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Le timbre égyptien, Ossip Mandelstam

Edition Le bruit du temps, 2015

vendredi 13 avril 2018 par Alice Granger

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Ossip Mandelstam écrit ce texte en prose pendant sa période de silence poétique, entre 1925 et 1930, donc une période de crise intense, provoquée par le tremblement brutal de l’histoire russe. Il y écrit sa vérité à propos de la révolution russe, alors même que celle-ci a très vite empêché sa poésie.

Il écrit de l’intérieur d’une sensibilité très singulière, unique, celle de l’exilé juif, pour lequel la destruction est infiniment plus douloureuse, ce qui lui donne accès à une vérité sombre, faisant désespérer de l’humanité avide. Sous ses yeux, la destruction d’il y a deux mille ans est redevenue actuelle, et le déménagement brutal n’ouvre pas d’issue au pauvre Juif qu’est Parnok ! Le poète Mandelstam, lui, fort de la richesse de sa résistance poétique, ne peut être d’accord avec ce qui se passe ! Ne lui échappe pas l’envers destructeur d’une idéologie mise violemment en acte, qui ignore les riches ressources de la pensée, de l’intellect, de la parole qui sont dans un cerveau humain et font que des déracinés peuvent ailleurs se reconstruire une vie différente se tricotant avec une autre culture, d’autres histoires et civilisations.

Par ce texte en prose, Ossip Mandelstam résiste en écrivant, en pensant, tout en laissant entendre un désespoir sans fin, comme si avec une telle révolution de 1917 l’exilé juif ne pouvait plus se reconstruire une maison par sa capacité à faire avec les autres différents, où les siens se retrouveraient, avec les objets de leur histoire et de leurs déménagements. Impression d’un dedans de l’ailleurs, cette fois, détruit. Mais détruit par l’avidité barbare. Parce que d’autres sont venus piller, prendre pour eux. Non pas une révolution pour accueillir vraiment l’humanité dans un monde juste, apaisé, vivable. Dans le texte de Mandelstam, l’intérieur familier d’une maison est vidé, les meubles entassés au garde-meuble allant sûrement meubler d’autres maisons, mais aucun ailleurs ne s’ouvre à celui qui est déraciné ! Le déraciné est juste bon à être jeté contre le porche d’une maison, ou dans la rivière, simple déchet.

Comme les Juifs dans l’exil d’Egypte, le poète se sent éjecté, expulsé, dévalorisé, bref « timbré », privé de son vêtement, cette « queue-de-morue » que son tailleur lui a volée pendant la nuit, c’est-à-dire son identité, sa biographie, cette stabilité rassurante d’un dedans familier spécial, comparable à celui que reconstruisent ailleurs, de déménagement en déménagement, les exilés, bien plus attachés à leurs objets que les enracinés car ils signifient le précaire et doux repos reconstruit par la pulsion de vie tandis que la pulsion de mort reste menaçante. Ceux qui viennent se saisir des meubles d’une telle maison de déracinés savent-ils vraiment ce qu’ils prennent en faisant cela ? Ils ne peuvent pas savoir, parce qu’ils n’ont jamais perdu, ils n’ont jamais fait l’expérience inquiétante de tout laisser, de rompre les attachements, les liens, les habitudes, pour tout reconstruire ailleurs dans le dépaysement total, et ainsi de suite. Ceux qui viennent saisir les objets d’une telle maison d’exilés le font juste parce qu’ils les ont vus comme le signe d’une vie privilégiée, comme un gâteau à prendre plus qu’à partager, ils ne voient jamais cet intérieur avec le regard de l’autre qui l’habite, ils veulent ça pour eux c’est tout, une avidité sauvage. Prendre à ceux qu’ils imaginent privilégiés et qui auraient volé ce qu’ils ont ! Dans une jalousie paranoïaque du haut niveau culturel qu’ils ont, fruit d’une bataille au cours des siècles pour se reconstruire ailleurs. Des enracinés sont venus piller une maison de déracinés, voilà ce texte saisissant de Mandelstam, pas facile à lire, entièrement traversé par le fait qu’au moment où il écrit, c’est très dangereux de parler, de penser, d’être libre !

Personne ne fait attention à la plainte de Parnok, double ordinaire de Ossip Mandelstam, tellement dérangé. Le grand tremblement de terre de la révolution de 1917, sans lui demander son avis, le prive des repères de la Russie d’avant, à la fois biographiques et culturels, sans qu’une terre de la naissance n’accueille vraiment. Si le roman ne pourra plus être pareil, si la biographie qui en était le pivot a disparue, que sera-t-il alors ? Une violente lame de fond collective est en train de déraciner le « dernier individu », et celui-ci, Parnok, est en train de résister désespérément par son activité intérieure.

Nous sommes en été 1917, à Saint Pétersbourg. « … les combattants tirent au pistolet dans les vitrines de vaisselle, des encriers et des tableaux d’ancêtres. » L’intérieur rassurant de Parnok est détruit, avec violence, et à jamais ! « … je bois mon immortalité domestique manquée » ! Les chaises, les assiettes hollandaises à fleurs bleues, tout a disparu « comme un lent incendie ». Parnok est déchiré par cet arrachement violent des objets familiers, formant un dedans comme matriciel métaphorique : « Mais comment m’arracher à vous, chère Egypte des objets ? ». Dans cette Egypte de Saint-Pétersbourg, ville d’exil et de reconstruction pour les Juifs, nous sentons le surinvestissement de ce dedans, avec ses meubles, un lieu pour sauver une identité, pour se sauvegarder, un refuge. Et surtout la musique, si importante pour Parnok, double de Mandelstam, et pour l’auteur lui-même. Or, ce piano aussi disparaît, et avec lui la musique, l’émotion. « Déjà les déménageurs horrifiés piétinent et soulèvent le piano à queue ». Rien n’est respecté, rien ne reste comme avant. La révolution de 1917 saccage cet intérieur, met dehors, force au déménagement originaire, mais sans offrir un ailleurs habitable. Tout se fige dans la destruction.

Parnok a cru pouvoir se raccrocher encore à un vêtement familier, sa « queue-de-morue », son ultime enveloppe ! Le soir, il l’avait mise sur le dos d’une chaise, où il lui imaginait une vie nocturne, à rajeunir, à plaisanter, à paraître à son avantage en faisant des conférences. Hélas, cette ultime enveloppe aussi, accordant encore de la dignité à Parnok, le faisant apparaître « quelqu’un », a, comme le reste, disparue pendant la nuit, volée par le tailleur Mervis qui l’avait confectionnée ! « Pourquoi as-tu privé Parnok de son enveloppe terrestre ? » Le traumatisme que vit Parnok alias Mandelstam, avec cette révolution de 1917 qui commence, est tel que, littéralement il disparaît en tant qu’individu ! Une histoire violente vient tout déménager, même le vêtement ! « Le rapt était accompli. / Mervis l’avait enlevée comme une Sabine ».

Pour résister à la violence du déménagement radical, Parnok s’évade intérieurement, en se remémorant cet intérieur où « le temps se fend en dynasties et en siècles », et où il « puisait la consolation » en regardant le planisphère, où « Avec la pointe de son porte-plume il piquait les océans et les continents, traçant des itinéraires de voyages grandioses ». Bref, dans cet intérieur, comme il a rêvé ! Comme il a voyagé ! Juste avec ce qu’enseignait cette carte ! Il poursuit sa rêverie, lui revient l’agacement de son oreille à cause des sons de la langue russe. « Et puis des chevaliers-gardes accourront pour son Requiem à l’église… Les oiseaux dorés, mangeurs de charognes, déchireront de leur bec la cantatrice catholique romaine ». Le chant, la voix, la musique, tout cela est déchiqueté aussi ! Or, les sons, la musique, sont si importants pour Mandelstam ! La preuve d’un espace sensible ! Mais l’actualité violente à l’extrême lui fait revenir en mémoire les images violentes de Balzac et Stendhal, peut-être celles rappelant une révolution de là-bas, Paris, avant celle de 1917 ? Il associe ces images à celles de jeunes gens qui, à Paris, époussètent « leurs escarpins à l’entrée des hôtels particuliers. » C’est très fort ! Très douloureux. Très désespéré ! Comme s’il désignait les bénéficiaires de cette révolution française ! Les notables, la bourgeoisie, la nouvelle élite, les hôtels particuliers ! Il y a dans ce texte qui commence de très précises associations d’idées, qui nous présente la grande intelligence et la lucidité de Mandelstam ! C’est alors que, comme par hasard, il s’en va à la recherche de son manteau ! La révolution prend, déménage tout, mais qui en profite ? Le tailleur, a-t-il vendu la queue-de-morue prise à Parnok ? Parnok n’a pas, qui s’ouvre à lui, une autre vie, il est forcé de regarder où ça va, ce qui a été déménagé de chez lui ! Et comment la musique, les sons, ont disparus, laissant un lieu inhumain et sans poésie. D’ailleurs, il se demande si c’est la mort ! Mais, de manière codée, il dit, « La mort n’ose souffler mot en présence du corps diplomatique ». La violence est telle qu’il faut faire le mort, surtout pas protester ! Il n’y peut rien, contre ce déménagement originaire !

Mandelstam dit les choses à mots couverts ! « Le timbre égyptien » est écrit en 1927-1928, et l’on imagine que c’est dangereux d’écrire ! Alors, Mandelstam écrit simplement, à propos du tailleur : « Tout indiquait que l’esprit de Mervis était occupé de choses autrement importantes que son métier de tailleur ». Car il lui fallait bien donner à ses enfants « leur petit pain beurré » ! Contraste violent entre ce délicieux petit pain beurré qu’un père est prêt à tout pour l’offrir à ses enfants, et le déménagement radical chez Parnok ! Juste ce beurre puisé dans le pot en dit long sur l’avidité humaine sauvage, sur l’égoïsme qui n’hésite pas à participer à la violence pour nourrir de douceur les siens et, sans doute, ceux-ci deviendront aussi ces jeunes gens à l’entrée d’hôtels particuliers comme à Paris ! Parnok, qui a bien repéré le beurre dans le logement du tailleur, et donc à quel point ignoble il est intéressé à la mise en acte de cette révolution russe, voit aussi… les radis, de dérisoires radis ! Lui, son intérieur a été déménagé, mais dans l’intérieur du tailleur, il y a du beurre, des radis. Il commence à comprendre le sens de cette révolution ! Tout ça pour des radis !

Mandelstam évoque Pouchkine, le visage tordu, que des « Messieurs semblables à des porte-flambeaux de processions funéraires » faisaient sortir « d’un carrosse étroit comme une guérite » et allaient le jeter sous une porte cochère. Le sort de Pouchkine semble être prémonitoire pour celui de Ossip Mandelstam, qui mourra de faim et de froid en camp de concentration en 1938. Une fois qu’on a déménagé son intérieur ancestral, rempli de mémoire et d’objets, on peut jeter sous une porte cochère aussi le cadavre du poète, déchet qui reste, dont on se débarrasse tandis que les enfants ont du pain beurré ! Et son père, des radis !

Mandelstam semble décrire ainsi la révolution russe : les Pétersbourgeois peut-être ont-ils changés au cours de l’histoire, « mais quand on approcha de la fin et quand, la température de l’époque ayant sauté à 37,3 la vie passa au galop, se lançant sur un faux appel telle une brigade de pompiers ». Un faux appel ! En tout cas, sur les lieux des rendez-vous des Pétersbourgeois, il faut désormais éviter de tomber sur des affaires qui ne nous regardent pas…

Parnok n’est rien, il n’a par exemple pas le pouvoir que donnent la richesse et une bonne généalogie : « méprisé par les concierges et les femmes » ! Il se voit mis à la porte de la Salle symphonique ignominieusement, des salons, de la Sociétés des Amis, du cercle intime de la Cigale. Il sera, il le sent, chassé de partout, « diffamé, déshonoré ». Il n’a plus d’avenir. Tout s’effondre. Son vécu de la crise est désespéré ! Il a cette intuition aiguë qu’il n’y a pas d’issue. La suite lui donnera raison. Sans doute ne marche-t-il pas avec l’histoire, cette révolution, car il a en lui une résistance désespérée, celle du poète, qui ne peut se perdre dans une vague collective sauvage !

Il résiste par l’activité intérieure. Par exemple, il se voit petit garçon, dans une majestueuse salle de conseil, et des grappes d’ampoules, des paquets de bougies se mettent à flamboyer « comme une ruche inanimée ». Images qui, par leur beauté éblouissante, font mal dans la violence sombre actuelle. « La lumière électrique jaillit avec une telle brutalité qu’il avait eu mal aux yeux et pleura ». Il reste dans ces évocations d’un temps disparu, il se souvient qu’il « aimait les tas de bois, les fagots et les bûchers », surtout le son de la bûche, « Il sentait la bûche comme vivante dans sa main ». La révolution a abîmé cette sensibilité poétique, qui s’attachait aux choses futiles. Les femmes, dit Parnok, ne comprenaient pas cela. Ne comprenaient pas le poète.

D’autres souvenirs. « J’aimais Chapiro parce qu’il avait besoin de mon père. » Mais la nuit, le petit Parnok se demandait ce qu’il pouvait faire pour l’aider. Il se souvenait des ces idées morales de l’enfance.

Il sait qu’il « y a donc au monde des gens qui n’ont jamais eu de maladie plus dangereuse que des rhumes de cerveau et qui restent accrochés à l’époque comme des décorations de cotillon. De tels hommes ne se sentiront jamais adultes, mais ils sont corrompus… ce sont des brouillons qui savent seulement déplacer les pièces sur l’échiquier… » Voilà. Parnok est un homme de l’avenue Kamennoostrovsky, « une des rues les plus légères de Pétersbourg ». Après les journées de février 1917, cette rue est devenue encore plus légère , « et les autos lancées à folle allure du gouvernement provisoire ». Il conclut : « là est le chaos » ! Et il désigne un jeune homme frivole, « qui rapporte ses maisons sous le bras » !

Eté 1917. « … le gouvernement de nouilles tenait ses séances./ Tout était prêt pour le grand cotillon. » Mais les cireurs de bottes commencent à s’agiter !

Quelle époque terrible ! Les tailleurs reprennent les queues-de-morue et les vendent à on ne sait qui, et les blanchisseuses aussi ne redonnent pas leur linge à des jeunes gens qui ont perdu leur fiche (dans le chaos ?). Voici des humains à qui on enlève leurs ultimes enveloppes, leurs vêtements ! Dépouillés de tout, littéralement déménagés ! Mis dehors, mais ce dehors ne s’ouvre pas à eux. Des enfants ont leur beurre, de jeunes gens ont une vie frivole et légère… On a tout enlevé d’un côté, pour tout donner de l’autre ! « Parnok reconnut sa chemise » ! Mais la blanchisseuse dit d’une manière cynique qu’elle est au capitaine Krzyzanowski ! Pourtant, Parnok, qui ne sait pas bien comment doit se dérouler une histoire d’amour, aurait bien offert à ces blanchisseuses, au lieu de fers à repasser, « des violons de Stradivarius ». Il tombe là sur un matérialisme qu’en tant que poète il ignore ! Il prend de plein fouet cette avidité matérialiste qui a éclaté, et qui déménage des appartements remplis de vie, d’histoire, de rêves, de musique, de sons ! Il voudrait leur offrir « un long rouleau de notes manuscrites », mais ce n’est pas cela qu’elles veulent ! Il y a là quelque chose sur les femmes…

Parnok est chez le dentiste. Soudain par la fenêtre il voit une procession ! « … étrange confusion qui donnait la nausée et répandait la contagion ». « … l’ordre terrible qui tenait la foule enchaînée ». Parnok sent bien cette « rude solidarité » afin qu’arrive en bon état, au bord de la Fontanka et à la péniche-vivier, ce « portemanteau pelliculeux ». Qui se serait avisé de venir en aide « au possesseur du col malchanceux… serait lui-même déclaré suspect, hors la loi, serait happé dans le carré vide ». En voyant cette scène terrible, Parnok, pareil à une toupie, abandonne le dentiste, dévale l’escalier, en pensant : « On fabrique des boutons avec le sang des animaux ». Sans doute comprend-il cette scène comme une prémonition de sa propre fin ! « … nous conduisons un petit bonhomme pour le jeter à la Fontanka, à la péniche-vivier ». Et pourquoi ? A cause de l’avidité folle, prête à tuer pour prendre ! Pour une montre américaine, en argent blanc de conducteur, ou à cause d’un billet de loterie. La violence humaine barbare, sauvage, criminelle, là déchaînée ! Tandis que l’Etat avait disparu, « qui s’était endormi comme une carpe » ! Parnok ne peut être complice ! Il veut, de manière suicidaire, tenter de sauver le pauvre bonhomme ! Il veut téléphoner à la police ! L’horloger n’a pas le téléphone, le marchand de miroirs lui ferme la porte au nez, le capitaine Krzyzanowski, qui est avec une dame, n’a pas le temps. « Il y a des gens qui, sans qu’on puisse dire pourquoi, ne plaisent pas à la foule » ! Comme Parnok ! Déjà à l’école on le taquinait, voilà Parnok le timbre égyptien, l’exilé. Un « innombrable nuage de sauterelles humaines arrivé d’on ne sait où avait noirci les rives de la Fontanka », pour voir la mise à mort ! Parnok espère encore téléphoner à la pharmacie au poste de police, au gouvernement, mais il sait bien que c’est comme téléphoner chez Perséphone, qui n’a pas le téléphone ! Encore l’allusion aux femmes…

Parnok alias Mandelstam se raccroche désespérément à l’évocation du Sud, à ce citron symbole de vie et de soleil : « Un morceau de citron ; c’est un billet pour la Sicile ». Mais cette vie belle est devenue si terrible, une agonie, à Saint-Pétersbourg ! « C’est un pépin de citron jeté dans une crevasse du granit pétersbourgeois : il sera bu avec du café turc noir par la nuit qui accourt en volant ». Désespoir du poète, si lucide à propos de la nuit qui accourt ! Poète qui désespère de cette violence humaine brute, de cette avidité matérialiste qui a été libérée !

Des sourds-muets traversent la place ! C’est si dangereux d’entendre, de parler ! Ils ne peuvent qu’envoyer des pigeons-voyageurs ! Langage codé ! Mais le poète qui aime tant la musique, désormais silencieuse, pense à chacune de ces mesures, qui « est une petite barque chargée de raisins secs et de muscats noirs. / Une page de musique, c’est d’abord une flottille à voiles rangée en bataille, puis un plan selon lequel sombre la nuit organisée en noyaux de prunes ». Quel contraste avec cette violence sauvage, qui tue pour une montre, ignorante des combats pour vivre que symbolise ce qu’elle détruit, combats menés par exemple par des exilés depuis deux millénaires ! Résistance intérieure de Mandelstam, l’un de ces exilés juifs pour lequel la Russie est l’Egypte des Pharaons, qui s’évade en pensant à la musique de Chopin, de Liszt, de Mozart, de Schubert, de Beethoven. « Une page de musique, c’est la révolution dans une vieille ville allemande ». « Mais combien martiales sont les pages de Bach, ces étonnantes grappes de cèpes séchées » ! « le piano est une bête d’appartement bonne et sage, à la chair de bois fibreuse, aux veines d’or, et aux os toujours enflammés. Nous le gardions des refroidissements, le nourrissions de sonatines légères comme des sonates. »

Mandelstam veut tant ne pas être comme Parnok ! Mais sa plume ne lui obéit plus, pour écrire des poèmes ! Lui aussi, comme Parnok, a peur ! Tuer pour un manteau ! La plume ne fait plus que faire jaillir du sang noir de partout, une plume souillée « par des salauds en manteau fourré ». L’exilé juif, que le poète sent, semble vaincu, face à cette violence brute, aveugle, il désespère de pouvoir, cette fois, avec la révolution de 1917, se reconstruire une biographie en exil ! Car une population humaine brute, violente, ne s’intéresse plus qu’au matériel, qu’à s’emparer, ne voyant l’autre que comme installé, enraciné, privilégié, alors il faut le déraciner pour s’enraciner à sa place, loi du plus fort. Cette population haineuse reste ignorante du combat intérieur que ne cessent de faire ces déracinés pour pouvoir vivre ailleurs en paix, en gardant vive la douleur de la faille, de la non conservation du lieu matriciel. Par son texte en prose, « Le timbre égyptien », Mandelstam nous dit que la révolution russe de 1917 a fait revenir le déraciné juif à la perte originaire, à la première et définitive destruction de la maison ventre, mais désormais avec l’impossibilité d’une autre vie ici ou ailleurs. Surtout pour Parnok, qui n’a pas de réseau familial susceptible de lui ouvrir une issue pour s’échapper ! Surtout, la révolution russe, c’est pour la victoire de nouveaux enracinés, donc l’exact contraire de l’expérience originaire des déracinés juifs, qui depuis si longtemps savent que du ventre matriciel l’humain est déménagé !

Avant, la peur c’était de laisser filer les lampes à pétrole. Maintenant, elle a changé de nature !

Que faire ? A qui se plaindre ? Alors que les apparences semblent paisibles ! « Le cabriolet avait un chic classique, plutôt moscovite que pétersbourgeois… Il ressemblait à s’y méprendre à un char de la Grèce antique ». Le capitaine Krzyzanowski, qui y est installé avec « la petite oreille rose criminelle », lui dit de ne pas s’inquiéter à propos du « galopin » jeté dans la rivière, « une sale histoire » de vol », on lui a volé une montre, mais qu’il avait sûrement volée… A noter cette description d’une présence féminine, emmenée par le capitaine ! C’est une petite oreille rose CRIMINELLE !

Que faire ? « La mémoire est une jeune juive malade qui la nuit quitte en secret la maison de ses parents et gagne la gare Nicolas : peut-être se trouvera-t-il quelqu’un pour l’enlever ». C’est ainsi que Mandelstam désigne ce qu’il écrit, cette mémoire, prenant le train vers des lecteurs ! A défaut de pouvoir s’enfuir lui-même, prendre le train, être attendu par de la famille influente vivant ailleurs ?

« Dans les appartements juifs règne un triste silence moustachu. » Mandelstam s’évade vers des souvenirs. Puis nous ramène au tailleur Mervis, voleur de la queue-de-morue de Parnok. Ce tailleur part livrer cette queue-de-morue au capitaine Krzyzanowski ! « … un vrai tailleur doit être capable de dépouiller de sa redingote, en plein jour et au milieu de la Nevsky, un client insolvable. » L’insolvabilité est un prétexte inventé pour justifier le vol. Elle représente le pauvre Juif, tel Parnok, qui n’a pas d’issue ! Apparaît la question de l’argent ! Et l’avidité de ceux qui le veulent ! La faute du Juif Parnok est de ne pas en avoir, d’où cette accusation d’insolvabilité, qui lui vaut le fait que le tailleur lui vole son manteau, qu’il n’aurait pas payé ! En vérité, un poète, en regard de la révolution matérialiste russe, est un coupable, puisqu’il ne joue pas le nouveau jeu de l’argent ! Si Parnok avait une généalogie très solvable, ce serait différent… L’argent présent dans cette généalogie pourrait signifier une sorte de complicité avec ces nouveaux riches qui apparaissent ! Donc, il y a quelque chose de très ambigu…

Mandelstam a de l’indulgence pour le pauvre tailleur, qui « se démène tout à coup comme un forçat arraché au lit de planches, battu par ses camarades », ou bien qui est « un satyre grec » ou « un pauvre cytharède, quelquefois le masque d’un acteur euripidien, quelquefois la poitrine nue et le corps d’un forçat, fouetté jusqu’au sang ; il est l’hôte d’un asile ou un épileptique ». Bref, ce n’est pas lui le vrai responsable, c’est juste un forçat utilisé par d’autres, qui se nourrit de radis. Nous remarquons à quel point la résistance intérieure de Mandelstam se raccroche à ses lectures, grecques par exemple, mais aussi à la littérature russe d’avant la révolution, dont il s’inspire pour écrire « Le timbre égyptien », Gogol par exemple, ou Tolstoï.

Mandelstam a « hâte de dire la vérité vraie. Je me dépêche de la faire. La parole comme l’aspirine laisse un goût de cuivre dans la bouche. » Le fait d’écrire vaut un médicament, la joie dans le désespoir le plus grand d’avoir pu dire la vérité. La joie d’avoir pu vérifier qu’il en était toujours capable, que la révolution russe n’avait pas pu déménager cette capacité de penser, de juger, en lui ! « L’huile de foie de morue est un mélange d’incendies, de jaunes matins d’hiver et d’huile de baleine : le goût des yeux arrachés et crevés, le goût du dégoût porté jusqu’à l’extase ». Le goût du dégoût, pour le poète Ossip Mandelstam, n’a pu être détruit par la révolution russe ! Même si les livres fondent comme des glaçons. « Je ne connais pas la vie. Elle m’a été substituée dès que je connus le craquement de l’arsenic sous les dents de l’amante française, cette sœur cadette de notre fière Anna. » Quelle finesse ! Cette allusion à Madame Bovary se suicidant à l’arsenic mène à Mr Homais, ce symbole par excellence de la société des notables, bourgeoise, à laquelle la révolution française avait abouti ! D’une révolution à l’autre ? De 1789 à 1917 ?

« Tout rapetisse. Tout fond. Goethe lui-même fond. » Désespoir du poète, de l’homme cultivé. « Mais la pensée, comme l’acier tortionnaire des patins… qui ont jadis glissé sur la glace bleue et saupoudrée, ne s’est pas émoussée. » Le poète Mandelstam ne plie pas. Ne perd pas son âme. Même s’il « devient de plus en plus difficile de tourner les pages du livre gelé » ! Nous « lirons encore, nous regarderons encore » ! Le poète ne se laisse pas emmener par la masse humaine qui va au spectacle de l’homme jeté dans la rivière ! « Quelques minutes avant que ne commençât l’agonie, une brigade de pompiers descendit avec fracas la perspective Nevsky… Les fioritures martiales des trompettes des pompiers, comme le brio inouï d’un malheur triomphant et implacable, forcèrent l’entrée de la chambre à coucher. » Une cantatrice mourante se mit à chanter !

Parnok, ce soir-là de l’été 1917, ne rentre pas chez lui. « Il pensait que Pétersbourg était sa maladie infantile… il guérirait, deviendrait semblable aux autres… peut-être se marierait-il… A cet âge de jeune chien, il faut mettre un terme ». Il pourrait aller travailler en Grèce. Déjà, le déraciné pense à se mettre en route. « Mais voilà le malheur : il n’a pas de généalogie ». Dans un monde où, sans parenté, on ne va pas loin ! Quel est donc ce monde où, hors le réseau familial riche ou celui des relations qui comptent, on n’a pas de chance ? Mais si, il a une généalogie, sauf que ce n’est pas la bonne, c’est celle des humbles sous le joug de l’humiliation ! « … tous ces gens auxquels on faisait redescendre l’escalier et qu’on couvrait d’outrages au milieu du siècle dernier… tout ce monde qui ne vit pas mais se contente de peupler ». « Comment est-ce possible ? Sans le sou, avec un diplôme supérieur » ! Sans le sous !

Mandelstam se raccroche à des mots et expressions d’autrefois : « Ne gâche pas : on disait cela de la vie ; Fromouga : Sa mère désignait par ce nom le gros vasistas à bascule qui se fermait comme le couvercle d’un piano… D’une façon effarante, le passé était devenu réel et lui chatouillait les narines comme un envoi de thé frais de Kiakhta ». La résistance intérieure est infinie. Tandis que « Des carrosses passaient sur la plaine neigeuse ».

Un rêve. Départ comme un exode. « J’ai été attaché à une famille et à un carrosse étrangers. Un jeune Juif comptait des billets de cents roubles tout neufs qui craquaient comme de la neige. » Rêve de ces billets, bien sûr ! Ils vont à Framboiseville ! On dirait une hallucination, retrouvailles avec des framboises ! En se réveillant, Parnok se dit qu’il « est terrible de penser que notre vie est un roman, sans intrigues ni héros, faite de vide et de verre, du chaud balbutiement des seules digressions et du délire de l’influenza pétersbourgeoise. » L’aurore a cassé ses crayons de couleur, dans la rue il y a des barrages, des pianos qui se pressent en foule au garde-meubles comme un troupeau intelligent et sans guide.

Mandelstam : « La peur me prend la main et me conduit… J’aime, j’estime la peur. J’allais presque dire : ‘Je n’ai pas peur avec elle’ ».

Le capitaine Krzyzanowski, emportant dans sa valise la chemise et la queue-de-morue de Parnok, prend l’express pour Moscou. Il descend au Select Hôtel ! Mandelstam évoque la prose ferroviaire, détachée de tout souci de beauté et de nombre.

Alice Granger Guitard



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