jeudi 25 mars 2010 par Meryème Rami
La notion d’imaginaire demeure difficile à définir car englobant des acceptions parfois contradictoires. « L’imaginaire est un mot d’usage et de destination incertains : placé à mi-chemin du concept et de la sensation, il désigne moins une fonction de l’esprit qu’un espace d’échange et de virtualité. » [1] Il s’assimile à un chantier, fictif et virtuel, de construction et de déconstruction, de tension continuelle, d’éparpillement d’images qu’on essaie de rassembler, d’organiser dans une œuvre.
Si pour Baudelaire, l’imagination c’est la « reine des facultés » qui favorise des correspondances intuitives, elle est bannie par Pascal car « maîtresse d’erreur et de fausseté » [2]. Au sens pascalien, elle s’oppose à la raison. C’est une faculté trompeuse. Les images reçues ou créées empêchent la raison d’atteindre la vérité. Elle est créatrice d’illusions, de chimères, de fausses visions qui entravent le bon jugement.
Dans la terminologie psychanalyste, l’imaginaire désigne « le registre des images, de la projection, des identifications et, en quelque sorte, de l’illusion » [3]. Gilbert Durand définit l’imagination comme un « dynamisme organisateur [qui] est facteur d’homogénéité dans la représentation » [4]. Il insiste sur ce processus mouvementé qui caractérise le travail de l’imagination sans toutefois y voir une anarchie. Comme Bachelard « suppose que c’est notre sensibilité qui sert de médium entre le monde des objets et celui des songes » [5], on intègre la sensibilité comme déclenchant la rêverie à partir du monde concret.
L’imaginaire est l’espace de la création libre, de l’anti-conformisme. C’est la faculté qui nous permet d’outrepasser le réel et ses contraintes. À l’image du rêve, l’imagination déforme le réel pour plus d’expressivité : « éliminant ce qui lui paraît sans résonance, amplifiant ce qui lui semble frappant, [elle] aboutira à cette transmutation, à cette recréation : elle s’empare du réel, mais comme d’une matière première et pour lui donner un visage chargé de sens. » [6]
Relevant plus de l’inconscient puisqu’il s’assimile au rêve, on peut dire que l’imaginaire est le lieu d’affrontement d’images, de figures et de désirs conflictuels. En effet, l’imaginaire est un espace virtuel d’échange et de tension continue, conséquence d’une confrontation de désirs refoulés : « l’imaginaire [qui] n’est pas un espace de conciliation, (…) est le lieu du surgissement des signes mais aussi de leur redéploiement au-delà des limites du sujet pensant. » [7]
Comment fonctionne l’imagination ? Quel travail effectue-t-elle ? Elle consiste à produire, à créer des images relevant plus de l’activité de l’inconscient que du regard porté sur le réel. De ce fait, son travail s’assimilerait à celui du rêve c’est-à-dire qu’elle a la propriété de construire un monde à part sous le joug de la « déformation » dans le sens où celle-ci permet la construction de nouvelles images susceptibles de changer notre perception du monde. « À l’imagination reproductrice, qui ne voit du monde que des formes statiques et sans épaisseur, Bachelard oppose l’imagination créatrice, qui recueille les matières individuées délivrées des formes d’objets, pour les pétrir et les travailler, comme l’artisan ou l’alchimiste. » [8] Le travail de l’imagination est une métamorphose permanente à la quête de nouvelles images.
La psychanalyse propose une lecture singulière du fait littéraire. Le travail littéraire s’apparente au fonctionnement du rêve. Dans Le Poète et l’imagination, Freud définit l’œuvre comme la réalisation d’un désir inconscient C’est ce qui lui confère tout son côté « hermétique » et son caractère inaccessible. Assimilée au rêve, l’œuvre est impénétrable ; pour y accéder, il est nécessaire de passer par une démarche interprétative. À partir du moment où on conçoit l’œuvre, à l’image du rêve, comme réalisation d’un désir, l’imaginaire est l’occasion d’un défoulement :
L’œuvre d’art, comme le rêve, n’est pas la traduction claire et univoque d’une réalité qui existerait quelque part indépendamment du texte (…) L’œuvre d’art est, pour une part, la résultante d’un ensemble d’incitations et de résistances qui sont totalement insaisissables mais dont nous pouvons suivre le travail par une démarche interprétative. [9]
L’art est l’occasion d’exprimer les contradictions, les antagonismes définissant l’être et probablement de réaliser ses désirs paradoxaux. L’art matérialise ce « magma » de tensions à l’aide de cet ensemble d’images, de rêves et de projections que constitue l’imaginaire. L’artiste est un rêveur conscient. Si cette définition traduit un paradoxe (le rêve relève de l’inconscient), ce n’est qu’en apparence. L’art possède en lui un côté obscur du fait qu’il émane d’un être échappant à toute définition. Aussi, l’art n’est pas uniquement un travail sur le concret ou la logique. C’est un travail sur l’interprétation et une tentative d’appréhender le monde. Comme le rêve, c’est le moyen d’exprimer et de traduire un désir inaccompli, des fantasmes inassouvis.
Comment passer du réel à l’imaginaire ? Peut-on établir une transition entre les deux ? Comment en délimiter les frontières ?
Si, généralement, ces deux entités s’excluent, on peut affirmer que l’œuvre ne peut se réaliser pleinement qu’en proportion de son éloignement du réel. C’est cette rupture ou cet éloignement qui lui assure son autonomie, son statut plein d’œuvre d’art et l’affirmation de sa dimension créative. Cependant, la rupture n’est pas toujours radicale. Gilbert Durand [10] insiste sur le mélange du réel et de l’imaginaire. Celui-ci naît d’un travail sur le réel par le biais des fantasmes et des pulsions propres au sujet. L’expérience artistique n’instaure pas une coupure entre le concept de réalité et celui d’imaginaire. Au contraire, dans son Introduction à la psychanalyse, Freud conçoit l’art comme un lieu de passage ou une étape pour exorciser les contraintes du réel. Dans cette perspective, le rapport art / réel est à concevoir, non en terme de concurrence, de conflit, mais plutôt en terme de complémentarité, de suppléance. L’objectif majeur de l’imagination est de créer une émotion profonde, ébranler l’âme et susciter des sentiments. Elle opère au niveau de la sensibilité et des sensations.
Par ailleurs, il existe des niveaux dans l’appréciation de l’imaginaire. En dépit de ses références au réel, la littérature est le lieu d’exercice de cette faculté par excellence de par sa création de nombreuses images sollicitant une participation interprétative du lecteur. L’art plastique est à considérer différemment : « La pensée plastique qui existe à côté des pensées scientifique ou technique appartient, à la fois, au domaine de l’action et de l’imagination. » [11] L’imaginaire se construit ici à l’aide d’une matière, celle des couleurs ; c’est un imaginaire plutôt concret. Quant à la musique, c’est l’art qui réalise le mieux cette fusion sensible, qui favorise le mieux cette créativité foisonnante de sensations. C’est ce qui explique le recours des autres arts à la musique comme source d’inspiration, pour de nouvelles expériences. Ainsi, au moyen de matériaux divers et de facultés irrationnelles telles l’inconscient ou l’intuition, l’artiste arrive à suggérer un univers magique où réalité et sensations fusionnent.
Dans le domaine de la fiction, l’espace imaginaire est l’aboutissement d’une reconstitution, d’une composition à partir de références réelles et de données légendaires. L’imagination est un ensemble d’éléments composites, un mélange d’expériences, de souvenirs, de visions se rattachant à un lieu donné. Imaginer un lieu revient à le charger de significations et de sensations diverses. C’est donc dépasser le substrat matériel pour donner libre cours à l’imagination, faculté qui se situe hors toute contrainte. La création d’espaces imaginaires correspond à une volonté d’écart, de distanciation par rapport au réel. Par le biais d’un foisonnement d’images, on arrive à configurer un espace autonome, inclassable de même que l’est l’œuvre qui l’adopte. L’ailleurs est déterminant dans la révélation de soi et de ses potentialités créatives. C’est le domaine de la liberté par excellence : liberté de création, liberté d’associer des entités éparses parfois paradoxales, liberté de s’approprier le monde et de le « dominer », liberté d’affirmation de soi dans ce mouvement ou dans ce magma d’images. « L’ailleurs est l’espace où le sujet recentre le monde. » [12]
L’imaginaire, c’est ce monde à part, intime, difficilement accessible, indescriptible propre à l’artiste et qui lui permet d’édifier cet autre univers particulier qu’est l’œuvre. L’artiste passe par l’imaginaire pour créer un monde de signes et de symboles où lui- même y trouve place.
[1] G. QUINSAT, « La création littéraire. L’imaginaire et l’écriture », in Encyclopaedia Universalis, Symposium, Les enjeux, 1990, p. 401.
[2] PASCAL, Pensées, Paris, Bordas, 1991, pp. 173-174.
[3] F. SCITIVAUX (de), Lexique de psychanalyse, Paris, Seuil, coll. Memo, 1997, p. 43.
[4] G. DURAND, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992, p. 26.
[5] Ibid., p. 31.
[6] R. HUYGUE, Sens et destin de l’art. De l’art gothique au XX° siècle, Paris, Flammarion, 1985, p. 200.
[7] G. QUINSAT, op. cit., p. 401.
[8] D. FONTAINE, La Poétique. Introduction à la théorie générale des formes littéraires, Paris, Nathan, 1993, p. 72.
[9] M. MILNER, Freud et l’interprétation de la littérature, Paris, éd. Sedes, 1997, p. 49.
[10] G. DURAND, op. cit., p. 38.
[11] P. FRANCASTEL, Art et technique aux XIX° et XX° siècles, Paris, éd. de Minuit, coll. Tel, 1956, p. 12.
[12] P. JOURDE, Géographies imaginaires de quelques inventeurs de mondes au XX° siècle. Gracq, Borges, Michaux, Tolkien, Paris, José Corti, 1991, p. 322.