LE CORPS DANS TOUS SES ETATS
Bernard Noël & Jean-Marc Scanreigh, Le roman des postures, Editions Fata Morgana, Fontfroi le Hautn, non paginé, 11 Euros.
Depuis toujours la métaphysique a chargé de biffer le sexe, de le remplacer en
idéalisation ou en technique (expéditive). Pourtant tout l'être est de ce sexe,
on peut presque dire rien que ce sexe tant il se situe là où il n'est jamais
sorti. C'est pourquoi la métaphysique ne tolère aucune analogie pour parler de
l'être avec les récipients. Elle veut - au prix d'une volonté agissante -
tenir l'être à l'extérieur de ce qui pourrait le contenir. Tout cela pour nous
faire oublier qu'au cœur du monde nous sommes au cœur d'un ventre et jamais
aucun rapport de contenu et contenant n'est suspendu. Le dire le montrer c'est
accepter de nous situer tel que nous sommes : seul l'ardeur bienveillante de
l'autre peut nous ramener aux sens donc à la vérité - mais la métaphysique
préfère des régimes plus anorexiques..
Loin de ceux-là, entre confidence et révélation Noël et Scanreigh ouvrent à la
séduction d'un mystère qui s'offre mais d'une certaine manière qui ne se
"dit" pas (d'une certaine façon il fait mieux). Ainsi, pour le voyeur
(lecteur & contemplateur) le plaisir reste indicible au moment où celui-là
devient - pourtant - complice d'une intrusion et d'une intimité au sein
d'une stratégie perfide. En effet, le graphisme de Scanreigh évoque ce que le
texte de Noël amorce. Le premier n'est donc pas une simple illustration mais
une incitation et tout se passe comme si "l'instinct échappait à
l'éducation". Tout se situe entre fascination (surtout) et
répulsion (pour les étroits de corps) : mais dans tous les cas une fascination
agit.
On peut bien sûr se rétracter en se disant qu'on est en pleine fiction -
puisque le titre "roman" le propose - et si cela peut protéger
des corps... D'autant que le graphisme, d'une certaine manière, au sein même
des mélanges indique une séparation par aporie. Il existe en effet toujours un
éloignement au cœur du visible par le dessin. Mais il n'empêche que
quelque chose remue - gicle même. Et il en va du sexe avec, ici, "la
belle confusion entre le haut et le bas". Noël l'évoque,
Scanreigh met les points sur les i. Et soudain au croisement du texte et
du graphisme perturbation et plaisir jouent à plein. Le corps parle, s'agite
"et tant pois si après cet effort l'animal est triste". Ce
qui compte dans l'enroulement des dessins, au sein du soulignement des phrases
c'est l'étrange fusion. Ce qui compte c'est d'approcher le scandale du corps et
sa liberté.
Il ne faut plus ici agiter les barreaux derrière les pudiques ont décidé de
non-vivre. Contre l'auto-enfermement, surgit le retour à l'autre, qui nous sort
de l'identique. Accepter sa complétude c'est ne plus se crisper, c'est jouir,
déplacer les frontières, travailler aux possibilités de s'imaginer, pour un
temps, dans l'impossible là où le foutre est non une fin mais un commencement.
Et son embobinage, si on permet à la machine de se remettre en route,
"reprend à l'infini". En ce sens, comme le souligne Noël,
"écrire est bien de l'économie", mais représente surtout une
dépense. Avec le temps tout redevient possible. Le membre sait le
goût de l'origine, alors il y revient et veut en être envahi. Il cherche - et
l'écriture comme le graphisme le trahissent - à ne plus penser. Oui, il faut
éviter le fiasco de la pensée par le rut. Et même si le membre demeure toujours
"la prothèse bancale de l'imagination", celle-ci garde un goût de
l'infini : car, paradoxalement, en nous jetant dans la petite mort, pour un
temps le présent possède des saveurs d'éternité.
Certes, la lenteur est requise pour prolonger la mort et fournir au temps
"une élasticité favorable". Mais puisque le temps n'a
qu'un temps, posture prise et chose faite, chose dite et montrée il faut y
revenir encore : "une bouche, une langue, un phallus et vous aurez
aussitôt un trop de sens" mais, répétons le, un trop qui évite de
penser. Au sein des 55 "postures" l'homme ne pense pas avec
son sexe, il fait mieux. Dès lors peu importe ces "postures"
et qui plus est les impostures, ce qui compte c'est la langue
"qui met le sexe en tête" et le graphisme qui la fait fonctionner
afin que, et les dessins de Scanreigh le prouvent, le déjà-vu se transforme en
inconnu.
On est jeté dedans sans y être : cela se faire mettre, mais peu importe. On le
sait depuis Baudelaire "l'action est la sœur du rêve", il ne
reste dons qu'à se laisser prendre, qu'à se laisser glisser jusqu'à la
fascination en une double approche, un roman à quatre mains qui impose une
conduite forcée. Et à qui veut en dévier, Noël et Scanreigh répondent de
manière tacite : le corps est le conducteur de la seule excitabilité. Il
suffit donc de suivre l'injonction duelle des auteurs pour lesquels la
répétition s'efface au profit de la variation en un perpétuel retour.
Chaque "chapitre" (d'une page) est donc un acte toujours nouveau, un
exode vers l'ouvert au sein de l'autre, au sein du même puisque nous ne pouvons
faire mieux que de rejouer le premier rapport au monde : non celui de
l'attachement au sol mais celui d'une destination maritime - tout se joue en
effet dans des mouvements liquides. C'est pourquoi en un tel "roman"
traces et mots ne dessinent pas la perte mais le recommencement au sein même de
la noyade sensorielle. Deux personnes (peut-être plus parfois) s'immobilisent
en un étrange face-à-face : mais le sujet duel ne cherche pas la
duplication. Il y va d'un dialogue (comme il en existe un autre entre l'artiste
et l'écrivain) pour notre plaisir propédeutique. L'acte accompli est déjà
un fantôme mais, ici, ce n'est pas la nostalgie qui joue. Le texte et le
graphisme visent "moins l'assouvissement que la métamorphose"
et c'est pourquoi chose faite ou livre lu et regardé il faut se faire une santé
et bien vite recommencer dans un primitif désir de "langues" en ce
posant juste la redoutable et vienne question de la rhétorique "Par
où commencer ?".
(sauf indication contraire les citations sont tirées du texte de B. Noël).
Jean-Paul Gavard-Perret
05/2003