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Beauté, Philippe Sollers

Editions Gallimard, 2017

jeudi 1er juin 2017 par Alice Granger

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« Je n’en finis pas de me dérober au bavardage universel en ouvrant des livres », écrit Philippe Sollers dans son dernier roman. Pindare, Hölderlin, Bataille, Homère, Héraclite, Saint-Simon, Empédocle, Sophocle…

Le narrateur et Lisa, une jeune pianiste grecque d’exception, s’aiment, et se rencontrent comme s’ils avaient disparu entre deux rendez-vous. « Quelle joie de se revoir vivants !… deux sauvés du néant se disent bonjour et s’embrassent. » C’est toujours la première fois. Elle, lui, sont capables de se mettre en état d’étrangeté maximale, voilà, c’est la première fois que le monde existe, qu’ils ont un corps, l’étranger, l’étrangère s’accueillent, exactement comme les anciens Grecs avaient du respect pour l’Etranger de passage, qu’ils lavaient et faisaient manger.

Lisa s’est sentie absolument seule très tôt dans son enfance. Alors la musique s’est emparée d’elle. Comme Genet, elle pourrait dire que la solitude est une royauté secrète, « incommunicabilité profonde, connaissance plus ou moins obscure d’une inattaquable singularité. » Exceptionnel, en effet, cette coupure, cet abandon à la vie singulière, aucun humain ne pèse sur l’autre, n’entretient une logique de dépendance, n’enferme dans des rôles semblant aller de soi, ne projette sur soi son ambition, n’exige la performance selon des critères de réussite entendus, le monde est léger. Qu’on s’imagine, enfant, et soudain, cette sensation d’absolue solitude comme indice d’une inimaginable liberté ! Le luxe ! La famille ne prend la tête. On échappe aux rails, aux rôles, aux identifications, on verra soi-même, en vivant. On habite son corps libre.

La chose inouïe, dans ce roman, est donc le statut exceptionnel, en rupture, de cette jeune femme, Lisa : cette solitude absolue, cette chute définitive autour d’elle d’une circonvention qui, d’habitude, définit le cadre d’une vie de femme depuis la naissance, elle sera mère comme maman, donc elle se mariera avec un homme qui sera comme papa, et pour assurer économiquement la famille il faut aussi s’organiser pour bien gagner sa vie. Une circonvention surplombée, donc, par la logique de la reproduction, non pas la logique de vie. Très tôt, d’habitude, s’identifiant à maman de laquelle elle est très proche, la petite fille s’imagine à son tour maman, elle joue à la maman, voilà les poupées russes. Lisa, elle, s’est sentie au contraire absolument seule très tôt. La circonvention maternelle, familiale, sociale, obéissant à la logique de la reproduction, n’est pas autour d’elle, tout reste ouvert pour sa vie, elle est dans une logique de vie, elle espère l’inespéré. Le statut de son corps n’est plus le même. Il n’est pas entre des mains propriétaires, qui savent en prendre soin, le circonvenir, aller au-devant des désirs, les saturer. La petite fille, dans sa solitude, découvre un corps qui est à elle seule, indépendant, séparé. Elle commence à sentir ses cordes sensorielles, de l’intérieur, sur la peau, par les yeux, les oreilles, la bouche, les orifices. Elle s’entraîne à en jouer, à découvrir, à se laisser surprendre par les merveilles de l’extérieur. L’extérieur aussi, la nature, les humains, s’ouvre à elle, non déjà anticipé par des proches qui pour le faciliter, pour qu’il n’y ait pas de risques, pour que sa place l’attende déjà, l’ont dénaturé. Elle s’entraîne à jouer avec ces cordes. Elle découvre les cordes du piano, les notes de musique disent un plaisir subtil, très minutieux, très précis, très recherché, très aristocrate. C’est la petite fille qui a toujours l’initiative de jouer avec ces cordes, qui a décidé seule. Au piano. On imagine aussi que la nature, les autres humains, sont autant de surprises, de l’inespéré, toujours comme si c’était une première fois, et peu à peu tout autour ce sont comme des dieux grecs qui se manifestent, sans hiérarchie mais avec chacun son caractère, ses goûts. Lisa, on l’imagine petite, dans sa solitude, qui fait ses expériences toujours par elle-même, nature et êtres humains se présentent à elle de manière naissante, dans une sorte d’eccéité, aucun humain par exemple de l’univers familial ne vient la devancer, tout lui mâcher, lui dire ce qu’il faut en penser. Sans doute des regards veillent de loin, mais la laissent aller, parient sur ses propres capacités, sur sa curiosité, sur le plaisir pris, et de la prise de risque naît l’estime de soi, la joie intérieure. La beauté accueille la petite fille seule. Elle apprend sa joie, son plaisir, en artiste elle peut les jouer au piano, sa vie est dans ses cordes qui vibrent, elle sait ce qu’elle veut s’aperçoit le narrateur.

Donc, Lisa est une femme absolument différente. Le monde dans lequel elle vit est une sorte de Grèce antique, où tout autour d’elle dans la nature des dieux se manifestent, immortels, avec leurs histoires d’amour, leurs jalousies, leurs intrigues, en tout cas en rien moralisés par un surplomb oedipien. Les dieux de la mythologie grecque vivent leur vie, leurs amours, en n’obéissant pas au cadre de maman papa les enfants, ils sont libres, changeants, toujours en train de combiner quelque chose, c’est instable, c’est de l’inespéré, cela s’équilibre.

Le narrateur, bien sûr, est aussi un homme différent. Qui s’est écarté de tout ce qui pouvait le circonvenir, le programmer, l’assigner à résidence. Solitude. Silence. Lui aussi a l’oreille absolue pour écouter le jeu des cordes, lui aussi a un corps différent.

Avec Lisa, ils ne s’encombrent pas. Il y a « un afflux d’intervalles entre les relations. » Aucun des deux n’est propriétaire du corps de l’autre. A Egine, en Grèce, il y eut un coup de foudre sans le moindre orage, un éclair en plein jour, c’est très rare. Ils sont ensemble. « Je pense que l’éclair vient d’un repos profond, insondable éclat d’harmonie complète. » Ils s’aiment par-dessus tout le silence. En regardant les mains de pianiste de Lisa, le narrateur est sous la foudre. Elle est la seule bénédiction dans un monde en folie. « Comme elle joue bien, cette fille de la foudre ! » Elle joue avec tout le feu de son enfance.

Un vers de Rimbaud : « la rumeur du torrent sous la ruine des bois ». Poète qui fait « parler la Nature de tous les côtés à la fois. » Cette nature qui parle de tous les côtés, lorsque la solitude absolue fait sentir que rien ne nous anticipe plus notre vie, que tout est naissant.

Si on n’espère pas l’inespéré, on n’a aucune chance de le trouver. Sagesse d’Héraclite ! Qui dit aussi que l’harmonie invisible est plus belle que la visible, et qu’on n’échappe pas à ce qui ne sombre jamais. Héraclite confère le mouvement à toute chose, « un mouvement éternel aux choses éternelles, un mouvement de corruption aux choses corruptibles ». Contrairement à ce qui circonvenait, et qui a sombré telles des enveloppes placentaires, la nature qui accueille est toujours là, la beauté même, elle ne sombre jamais.

L’autre point génial, inouï, de ce roman, qui fait écho à cette petite fille qui fait très tôt l’expérience d’une solitude absolue, s’entend par cette réflexion de Philippe Sollers : « Œdipe n’a pas eu la chance d’être bercé par sa mère, d’où la tragédie dont on fait tout un plat… l’important c’est qu’il soit apte à procréer pour que l’inceste ait réellement lieu. Il ne serait jamais venu l’idée à Freud qu’une mère puisse faire jouir stérilement son enfant mâle et que celui-ci s’en souvienne. Jocaste sait ce qu’elle fait. » Œdipe, c’est un garçon programmé pour la reproduction, sa mère lui dit qu’il sera comme papa, et même qu’il est exactement comme lui et maman aime cette image, voilà l’inceste, se voir comme papa dans les yeux de maman, et alors ce garçon se projette dans une logique de reproduction, Jocaste sait ce qu’elle fait, elle éternise l’image de la mère par son fils. Dans tout cela, il n’est jamais question pour le garçon nommé Œdipe de partir seul dans l’aventure de la vie avec son corps, d’en apprendre les cordes sensorielles, de jouir avec, d’ouvrir les yeux sur la beauté inespérée et changeante du dehors, de la nature. Mais voici qu’une autre sorte de mère, qui est elle-même épouvantée par ce monde ennuyé, donc ne restant pas du tout circonvenue par un rôle de mère matricielle supposée éternel car le père est plutôt déserteur, entrevoit une logique de vie plus qu’une logique de reproduction, et fait jouir de la vie juste naissante en même temps qu’elle son fils, corps libre sur une terre où ce qui s’espère n’est pas déjà déterminé. Le narrateur laisse entendre qu’il a été ce fils-là, qui n’a pas été circonvenu dans le piège oedipien. A noter aussi cette mère « épouvantée ». Qui est mise en situation d’entrevoir à travers cette épouvante qu’il y a pour elle une vie après la mère matricielle. Son corps redevenant libre, elle fait sentir à son fils né aussi son propre corps libre : voilà la nouvelle jouissance. Là où tout n’est pas fait « pour user son prochain comme soi-même ». Où posséder « la beauté sans pourquoi, sauvage ». La beauté sans pourquoi, la rose sans pourquoi.

Il y a donc une autre vie possible. Et là, les « humains, malgré leurs atrocités et leurs misères, ne renoncent pas à rencontrer leurs semblables à des années-lumières de leurs migrations terrestres. » Empédocle a raison, écrit Sollers, nous avons été précipités dans le pays sans joie, où règnent la haine, le meurtre, la sécheresse, la putréfaction, l’errance dans les ténèbres, tout a l’air lisse, mais en-dessous, la séparation fait rage, « la souillure natale vous interdit toute remontée vers la source bienheureuse, et vous prive de tout plaisir. »

Georges Bataille écrivait, rappelle Philippe Sollers : « J’aimerais oublier l’insaisissable glissement de moi-même à la corruption. » N’est-ce pas ça, l’immortalité, l’oubli de l’inéluctable glissement du mortel destin, dans une vie où l’inespéré est possible ? Lorsque la « puissance immortelle de la beauté est dans l’air ».

Avec Pindare, et Lisa, le narrateur « quitte sans regret » notre « époque dévastée mais pleine de promesses, pour scruter la beauté enfouie sous les ruines ». Dans le monde divin, règne l’harmonie. Ecrire, c’est tirer comme Apollon. Pindare est toujours tellement d’actualité : « L’envie s’attaque toujours au mérite, elle ne cherche pas querelle à la médiocrité. » Et Sollers écrit : « L’important, c’est donc de tenter la chance, sinon c’est le silence et l’oubli. » Et il poursuit : « J’ai appris, très tôt, à vivre dans la clandestinité, à me méfier des terriens et de leurs points fixes. Egine, dit Pindare, est l’île amie de la musique. »

Euripide parle de l’étrange fin d’Œdipe, « en plein miracle », « seul avec Thésée, roi d’Athènes, tueur du Minotaure, lequel mangeait de la chair humaine au fond de son labyrinthe. » Œdipe qui part loin de la logique de la reproduction qui fait foncer tête baissée les hommes à la manière du taureau blanc dont Pasiphaé la femme de Minos était amoureuse. Comment sortir du labyrinthe matriciel ? En conquérant une vie qui ne finit pas, en entrant vivant dans la mort, sans emmener avec lui sa fille, Antigone, comme rompant l’enchaînement incestueux. Sollers donne sa version : « l’inceste avec votre mère vous fera entrer vivant dans la mort. » Une mère entrant elle-même dans l’entrebâillement d’une nouvelle vie par l’esseulement où la laisse un père déserteur fait entrer en même temps qu’elle son fils dans cette autre vie où l’inespéré de la beauté peut advenir, et en même temps, pour ce fils qui jouit avec sa mère de cette vie-là imprévue, c’est la mort à une vie programmée pour la reproduction, une vie à l’image de celle de papa maman les enfants. Un tel fils aura une conscience vive de la mort que c’est, cette vie ordinaire, en regard de l’autre vie, celle qu’il vit de manière clandestine, en s’échappant. Pindare conseille : « Le mieux est de toujours regarder le présent. »

Pour libérer Athéna de la tête de son père, « il a fallu défoncer à la hache le crâne de Dieu » : et oui… Une fille qui réussit à sortir de la tête de son père ! Sollers commente : « Voilà une opération cruciale, à commémorer sans cesse » !

Pindare, à propos de cette fille : « La Muse se tenait à mes côtés, quand j’ai inventé, dans sa fraîcheur brillante, un nouveau mode d’association à la cadence, le chant, parure de la fête. »

A Bordeaux, Hölderlin cherche aussi « toujours une autre voie », et marche à « la lumière du monde délié ». La femme du consul « est une sorte de vache blonde, totalement ignorante et très puritaine ». Evidemment, Hölderlin passe pour un précepteur pervers parce qu’il a une histoire d’amour avec une employée de maison, une paysanne brune qui passe pour une allumeuse. Il a le malheur de ne pas assez être sensible à la mère de famille… Par cette histoire d’amour, « Le vert sacré des prairies, témoin de la bienheureuse et profonde vie du monde » émerveille Hölderlin. Où est donc le souci, pour ce précepteur, d’élever les enfants dans la morale ? Lui : « Les fleurs fleurissent plus belles dans le silence. » La mère de famille, Elfriede, le fait renvoyer.

Empédocle, qui s’était jeté dans l’Etna, a écrit : « Me voici parmi vous comme un dieu immortel. »

Kafka, écrit Sollers, a dit que tandis que son équipage était attiré par les sirènes, Ulysse a entendu un « silence assourdissant d’aimant ». Rien d’un irrésistible appel sensuel ! C’est l’appel au reproducteur, c’est le spermatozoïde qui fonce… Lisa pense à l’île grecque de Λεσβος, cette île Lesbos où j’aime l’été aller m’exercer à la langue grecque, où s’entassent dans la misère les migrants. D’un côté il y a le pousse à se reproduire, de l’autre les humains qui sont là, on n’en veut pas, on les laisse mourir en mer, on les traite de manière humiliante… On ne les désire pas vraiment…

Capter un furtif rayon de soleil est musical, le silence est musical.

Regardez ces filles en conversation, chacune n’écoute qu’elle-même, celle-là n’en finit pas de contempler sa photo, elles sont dans une bulle narcissique, « les arbres n’ont jamais existé », elles jacassent de plus en plus fort.

« Le piano est un avion à réaction, un Rafale. C’est aussi un cercueil enchanté, un sous-mari nucléaire, un satellite en orbite, une fusée. » L’immortelle beauté protège Lisa.

A propos des tueurs de l’Etat islamique, ce point de vue singulier et lucide : ce tueur ne vient plus obligatoirement de Syrie ou d’Irak, c’est n’importe quel délinquant marginalisé, c’est « un homme jeune, il constate que le règne de l’homme est terminé, il n’en peut plus de la féminisation universelle … il se sent ravalé, humilié, châtré… Il va se radicaliser peu à peu, et, soudain, à toute allure… Des promeneurs, des filles en tenue beaucoup trop légère, des mères poussant leurs enfants, une femme enceinte ? C’est du pain béni pour la mort… Internet dicte la conduite à suivre. Il faut tuer le plus possible de ces figurants du Spectacle… Ils se vengent de cette stagnation molle… pulsion de mort visant directement leur fonction reproductrice. » Celui qui a pu s’échapper dans la logique de vie n’a plus aucune raison de se venger, on n’a pu le châtrer. Mais comprendre cela, ce n’est pas donné à tout le monde…

L’inespéré peut arriver ! « Un jour, alors que personne ne s’y attend, une marée de beauté envahit l’espace ». C’étaient les impressionnistes. Ils se mettent à célébrer la nature, l’existence, les arbres, les roses, les coquelicots, les nymphéas, toute cette beauté sans pourquoi. Déjeuners sur l’herbe, femmes respirables. Ou a oublié cette beauté que la nature avait révélée.

« Les catastrophes et l’imbécillité générale, c’est-à-dire la surdité, ne leur font pas peur », aux dieux grecs qui ont choisi leur mortel pour se faire entendre ! La rupture du christianisme avec la nature a fini par être étouffante, mais les « dieux communiquent instantanément quand ils veulent. Voyez ce bel arc-en-ciel en mouvement : c’est Iris avec son écharpe… Messagère de Zeus, aucun dieu ne peut lui faire peur… » Elle se pose sur l’acacia, devant le narrateur, simple rayon de soleil. « Si tu attends comme il faut, les choses viendront à toi d’elles-mêmes, elles ne peuvent pas faire autrement… Là, les fleurs parlent, le bois résonne, les rochers dansent… il y a des rivières de miel, le lion et l’agneau reposent ensemble. Le vent, dans les feuillages, porte des messages, que les oiseaux traduisent jusque dans les montagnes. Les fleuves connaissent l’océan dès leur source, la beauté est gratuite. Tout cela reviendra un jour. » Poésie. Beauté. L’inespéré.
Alice Granger Guitard



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