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La littérature sans estomac, P. Jourde
dimanche 24 mars 2002 par Irma Krauss

La littérature sans estomac de Pierre Jourde

L'Esprit des péninsules, 2002

 

Mettons un peu d'ordre parmi les fabricants de littérature (vedettes) et les écrivains (artistes), voilà en substance ce que nous dit cet essai - où Jourde essaie de laisser filtrer un rai de lumière dans le tunnel actuel de la littérature française. A partir d'une relecture attentive de romanciers à succès, il inventorie trois catégories chromatiques d'écriture : la rouge, la blanche, l'écrue. Avec ces trois catégories, où les critiques sont en génuflexion constante (culte du vedettariat, du copinage et du tiroir caisse obligent) Jourde explique avec brio et un peu de méchanceté bouffonne (ça nous change des salamalecs interchangeables) comment ces finauds fabricants de littérature écrivent sans danger, ni péril. Cela nous donne à penser, que si la plupart de ces plumitifs se recyclaient dans les livres de recettes, leurs chiffres de vente fracasseraient des records de vente insoupçonnés. Avis aux grands éditeurs et producteurs d'émission télé.

Jourde nous convie aussi à une lecture d'œuvres choisies parmi des écrivains qui prennent des risques et qui mettent en place des univers où la littérature est constamment en jeu. L'écriture stomacale, celle qui vous donne le tournis.

Mais les choses n'étant jamais ni noires ni blanches, nous avons droit à des interludes : histoire de mettre de la musique dans le chromatisme, probablement. Ces interludes donnent lieu soit à un joyeux massacre en règle de certains écrivains, soit à exposer quelque chose d'indécidable ou d'ambigu dans le paysage littéraire (l'écriture houellebecquienne, par exemple).

Jourde a du coffre, un courage certain, mais encore plus un goût pour le pugilat, pour s'attaquer ainsi à des auteurs à succès qui étouffent la littérature et la ratatine; sous le regard ébaubi d'une critique rampante métamorphosée en vendeurs attitrés pour les maisons d'édition. Une critique sans risque, une critique de salon, une critique paresseuse. Géographie désolante.

Dans son essai Jourde entame un travail rigoureux et vigilant sur la littérature actuelle (ses analyses en font foi). J'oserais dire, sans que cela soit une bien grande audace de ma part, qu'il faut être un passionné de la littérature animé par une indignation furibonde pour aller sur ce terrain miné. En France, me semble-t-il, le slogan TOuche pas à ma littérature est plus fort que TOuche pas à mon pote. C'est tout dire …

L'avant-propos d'une trentaine de pages nous met dans le vif du sujet. Tout simplement brillant, Jourde affûte ses armes. L'appât n'est pas un leurre. On ne sait pas trop exactement où l'auteur nous amènera, mais on sait que l'on est partant, on accepte l'invitation qui nous change de la complaisance habituelle lorsqu'il s'agit de pââââârler de littérature. Un avant-propos dense, intelligent, ludique, et plein de subtilités portant sur la littérature et qui égratigne au passage certains gros forains du cirque éditorial.

Je mentionnais précédemment certains interludes dans cet ouvrage mais il y aussi un prélude. Et ce privilège est accordé à nul autre qu'au pape de la République des lettres, l'infaillible Philippe Sollers. Ah! ce qu'il en prend le Sollers : "Un écrivain de troisième ordre qui aura eu son importance dans la vie littéraire". Et que dire de ses deux âmes damnées en jupon, la Savigneau et la Forrester. Juste pour ça, ne serait-ce que pour cette trentaine de pages, il faut courir chez le libraire, le plus près de chez vous, pour mettre le bout du nez dans cette gifle monumentale que Jourde inflige à Sollers et à sa petite cour papale. Un morceau de bravoure. Sardonique mais suave.

A bien y penser, après l'estocade à Sollers, ce qui suit vaut aussi la peine que vous poursuiviez votre lecture rapide. Alors cette fois-ci c'est Angot qui passe dans la broyeuse. Jourde est tellement conscient du talent de celle-ci qu'il a préparé à son intention un surprenant encadré qu'elle n'aura qu'à découper et à insérer dans son prochain livre. "Ce repli narcissique de vieille gamine desséchée par une avarice sénile dégoûte un peu, fait pitié un peu. C'est là le vrai génie : un grand écrivain a l'audace de nous écœurer. Angot est une sainte de la pauvreté d'esprit […] Personne ne voit que, pour que l'écrivain accomplisse pleinement l'ascèse littéraire, il faut qu'il consente à sa propre nullité. Ce que Christine Angot a le courage. Il est vrai que cela exige, aussi, des dispositions " dit-il. Jourde, magnanime, prépare tout de même une levée de fonds (il donne l'adresse pour d'éventuels donateurs) pour qu'Angot ait les 140 000 FF nécessaires (dit-elle, non plutôt hurle-t-elle) pour commencer son prochain chef-d'œuvre sans soucis pécuniaires. Espérons que Christine et Léonore lui en seront grées, si la levée de fonds fonctionne, bien sûr.

Après avoir pulvérisé Sollers et Angot (dans une argumentation qui n'a rien de facétieux, loin de là), Jourde met en conserve Beigbeder. Le personnage étant plutôt freluquet rien ne sert, semble-t-il, de lui donner trop d'importance. Donc pour Beigbeder qui mange à tous les râteliers, petites égratignures, pour un petit malin. Anodin, en somme, puisque Beigbeder est anodin. Tautologie oblige.

Darrieussecq et Olivier Rolin sont les suivants. Allez hop! A la moulinette. J'avoue que j'aime bien Rolin, j'aime son écriture, j'aime son côté lancinant. Il fait partie des quelques écrivains dont j'ai gardé, dans un carnet, quelques phrases qui m'avaient chavirées et qui me chavirent encore. Je ne vois pas en lui quelqu'un qui écrit dans le "ronflant" et "les recettes d'un lyrisme néo-romantique", comme Jourde en fait la démonstration. Cependant le passage à la moulinette qu'opère Jourde n'est pas gratuit, en fait Jourde discourt toujours avec des fragments d'œuvres pour appuyer ce qu'il démontre, montre, démonte puis remonte. C'est cela qui me plaît chez Jourde, il a lu et relu. Il connaît bien les œuvres et les écrivains dont il parle, c'est ce que l'on appelle de la probité intellectuelle. Alors qu'il assassine Rolin, je trouve ça regrettable, mais il le fait avec sincérité et je ne saurais désavouer cette sincérité même si je ne partage pas du tout ce dépeçage. Au suivant…

Les écrivains précités (sauf le "Commandant Majeur" Sollers) font partie de l'écriture rouge selon Jourde. Autrement dit, "syntaxe complexe, métaphores flamboyantes, énumérations". La blanche, elle prospère dans "la parataxe voyante, minimalisme syntaxique, lexical et rhétorique". Dans cette catégorie sont placés Oster, Viel, Toussaint, Redonnet, Bernheim, Bobin, Roze. Mais attention, nous prévient Jourde, écriture blanche et écriture rouge se confondent, puisque l'une cherche sa singularité dans l'affectation du détachement et l'autre dans le cabotinage. Écriture blanche et écriture rouge sont, un mélange astucieux dans le naturalisme, le réalisme et le romantisme, dégradées dans le poncif à force de trop vouloir se singulariser. Quant à la troisième catégorie, l'écrue, elle est minimaliste, elle tient du petit rien, de l'ineffable, du microscopique, de la trouvaille. Littérature souvent angélique, décorative, qui empaille confortablement le lecteur dans le ravissement. Citons Autin-Grenier, Holder, de Cornière, Delerm. Tous ces écrivains de l'écriture blanche, rouge, écrue, Jourde les passent à un examen attentif et cela est assez effrayant. Lire cet essai de Jourde ne peut que nous apprendre à mieux lire, il va s'en dire. Il a des yeux de chat Pierre Jourde. Et des griffes aussi… Bobin "le ravi de la crèche" que j'affectionne fait une bien piètre figure dans ce ratissage. Je ne crois pas, comme Jourde le laisse entendre, que Bobin joue avec un certain détachement béat pour se singularise, au contraire, Bobin a une singularité sans affectation. Ce qui le rend si étrange, c'est qu'il est cérébral tout à fait cérébral, et je pense sincèrement que ce qu'il ressent, il doit l'écrire pour le ressentir. J'ai toujours vu Bobin enfermé dans une bulle de verre. Un solitaire flottant dans sa bulle de verre. Lui seul à l'intérieur avec l'oxygène nécessaire pour respirer, mais rien d'autre. Écrivant inlassablement le même livre. Bobin n'a pas de corps, l'écriture lui en donne un. Vraiment Bobin ne mérite pas, selon moi, de se faire esquinter avec une telle désinvolture.

Je vous fais grâce des interludes, simplement puis-je dire, qu'il ne reste plus grand-chose de Camille Laurens après que Jourde l'ait examinée. En ce qui concerne Pascale Roze, on ne peut que lui souhaiter bonne chance dans un autre métier. Il y a bien Houellebecq, mais avec lui on ne sait plus trop où l'on en est – ni Jourde, apparemment. C'est une aporie ce Houellebecq. Intéressant cet écrivain mais on ne sait pas trop quoi faire avec. Il faut attendre. A mon avis, son succès, qui n'a aucun sens, est en train de nous le gâcher.

L'essai se termine en bouquet avec des écrivains aimés : G. Guégan, V. Novarina, E. Chevillard, P. Michon, J.P. Richard. Ici la passion de Jourde exulte. On voit tout ce que représente la littérature pour lui "écrire consiste à rêver avec une intensité telle que nous parvenions à arracher au monde un morceau " - et on navigue alors avec Jourde dans des eaux profondes où parfois on se perd, on se noie, on refait surface… Il y a beaucoup de passion dans ce dernier chapitre intitulé tout simplement "Écrivains". Ici le discours ne se fait plus le même, il devient plus ardu, plus difficile, plus spécialisé, voire un peu tordu. Qu'importe, il fait bon de se perdre momentanément dans le ring de Jourde.

"Arracher au monde un morceau ", tiens, je pense qu'Éric Chevillard m'attend, à moins que je me remette à la relecture de Pierre Michon. Je verrai…

 

Irma Krauss

le 24/03/2002

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