arthur Bloch, on n’en parle pas. Arthur Bloch, c’était avant. Histoire ancienne. Histoire morte.
Mais une voix ne se tait pas dans le songe du vieil homme-enfant.
— Donc c’est avant ? Et c’est maintenant ?
 » [20]

Les protagonistes de cette sordide affaire, il les connaissait tous, à l’exception du pasteur Lugrin. Son père avait acheté sa première voiture au garage de Fernand Ischi et lui-même était assis en classe à côté de la fille aînée d’Ischi.

Traînant comme un fardeau le fait de ne pas avoir été du côté des victimes, il s’explique sur la raison d’avoir attendu soixante ans avant de publier ce livre : « J’avais besoin de temps, j’avais besoin de me le représenter de la manière la plus nette, la plus concentrée, la plus élaborée, pour que ce livre soit une espèce de pierre, une espèce de perfection formelle où tout soit juste, tout soit vrai, parce que j’ai attendu pour le faire que ce soit vraiment l’instant où il fallait le sortir. » [21]

Ce livre, Jacques Chessex le choisi bref, d’une simplicité efficace, resserré sur l’horreur : « Je déteste les livres qui traînent, les livres qui sont une espèce de paquets de brume. » [22]

En 103 pages seulement, Chessex manie les mots comme un scalpel. Les phrases se succèdent, sans moire ni velours, coups de poing que le lecteur est incapable d’esquiver. Pour l’auteur, ce livre n’est « pas une entreprise d’esthète, mais quelque chose d’élémentaire, d’organique. » [23]
Comme l’écrit Jérôme Garcin, son ami de longue date, Chessex « n’a pas son pareil pour décrire sans trembler des abominations, pour hurler à voix basse, pour fouiller la culpabilité dans une prose de confessionnal. » [24]

Aurait-il fallu taire cette vieille histoire ? « Je n’ai pas tort, né à Payerne, où j’ai vécu mon enfance, de sonder des circonstances qui n’ont pas cessé d’empoisonner ma mémoire et de m’entretenir, depuis tout ce temps, dans un déraisonnable sentiment de faute. » [25]

On s’en doute, la publication de Un juif pour l’ exemple déclenche un tonnerre de réaction, à commencer par celles du maire et de l’archiviste de Payerne, qui préfèrent laisser l’histoire dormir en paix.

Resquiat in pace, c’est justement ce que Jacques Chessex souhaite à « Arthur Bloch, le Juif errant, parce qu’il n’a pas de repos sous la dalle du Gott Weiss warum. » [26]

La presse locale de l’époque consacrait une seule colonne à cet horrible fait divers. Le livre de Chessex déclenche les passions, relayées par la presse. Ce qui dérange, c’est que l’auteur déterre cette histoire, qu’il ose affirmer que tout le monde savait, à l’époque, ce qui se tramait.
« On se couperait la langue, on se crèverait les yeux et les oreilles plutôt que de reconnaître que l’on sait ce qui se trame au garage. Et dans les arrière-salles de certains cafés. Et dans les bois. Et chez le pasteur Lugrin. » [27]

Jacques Chessex propose à la ville de Payerne de rendre hommage à Arthur Bloch en rebaptisant la place de la Foire en place Arthur-Bloch, et en scellant une plaque dans la Rue-à-Thomas, où a eu lieu le crime. Sa proposition est rejetée.

Pour faire suite à l’affaire, les autorités communales décident de nommer une commission extraparlementaire chargée de rédiger une résolution qui paraît quelques mois plus tard. Le texte de cette résolution insiste sur la nécessité d’un travail de mémoire. « Même s’il peut être douloureux, ce rappel du passé doit conduire aujourd’hui à un travail de prévention et d’engagement contre toute forme de racisme et de discrimination. » De plus, la résolution rejette toute condamnation collective de la population de Payerne de 1942 ou de 2009.

Pour avoir osé ressortir cette vieille histoire, Jacques Chessex déclare avoir reçu des menaces de mort. Le choc est violent lorsqu’on voit défiler, lors du Carnaval de Payerne 2009, un char figurant une boille [28] ensanglantée, un os, et le nom de Chessex écrit avec les deux S du symbole nazi.
« A Payerne, ce 1er mars 2009 on a tué Arthur Bloch une deuxième fois. On a touché à l’imprescriptible. On a bafoué le devoir de mémoire. On a déshonoré Payerne, on a déshonoré la Suisse » [29]
Pas de doute, le mal qui rôdait dans les ruelles et dans les arrière-salles des cafés était toujours présent, ce printemps, à Payerne.


[1Un juif pour l’exemple, p.87

[2Ibid., p. 9 et 11

[3Ibid., p.12

[4Ibid., p.17

[5Ibid., p.21

[6Ibid., p.19

[7Ibid., p.17

[8Ibid., p.18

[9Ibid., p.22

[10Organisation d’extrême droite pilotée par l’Allemagne

[11Un juif pour l’exemple, p.28

[12Ibid., p.26

[13Ibid., p.36

[14Ibid.

[15Ibid., p.60

[16Ibid., p.64

[17Ibid., p.12

[18Ibid., p.76-77

[19Ibid., p.100

[20Ibid., p.101-102

[21Emission La Grande Librairie, France 5, 19 février 2009

[22Ibid.

[23Payerne, Chessex et le Juif mort, Isabelle Falconnier, L’Hebdo, 8 janvier 2009

[24Chessex 1942, Le Nouvel Obs, Jérôme Garcin, 8 janvier 2009

[25Un juif pour l’exemple, p.88

[26Ibid., p.102

[27Ibid., p.30

[28Bidon à lait semblable à ceux dans lesquels furent déposés les morceaux d’Arthur Bloch

[29Carnaval de Payerne, Jacques Chessex réclame justice, lematin.ch, 20 mars 2009



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