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La Reine Alice, Lydia Flem

Editions du Seuil, 2011

mardi 5 avril 2011 par Alice Granger

Dans ce roman, Lydia Flem a choisi de raconter le traitement de son cancer en exploitant l’œuvre de Lewis Carroll « De l’autre côté du miroir », nous faisant tout de suite entendre la perte du « Pays des merveilles » lorsque le Roi et la Dame de Cœur lui ont coupé la tête en lui apprenant la terrible nouvelle, et c’est une réussite.

Le procédé littéraire nous semble ce qui reste de solide à l’auteur lorsque plus rien n’est pareil, lorsqu’on est passé de l’autre côté, que les cheveux sont tombés, que l’épuisement s’installe. Je suis en effet frappée par la maîtrise littéraire d’un récit qui raconte une épreuve cataclysmique. Alice est en même temps un pauvre objet entre les mains du chirurgien, du Chimiste, du kinésithérapeute, et une Reine. En renommant les différents personnages, l’auteur semble reprendre littérairement la main, se faisant aider par Lewis Carroll. Ainsi, le kinésithérapeute devient Cherubino Balbozar, le Ver à Soie est peut-être un psychothérapeute, le Roi et la Reine de Cœur sont les médecins qui lui assènent la nouvelle tranchante, le Chimiste est le médecin oncologue, Troll semble un proche qui l’accompagne, il y a le Chapelier utile lorsque survient la perte des cheveux, etc.

Peut-être l’Attrape-Lumière, autre nom d’un appareil photographique, et cadeau de la Licorne rencontrée dans un jardin, met-il en effet l’accent sur la capacité qu’a notre personnage jeté au Pays du Miroir de se rattraper en attrapant les mots, une œuvre littéraire, la lumière, les couleurs, les objets devenus curieux, surréalistes, comme si elle les voyait pour la première fois, comme si elle réalisait qu’elle avait le temps de les voir, dans un temps merveilleux enclavé dans l’épreuve. Parfois, en lisant, on a envie de dire, Alice au pays des bénéfices secondaires de la maladie, du traitement. L’arrêt forcé au pays du Miroir, en avançant les pions sur l’échiquier, offrirait paradoxalement le temps de regarder, d’attraper ce qu’avant, pressé, on avait raté, s’ouvrirait du merveilleux en plein désastre, au cœur de la lassitude, du découragement, des nausées, avec les choses « A votre seul désir ! » « Il n’y avait aucun doute : elle désirait capturer des images, voler une parcelle d’éternité à la courses des nuages, au ruissellement de l’eau des fontaines, au balancement d’une toile d’araignée dans le vent. Tout l’émerveillait comme si elle n’avait jamais rien vu, rien regardé auparavant. » Et les cartes, il lui semble maintenant que c’est elle qui les a en mains… Pourrait-on dire qu’elle a réussi à voler, à rattraper, du temps perdu, à revenir de manière surréaliste en arrière, et que c’est très malin ? Enorme ambivalence de la maladie ? Frôlant presque son sens, son pourquoi ? Voler une parcelle d’éternité à la course des nuages ? Dame à la Licorne qui lui fait le présent de l’Attrape-Lumière, malignement ? Beauté des tableaux qu’elle réalise et qu’elle photographie, qu’elle immortalise…

Paradoxalement, la perte des cheveux, l’altération de l’image de soi, permettent de se refaire une beauté autre en se plaçant devant le miroir : la description des essais de turbans est très belle. Et on imagine la Reine Alice avec ses turbans de soie de toutes les couleurs. L’Attrape-Lumière a réussi à fixer le visage endormi de la petite Alice. On imagine la maman Licorne la contemplant.

Dinah la chatte semble un dédoublement heureux d’Alice objet des vicissitudes chimiothérapiques. « La chatte ronronnait sans vergogne dans un couffin improvisé au milieu des tissus abandonnés par sa maîtresse. » Tissus matriciels, chatte lovée dedans, temps rattrapé, remonté, volé. Alice gourmande sa chatte qui a froissé ses beaux foulards. Ah ! ce verbe gourmander ! La sensualité gourmande n’est sûrement pas absente dans des déchirures qui s’ouvrent en plein temps des chimios et des découragements… Parlant à sa chatte si sensuelle, si voluptueuse, Alice évoque le Chimiste, à cause duquel elle est si intranquille, on pourrait dire si certaine d’être à nouveau dérangée, dé-lovée, et aussi le docteur Farfadet, qui l’avait endormie avec des airs d’opéra italien, et réveillée aux sons d’une musique de jazz. On s’aperçoit que ses sens sont sollicités, au cours de l’épreuve, et qu’à travers le pire passent des éclaircies d’éternité sous forme de musique, de couleurs, de tissus soyeux, et de paroles merveilleuses. Comme si le pire apportait aussi le meilleur. Comme si le moment était d’exception. Comme si la maladie elle-même avait été un procédé malin pour faire revenir ce temps. C’est très dur, mais il y a plein de joyaux dedans.

Le Grincheux travaille la nuit, sans se soucieux de la lumière qui dérange la malade intranquille. « Alice se réveilla éblouie par une violente clarté. » Se levant et se dirigeant dans le couloir vers la source de lumière, elle voit un savant en train de tracer rageusement toutes les lettres de l’alphabet en plusieurs langues… Elle le dérange, il s’insurge, « Vous êtes très offensive pour une endormie… votre sommeil ne doit pas perturber mon écriture… » On devine que la malade voudrait que tous se plient devant elle, obéissant au doigt et à l’œil à l’exigence des soins à avoir pour elle au centre de tout, et voilà que cet homme centré sur ses travaux est hérissant ! Il ose ! Tout ne tourne donc pas autour d’elle… « … elle finit par glisser les petits coussinets de son attrape-sons dans ses oreilles, et se laisser bercer longtemps, très longtemps par la musique avant de tomber dans l’oubli profond du jour à venir. » Remontée du temps par l’attrappe-sons, vie sous-marine. Chanson : Qu’importe l’endroit, j’suis toujours à l’envers.

« Je viens de retrouver celui de mon enfance, mais il refuse d’écrire. » Le stylo. Le kiné Cherubino Balbozar, double du Ver à Soie, est-il un réparateur de stylographe ? En tout cas, il est toujours question d’attraper le temps de l’enfance… !

Dame aux turbans. Nouvelle image. Plus souvent devant le Miroir, on imagine. Sur l’échiquier de la maison du Miroir, elle ne maîtrise plus rien mais ne lâche jamais prise. Le Lapin Blanc lui prend le pouls, elle est si pâle. Il y a du monde pour la remarquer, s’arrêter auprès d’elle ! Le Lapin s’affole, l’emmène dans le terrier des urgences. Le docteur H., aux urgences, lui conseille une phrase de Proust. On devine à quel point la littérature permet à la narratrice de se rattraper même lorsque tout la lâche et qu’elle se dé-chêne. Proust parle du jardin réservé où croissent comme des fleurs inconnues des sommeils si différents les uns des autres. Jardin, fleurs, lieu merveilleux, paradis, singularités.

Larmes. Fracas de tout son être. Soudain, un engourdissement bienheureux la surprend, elle glisse dans la torpeur d’une sieste inespérée. « Accrochée au dos d’une tortue de mer, Alice voguait parmi les récifs de corail, les perles baroques, les poissons aux tons irréels, les dauphins rieurs. Une musique insolite accompagnait leur voyage. » Comme si l’épuisement permettait une sorte de passage du mur du son, de revenir dans un autre temps. Corps devenant semblable à la tortue lente, qui nage. Devenue un être nouveau, indéfini, incroyablement paisible. Sans jamais l’écrire, l’auteure semble nous emmener au cœur du sens de la tumeur maligne, là où l’immortalité s’était installée, et une sorte d’îlot d’involution. Autre rêve : un ami lui raconte l’histoire d’un garçon qui avait tout quitté pour entreprendre un voyage au bout de la nature sauvage, au bout de la solitude. Mais, s’étant empoisonné, il ne put revenir. Voilà, il est question d’un voyage extrême en deçà, dans ces circonstances « offertes » par l’épreuve cancéreuse, et le risque est de ne pas pouvoir revenir. Or, revenir, partager, c’est quand même ça qui compte. Une part saine veille, la folie peut se vivre, à condition d’en revenir.

La Reine Alice reçoit plein de cadeaux. Elle en fait une composition irrégulière et colorée, et éternise le tableau avec son Attrape-Lumière. L’artiste ne perd pas le nord… « Ce fut un entracte, bref, dense, ramassé, une impression d’accomplissement. » C’est fou comme cette épreuve catastrophique offre la surprise de choses très positives, des perles d’art, et qu’en Alice, une artiste, voire une écrivaine, veille pour n’en rien perdre, au contraire pour faire feu de tout ce bois… C’est presque expérimental… La pauvre malade en situation d’épreuve extrême où plus rien n’est pareil, où son intégrité corporelle est atteinte, ses forces ruinées, où elle est un objet de la science médicale, et en même temps, Alice a une formidable capacité de tout capturer et analyser, de tout faire devenir de l’art, de la poésie, de la littérature, entre mots, couleurs, et sons. Elle s’observe elle-même, comme se dédoublant, et a le pouvoir d’exploiter un envers artistique et littéraire de ce temps monstrueux qui l’a saisie avec violence. Temps exceptionnel dont il ne faut rien perdre. Cherubino Balbozar répare non seulement le bras, mais aussi le stylographe, et les choses peuvent se révolter contre ceux qui « souhaitent les dé-choser ». Stylo de son enfance. La Reine Alice écrit.

Voici qu’une dame de la Renaissance sort de son tableau pour se faire soigner cinq siècles plus tard… Troublant portrait, voire… autoportrait : s’y trouvent unis de manière très intime l’insouciance et la gravité, la souffrance et le charme.

Temps des sens, paradoxalement : le parfum de pommes caramélisées chatouille les papilles, comme si le stylo de l’enfance avait ramené sa madeleine… Alice était, parmi trois petites filles, la préférée de Lewis Carroll. Statut de préférée. Née de son imagination. Se sentir être sa création.

La Reine, lors de la troisième chimio : « Votre corps n’est pas à vous, il est à la Science, et la Science, c’est moi ! » « … les malades n’existent pas : vous n’êtes qu’une maladie. Mais, consolez-vous, vous avez obtenu la reine des maladies, précisa la souveraine sur un ton de plus en plus courroucé. » La reine des maladies… Le corps entre les mains de la Science… Ce statut du corps… Idem, être juste une créature de Lewis Carroll… Son désir de la créer… Comme la petite Reine Alice est donc exceptionnelle !

Le Troll essaie de susciter l’appétit d’Alice qui ne peut rien avaler : beurrée de Bretagne, tartelettes à la frangipane, charlotte aux pommes, crème au thé, etc. Les noms de desserts se succèdent au rythme de son manque d’appétit, la liste n’est pas stoppée, au contraire le refus de la malade suscite l’imagination culinaire du Troll, qui prouve à Alice sans appétit à quel point il a le souci d’elle par les gourmandises en série qu’il lui propose… Cela pourrait être un jeu : l’absence d’appétit relance sans fin le désir du Troll de la nourrir de choses meilleures les unes que les autres : il fait sortir du chapeau un trésor de friandises, juste en les nommant. Et aussi des mets salés, gelées de chanterelles et d’écrevisses, petites truites confites, saucissons frais, croquettes de fromage, boudins frits, etc. L’important est que le Troll et Alice nomment à tour de rôle ces mets, à n’en plus finir, elle a Troll à ses petits soins juste par ces nominations de plats sucrés et salés, il s’attarde, il a tout son temps, il ne sait pas quoi proposer encore, il n’a rien d’autre à faire… Elle le retient… Lorsqu’elle a la preuve de son amour par les noms de mets, à l’infini, Alice arrête le jeu, elle en a soupé pour aujourd’hui… Des scènes ludiques qui s’additionnent aux bénéfices secondaires…

Toujours, Dinah, la chatte, Alice revient près d’elle, à l’abri. Elle s’était égarée jusqu’à l’épuisement, impossible voyage. L’impuissance, pourtant, peut transformer la malade en magicienne… Toujours les deux aspects… Dans le Labyrinthe des Agitations Vaines, Alice fait connaissance avec elle-même, à bout de forces et de souffle, elle expérimente la quintessence de l’être.

La maladie la tyrannise et a fait d’elle un tyran… Sa Majesté Alice rentre dans ses appartements.

Ah la médecine ! « La Reine Rouge, le docteur Farfadet, le Grand Chimiste, tous leurs acolytes, ne voulaient savoir d’elle que ce qu’ils pouvaient mesurer, jauger, calibrer, quantifier. » La malade n’existe pas… Ils n’ont pas « quelqu’un » face à eux…

Elle se demande enfin, à propos de la maladie : « S’était-elle produite à son insu ou y avait-elle participé ? » « … cette joie d’un nous intouchable s’était retirée. » Mais ce nous intouchable…. « Se pouvait-il que de cette détresse naquît souterrainement la prolifération de cellules anarchiques ? » Des cellules immortelles, surtout ! Des cellules que la mort ne peut toucher… Au sein de la matrice, comme la chatte Dinah voluptueusement lovée sur des foulards de soie, l’être non né est intouchable, mais soudain la naissance, le déracinement, une furieuse tempête, un ouragan… S’était-elle bercée de faux récits, d’illusion sur le pays des merveilles ? Question qui frôle le sevrage… Alice avait cessé d’être une petite fille… Mais elle puise dans la malchance une chance à saisir.

Dans sa chambre de malade, il lui vient aux oreilles le roucoulement des colombes, le ruissellement d’une fontaine, elle se promène dans son corps comme dans un refuge merveilleux, avec la sensation d’être emportée dans le flux de la vie.

A l’enfermement dans la salle d’exposition, chez Lady Cobalt, elle répond par l’évasion, les étoiles, flottant loin de son corps meurtri. Mais soudain, la porte est vraiment close. Mais que serait un jour, s’il ne portait pas la vulnérabilité en lui ? Il faut cueillir les choses lorsqu’elles se présentent, les bénir car elles sont mortelles.

« J’avais peur de finir mon histoire, vois-tu ? Maintenant au contraire j’ai presque hâte d’y mettre la dernière touche, d’en sortir, de passer à autre chose… Ecrire cette fantaisie, ce conte, n’est pas une évasion, cela prolonge mon désarroi, mes hésitations… Je ne m’y retrouve plus, sur le damier de mes échecs. » Bout du tunnel sur la voie du sevrage des bénéfices secondaires ? Le pion ballotté d’une case à l’autre, telle la reine des malades ou bien… l’enfant qui jouit d’être la créature de quelqu’un comme Alice est la créature de Lewis Carroll… Mais le stylographe l’emporte encore comme un tapis volant…

L’étrangère du tableau, à l’allure d’une Romaine ou d’une habitante de Pompéi, dit à Alice qu’elle aurait voulu qu’elles soient amies mais que, malheureusement, Alice préférait les hommes aux dames… Une représentation de la mère semble se détacher et s’éloigner, ainsi qu’une sorte d’aura été de l’homosexualité féminine d’essence incestueuse avec la mère… « Nous ne partagerons pas la même aventure… Elle s’éloigna comme si la page s’était tournée, l’avait engloutie. » Avec cette étrangère, l’auteure n’est-elle pas arrivée au vif du sens de la reine des maladies ? Le cancer du sein envahit un organe propre à la mère. Les cellules immortelles tentent de l’immortaliser. Les bénéfices secondaires essaient de rattraper le temps perdu, celui d’avant, où comme la chatte voluptueuse la petite fille pouvait n’être pas séparée. Le personnage sent le désir de ne plus appartenir qu’à un seul livre, qui serait une matrice.

Traverser le Miroir, c’était donc une chance. « Alice rêva d’Alice. Il y avait une multitude d’Alice… Comment Alice supportait-elle d’appartenir à la fiction ?… Si elle avait pu choisir, aurait-elle pris le parti de la réalité ou celui de la littérature ? » Ou bien, ajouterions-nous, la réalité commence à faire partie de la littérature… Alice éprouve le sentiment heureux d’une dette infinie. A la fin, retour de la Licorne, sorte d’hippogriffe qui la prend sur son dos pour l’emmener dans la Forêt du Pas à Pas de la Convalescence. Mais elle ne va pas l’accompagner : désormais, elle ira seule ! Mais la solitude sera habitée par les traces de sa présence. La mère faite de cellules immortelles envahissantes se détache, abandonne sa fille à la vie, elle n’est plus en son sein. Alice avait failli mourir. Maintenant, elle trouve que le temps de la convalescence ne passe pas… Mais le temps, aucun médecin n’en vient à bout…

Bonne chance !
Alice Granger Guitard

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