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Marcher jusqu’au soir - Lydie Salvayre

Editions Stock, 2019

samedi 21 novembre 2020 par Alice Granger

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Lydie Salvayre a été invitée à passer une nuit au musée Picasso et voir pour de vrai « L’Homme qui marche » de Giacometti. Jusque-là, elle ne l’avait vu que dans des livres d’art. Elle a depuis longtemps une passion pour cette œuvre, qui était celle au monde qui, pour elle, disait de la manière la plus poignante l’infinie solitude et vulnérabilité de la condition humaine mais aussi l’entêtement à vivre, par-delà l’absence de raison de vivre.
Voilà Lydie Salvayre dans le musée, mal installée sur son lit de camp, face à une sculpture qui dit une lutte si acharnée contre l’anéantissement de la vie qu’elle va jusqu’au décharnement à force de ne jamais arrêter de marcher, jusqu’au squelette. Car en effet, tandis qu’elle ressent tout de suite un immense malaise face à cette œuvre, parce que s’ouvrant totalement à la grâce de ce qu’allait lui dire cette œuvre, au contraire elle ne ressent rien, et même une indéfinissable appréhension la saisit, et ni « L’Homme qui marche », ni d’autres œuvres de Giacometti ne lui font signe. Au contraire, elles l’ennuient.
Elle va errer toute la nuit dans le musée, en pensant que son origine sociale pauvre faisait que l’art, ce n’était pas pour elle. Elle était comme « ce ‘Chien’ de Giacometti que j’avais aperçu de loin dans l’une des salles du musée en me promenant… : malheureux, misérable et complètement perdu. »
Parmi les très nombreuses pensées qui lui viennent dans cette errance dans le musée jusqu’au bout de la nuit et qu’elle note dans un carnet comme l’association libre d’une psychanalyse, elle se souvient d’une invitation à dîner, qu’elle avait acceptée parce qu’elle voulait s’instruire des mœurs de la bonne société à laquelle elle n’appartenait pas, chez un cinéaste et son épouse, qui fut plus jeune une comédienne en vue. Toutes les conversations se portèrent sur l’attribution du prix Renaudot, et après que la maîtresse de maison avait déclaré que le livre primé était une bouse, tout le monde s’émerveilla de sa liberté de ton, de son toupet, de sa drôlerie, et fut d’accord pour dire que cela n’avait rien à voir avec la littérature, car dans ce milieu on savait évidemment ce que c’était, la vraie littérature ! L’épouse du cinéaste alla même jusqu’à déclarer qu’avec l’attribution de ce prix à une telle bouse, le renom de la France était en jeu, pas moins ! Le lendemain, un ami qui était aussi à cette soirée raconta à Lydie Salvayre les mots que l’épouse du cinéaste lui chuchota à l’oreille en la désignant du menton : « Elle a l’air bien modeste » ! Des mots qui restèrent comme une écharde dans sa chair, et lui reviennent au cœur de la nuit, devant « L’Homme qui marche ». Elle est convaincue que ce sont ces mots qui lui ont fait aimer cette sculpture. Celle de l’homme absolument solitaire, « retranché en lui-même, hors d’atteinte… d’une dureté infracassable, immortel, inhumain », et « Frêle, éprouvé, calciné disait Genet comme au sortir d’un four », dépouillé « de tout superflu, de toute affectation, de tout fard et de toute arrogance. Sans truquage. Fait de presque rien. D’une singularité absolue dans un monde de mêmes ». Et nu, dans un pur dénuement, la peau sur les os dans un monde de la consommation obèse. « Revenu harassé des batailles pour vivre, et des coups encaissés ». Nous sentons que c’est parfaitement en phase avec les coups encaissés par la fille d’émigrés espagnols, pauvre, avec son père qui lui faisait peur, car n’appartenant pas au bon milieu social, alors même qu’elle ne renonçait pas à penser que la culture et l’art s’adressaient aussi à elle, même totalement décalée elle osait ne pas en être exclue, mais sûrement avec un autre regard, vivant autrement les œuvres offertes sans exclusion malgré le préjugé dominant qui tombait des élites dont l’œil de lynx délogeait immédiatement le vilain petit canard. Se sentant comme « L’Homme qui marche » pauvre parmi les pauvres, jetable, migrante, fragile comme une herbe, désarmée, puisqu’elle le voit « avec les yeux de mon époque chargés d’images de misère et d’homme errants et sans patrie. Ou frère jumeau de ma mère qui déterrait les betteraves dans les champs parce qu’elle n’avait rien d’autre à manger ». Ils marchent malgré la violence des hommes, malgré le peu d’espoir, « tout comme Giacometti, tout comme moi, tout comme nous ».
Mais marcher jusqu’au squelette ? Car pourquoi met-elle, cette nuit-là, cette distance désespérante entre elle et la sculpture ? A la fin de la nuit, elle comprend. C’est celle qu’elle met elle-même d’avec la mort. Car en effet elle est en chimiothérapie. La sculpture disant que l’homme marche vers la mort, elle s’annonce par le corps décharné, déjà squelettique, et pourtant, il marche, marche, marche, d’une marche qui est acharnée ! Et c’est ça qui dit quelque chose ! L’Homme qui marche penche vers le mouvement d’une marche acharnée, tenace, tendue vers le futur, qui ne renonce jamais à arriver à quelque chose, jusqu’au dernier souffle.
Et Giacometti, avec son art qui se tient « dans une résistance à toute pompe et à toute opulence… dans une totale et définitive désapprobation, dans un refus radical d’enjoliver la réalité de dorures radieuses et attrape-touristes », a toujours exprimé son mécontentement devant ses propres œuvres, répétant que c’est raté, « C’est pas ça », que sculpter, « c’est engager le combat avec l’impossible, c’est vouloir l’inaccomplissable », son impuissance à représenter l’homme lui faisant revenir, et revenir encore sur sa sculpture, détruisant, reprenant à zéro, faisant et défaisant jusqu’à l’épuisement, essayant d’attraper l’unique d’un visage, « cette merveille des merveilles », considérant toujours son travail comme inachevé. Giacometti ne cherchait jamais à impressionner, il était d’une intransigeance folle dans sa passion, parce que selon lui il n’avait jamais atteint ce qu’il voulait. L’homme devait encore marcher, marcher, marcher, avec l’espérance d’y parvenir un jour. Lydie Salvayre incline à croire « qu’il en tirait une certaine fierté de son art d’échouer ». Était-ce parce qu’il voulait sculpter l’impossibilité dans la vie, dans ce monde-là où il vivait, d’une vie des humains comme lui en avait la vision ? L’impossibilité des humains enfin au cœur des choses. Chaque humain important pour lui-même, mais aussi aux yeux des autres. Voulait-il, en marchant, dans son mouvement tenace et désespéré tendu en avant, sortir de ce monde où l’humain est déconsidéré, comme Lydie Salvayre sent qu’elle vient d’un milieu déconsidéré ? Car Giacometti « se foutait éperdument d’être le mâle qui réussit tout » ! Comme si le seul pari qui vaille, c’était le devoir de chercher cette réalité rugueuse à étreindre. Sur son lit de camp, au cœur de la nuit, notant chacune de ses pensées, elle note que pour Giacometti, « seule cette conscience d’un impossible à atteindre pouvait permettre de s’en approcher un tout petit peu », et elle pense avec fierté que c’était la position des libertaires espagnols pendant la guerre civile de 36, celle de deux de ses oncles.
L’art d’échouer de Giacometti était si hautain qu’il en devenait grandiose, et il y consacra toute sa vie, écrit-elle. Qu’il y ait un résultat ou pas. Il se sentait tenu par un impossible ! Dégager d’un être son secret, ce qui requérait une relation d’empathie, un courant d’amitié passant par ses doigts, qui le faisait s’exclamer, émerveillé, saisissant la beauté, la blessure, le caractère absolument unique et qui se dérobait sans cesse, « ce quelque chose qu’on voyait et qu’on ne voyait pas ». Elle précise : « capturer cette fameuse ressemblance qui le fascinait tant et qui était bien autre chose que l’imbécile ressemblance des traits », une ressemblance « invisible au cœur du visible et presque hallucinée ». Il ne sculpte que pour rendre le regard, l’âme qui s’échappe d’un visage par les yeux, comme s’il regardait à chaque fois un visage neuf, sa virginité, avec la curiosité qu’on envie aux enfants ! Et pour lui, vouloir figurer un visage était donc un projet devant lequel il ne pouvait qu’échouer en regard de la perfection rêvée, mais d’autant plus désirable.
Giacometti voulait faire des têtes ordinaires ! Voilà ! Les gens ordinaires, il les voyait aussi, ils n’étaient pas des exclus, des mal nés. C’étaient eux qu’il voyait. « Pas question de baisser les bras » ! Même à continuer à échouer ! Avec entêtement, et surtout avec ACHARNEMENT ! C’était une volonté acharnée à créer que j’imagine que sentit Lydie Salvayre devant « L’Homme qui marche » ! Se posant la question de l’incarnation, justement au moment où il devient squelettique ? Qu’est-ce qu’une vie d’humain ? Est-ce que chaque vie d’humain réussit à s’incarner ? Est-ce que, en laissant des œuvres, elle continue à s’incarner après la mort, pour d’autres humains ? La question est angoissante, pressante, j’imagine, pour Lydie Salvayre, lorsqu’elle réalise que la sculpture de Giacometti l’a mise face à sa propre mort, et qu’alors, ce fut une vérité qu’elle a voulu à peine pressentie tenir à distance par sa froideur devant cette sculpture qu’elle avait la chance de voir pour la première fois en vrai.
Homme qui marche de manière acharnée afin que les êtres humains regardés comme ratés, il réussisse, lui, par son œuvre, à saisir ce qu’il a d’unique, de merveilleux, pour inscrire qu’au moins lui, il a vu que ce n’était pas un raté, qu’il a accueilli ! Et il a marché, toute sa vie, comme en maraude pour, un à un, les accueillir. Ceux qui, comme lui, étaient regardés comme des ratés, des invisibles ou des « tellement modestes », des pauvres chiens en piteux état.
Il renverse les choses. « Pour Giacometti, l’échec se méritait, il se gagnait de haute lutte… Il fallait déployer une énergie considérable pour en supporter l’épreuve. Réussir, en comparaison, était au fond bien plus aisé… L’échec conférait cette liberté. »
Celle qui avait été regardée comme « bien modeste » écrit dans son carnet, cette nuit-là, que c’est cette immense modestie de Giacometti, le sentiment profond qu’il avait de ses limites, qui lui permirent de concevoir « L’Homme qui marche ». Une vertu extrêmement rare chez les artistes, chez les écrivains ! Il disait que le raté l’intéressait autant que le réussi. Sa patience, aussi !
Et alors, il lui revient à la mémoire combien ceux qui l’ont connu, qui l’ont rencontré, ont dit de lui « qu’il avait un sourire à vous faire fondre, un sourire qui éclairait son visage et son atelier tout entier, un sourire qui affectait tout son être et tout ce qu’il touchait d’une irrépressible promesse d’espoir ». Giacometti si humain ! Sourire qui accueille ! Qui s’ouvre à l’infini à l’humain qui arrive, telle une merveille qui éclaire son regard, son visage ! Une si grande solitude, et soudain, un autre humain arrive, et c’est le miracle, la chaleur fraternelle, rien n’est plus beau ! Ce qu’il veut sculpter ! Rendre cette beauté, ce miracle humain qui fait s’éclairer en un tel sourire son visage à lui. Sourire comme le miroir de l’humain miraculeux qu’il voit, venant donner de la chaleur à sa froide solitude ? Un humain dont l’incarnation est en éclosion en relation avec incarnation à lui, qui prend sens ? Que, marchant, marchant, marchant, il a voulu encore et encore trouver, les accueillir comme le monde violent discriminant ne les accueille pas, ceux qui sont vus ratés, si ordinaires, si modestes, des chiens errants ? Lydie Salvayre écrit : « Giacometti désespérait de devoir jouer une partie impossible, mais il avait, dans sa rencontre avec les autres et devant cet émerveillement continuel qu’était pour lui la vie, il le disait souvent, il avait cet immense sourire qui ouvrait son visage et animait ses mains. » Ces pensées sont pour elle bienfaisantes au point qu’elle s’endort sur son lit de camp, jusqu’au bout de cette nuit dans le musée. Elle avait compris pourquoi elle avait une telle passion pour « L’Homme qui marche » ! Et que cette nuit avait été celle d’une excursion intérieure, « cette course extérieure depuis ma maison intérieure ».
Bien sûr d’abord, elle croit que cette nuit, ce fut une rencontre ratée. Elle doit faire un détour par une biographie de Giacometti. Et y lire que tous « s’accordaient à dire que jamais il ne manifestait de mépris envers quiconque, jamais ». Qu’il avait un caractère très doux, et qu’il éprouvait constamment une profonde gratitude envers la vie, le fait de vivre. Enfant, il travaillait librement dans l’atelier de son père peintre. Il se foutait vraiment du confort, et voulut toujours vivre comme un homme ordinaire. Jamais il ne tira vanité de son succès. Devenu riche, il distribua son argent à pleines mains, restant dans sa chambre spartiate et étant très mal fringué, sauf l’éternelle cravate. « Il voyait les choses en pauvre souverainement pauvre. / Ou en poète si vous voulez… Ou en chien si vous préférez… En chien pouilleux. » Pas du tout un chien de garde. Ni bichonné. Mais un chien sans maître ni laisse ! Associé à « L’Homme qui marche » ! Giacometti ne saura jamais que l’art s’avérera « l’investissement le plus fructueux et le plus autonettoyant » ! Là où il était, le climat soudain changeait, devenait plus ensoleillé, plus amical. Il avait un rapport à l’autre très différent. Il arrivait, il s’incarnait, et son sourire accueillant l’autre, cet autre aussi s’incarnait. Il allait au bordel, aimait sa mère, les putains et les femmes, on pourrait dire, chacune de ces femmes qui ne pouvaient jamais exister d’elles-mêmes, qui, parmi les exclus, avaient une place spéciale. Il allait vers elles, pou y être accueilli, et restant libre, les laissant libres, détestant les femmes collantes, et il disait que prendre une femme c’est facile mais s’en débarrasser est bien plus difficile. « Tous s’accordaient à dire que sa bienveillance à l’égard des autres, tous les autres, était sans mesure ». Il dédaignait la réussite sociale, et l’arrogance allant avec. Il fut pris parfois pour un clochard. Lui qui se présentait à l’œuvre à naître de ses mains, par respect pour elle, toujours avec une cravate ! Il osa braver les préceptes du maître André Breton, et ce fut la rupture avec les Surréalistes. « Giacometti fut radical parce qu’il sut rompre sans réserve avec ce que les artistes, au temps du surréalisme, se croyaient tenus de pratiquer… il emprunta un chemin solitaire et risqué, un chemin creusé d’ornières et qui ouvrait sur l’inconnu mais qui lui semblait, envers et contre tout, constituer le sien propre et le seul, un chemin dont personne au monde n’aurait su le détourner et dans lequel il pourrait jeter, il en avait la secrète intuition, toutes les forces qui bouillonnaient au fond de lui. » Il refusa les tièdes compromis !
Toujours, à ses côtés, il y eut la présence fraternelle de Diego, son frère cadet, qui savait tout faire, s’occupait des œuvres de Giacometti, les envoyait à la fonderie, prenant soin de sa santé, le conseillant pour les expos. Une sorte de frère jumeau d’un dévouement total, désintéressé et heureux, comme si c’était son destin, et elle fut exceptionnelle, cette présence indéfectible ! Ce frère paya-t-il ce dévouement par le sacrifice de sa propre passion artistique ? Lydie Salvayre parle au contraire de cette fraternité comme d’une œuvre construite dès l’enfance, un chef-d’œuvre même, « chacun exigeant muettement de l’autre le meilleur, les deux complémentaires, parfaitement indépendants – leur indépendance leur était infiniment précieuse et ils la défendaient farouchement – et étroitement tributaires l’un de l’autre, deux frères fraternels autant dissemblables mais qui brûlaient d’un même feu et à qui il arrivait de concevoir comme un seul la justesse et la grâce d’une forme ». Je les vois comme deux frères jumeaux, mais un lien gémellaire qui s’est tissé parce que, dès sa naissance, son aîné, Alberto, s’incarna vraiment pour son frère cadet Diego d’un an plus jeune. Par sa présence spéciale, si libre, déjà poète, et par son avance d’un an, source vivante d’inspiration ! Tel un Fonds humain d’accueil nourricier, qui s’offrait, incarné, en nourriture eucharistique ( au sens où en grec ευχαριστώ, ‘evraristo’, signifie je remercie) ! Le remerciant en silence pour cette chance inouïe de l’avoir pour prédécesseur s’incarnant pour lui afin qu’à son tour il prenne son envol pour la vie libre, et l’accueillant dès le premier souffle, sans jamais chercher à être le plus fort, le dominant, au contraire se suffisant à l’infini de simplement être, s’éveiller lui-même s’engageant dans la gigantesque marche infinie de la vie, justement ! De même, comme en place de son frère Diego, Alberto Giacometti fut toujours d’une loyauté exemplaire envers ceux qui l’aidaient, ce remerciement, ‘evraristo’ » !
Lydie Salvayre avait senti cette force spéciale de Giacometti à travers « L’Homme qui marche » ! Qui, écrit-elle, avait attaqué et rendu caduques ses capacités à ressentir et à penser. En lisant son très extraordinaire témoignage, « Marcher jusqu’au soir », où par des pensées notées sur un carnet comme elles venaient, elle a laissé entrer en elle ce que, en marchant jusqu’au soir de sa vie, Giacometti s’est acharné à vouloir par sa vie singulière laisser aux humains, j’ai commencé moi-même à entendre que Alberto Giacometti voulait inscrire dans la mémoire de l’humanité l’événement fondateur qui s’était inventé entre son frère Diego et lui ! Où lui-même, avec son avance d’une année mais aussi avec sa liberté sans doute en relation avec le contextuel familial artiste qui ne lui a jamais pris la tête, s’était senti incarner - par sa vie en train d’être, de se vivre, de commencer à se calligraphier par son tracé en envol - pour ce frère, dès son premier souffle, ce qui immédiatement construisit une relation fraternelle absolument différente de celle de Caïn et Abel, de frères ennemis ! Diego pouvait se sentir accueilli et se nourrir, s’inspirer, de la présence incarnée de son frère d’un an plus âgé qui était un prédécesseur s’incarnant en train de vivre avec bonheur sa vie. Aîné qui, dans sa solitude, était heureux de cette présence fraternelle du jeune frère s’inspirant de lui pour vivre sa propre vie indépendante. Mais toujours en remerciement, en relation, pour cette incarnation, cette nourriture vivante humaine. Dans ce couple fraternel gémellaire par le miracle fabuleux de cette incarnation du frère aîné, Alberto Giacometti est, dès le commencement de la vie de Diego, déjà « L’homme qui marche », qui s’élance, s’envole, dans sa gigantesque marche en avant dans l’infini ouvert de la vie, comme selon le Tao. C’est un événement fondateur, originaire et ayant duré toute la vie. Alberto incarne vraiment pour son frère l’homme qui marche, libre, dans l’infini ouvert de la vie, nourricier par sa vie singulière, qu’il imagine à travers ses œuvres, auxquelles Diego, logiquement, accorde une importance vitale, nourricière chaque jour pour lui.
Mais Giacometti, accueillant l’autre par son sourire si humain, tel son propre visage s’éclairant joyeusement en voyant l’autre humain à côté tel son frère, n’a-t-il pas toute sa vie d’artiste cherché à mettre cet événement fondateur, cette incarnation d’un être humain nourricier par sa vie singulière en train de se vivre pour un autre être humain, au cœur de la vie humaine vraiment naissante, comme ce qui accueille la vie humaine naissante abandonnée au dehors ? Ne s’est-il pas battu de manière acharnée pour que ce soit reconnu ? Parce que seul événement fondateur mettant l’humain, sans exclusion, au cœur de l’aventure de l’humanité, chaque vie singulière étant alors un miracle de beauté, d’imagination, restant incarnée par-delà sa mort, ayant un sens à travers l’espace et le temps par les traces laissées inspirant d’autres vies humaines en éclosion et en marche, et donc une incarnation que n’arrête pas la mort ? Si « L’homme qui marche », qui calligraphie pourtant le tracé d’une vie humaine singulière dans sa gigantesque marche en avant à l’infini, ce « Marcher jusqu’au soir », est si squelettique, n’est-ce pas la douleur d’Alberto Giacometti que le miracle fraternel de l’incarnation ne soit pas encore reconnu comme la base d’une humanité réconciliée, fraternelle, n’excluant personne, arrivée à son plus haut degré de création et d’intelligence ? Mais n’est-ce pas aussi l’acharnement, par sa vie simple au contact des êtres humains dits ordinaires, toujours si heureux d’accueillir, émerveillé, chacun d’eux, avec lesquels il n’a cessé de réitérer l’événement fondateur nourricier que depuis le premier souffle de Diego il vit avec son frère, à être un Fonds humain fraternel d’accueil nourricier pour un autre être humain ? Juste par sa vie en train de se vivre librement, toujours à la fois en relation avec l’humain et absolument libre, autre, ne perdant jamais son altérité, son identité, sa singularité, à nourrir l’autre à côté, bien au contraire sa vie y trouvant un sens qui ne finira pas à sa mort. Donc, « L’Homme qui marche », dans son mouvement tenace, décidé, qui s’acharne au point d’être squelettique, tordu, dans sa lutte contre l’anéantissement qu’est chaque vie humaine, sur le champ de ses œuvres comme dans la vie ordinaire qui jamais ne coupe le lien avec des autres que les dominants nomment si modestes, jamais ne renonce à s’incarner par-delà sa mort ! C’est-à-dire par-delà son squelette, la sculpture par cet aspect squelettique disant son pas plus long que la jambe, son incarnation qui se continuera dans le futur. Comme un prédécesseur incarné par-delà sa mort venant à la rencontre de chaque nouveau Diego qui naît, qui prendra son souffle, telle l’originaire inspiration, pour l’envol poétique de sa propre vie singulière.
C’est dire si Lydie Salvayre a su merveilleusement bien écouter « L’homme qui marche » jusqu’au soir ! Au soir de la vie, une vie s’inscrit comme ayant un sens si elle a pu s’incarner, par-delà les mots humiliants comme « elle a l’air bien modeste » qui rabaissent ! En y résistant, elle s’est elle-même incarnée. Elle pouvait accéder à son rêve, celui de vérifier une appartenance « consolante à une communauté d’hommes et de femmes mus par le même désir de choses admirables et réunis un court instant par le pouvoir d’une œuvre », par « quelque chose de puissant et d’énigmatique comme la partition d’une musique inconnue, quelque chose d’irréductible à ce qui était montré, quelque chose de peu parfois, et de démesuré d’autres fois, quelque chose d’ouvert », et surtout « QUELQUE CHOSE D’UNE INCONDITIONNELLE HOSPITALITE A TOUS… qui ouvrait des issues de secours et redonnait vie à la vie, à la vie qu’on osait à peine, certains jours, appeler la vie, à la vie qu’on avait en partie désertée… par quelque chose qui arrachait à cette vie ses couches d’habitudes et de pensées conformes, qui l’arrachait à son bornage… qui l’agrandissait donc et qui la rechargeait et lui foutait le feu magnifiquement et la rendait plus passionnante que l’art qui l’avait révélée à elle-même » ! Très loin des spéculations sur l’art devenu aujourd’hui l’investissement le plus ennoblissant et le plus juteux, dans « une troublante et fraternelle égalité face aux œuvres, une égalité à s’émouvoir par le corps et par l’âme, loin des hiérarchies de savoirs, des hiérarchies sociales… » ces hommes et ces femmes, portés « par l’espoir fragile que pouvaient naître encore, et grâce aux œuvres d’art, des douceurs bouleversantes, des visions de nous-mêmes dont nous ne pouvions nous détourner… des espaces soudainement élargis, des remises en question du monde, et des éclats de beauté pouvant nous consoler de notre désarroi, de notre insignifiance et de ce temps gâché à vivre loin de soi ».

Alice Granger Guitard



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