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Un autre pays - James Baldwin

Editions Folio, 2019

mercredi 2 décembre 2020 par Alice Granger

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C’est impressionnant comment, dans ce beau roman, James Baldwin réussit à faire entendre ce qu’est ce dû que les Blancs doivent payer aux Noirs ! La demande de paiement d’un dû voyage à travers les couples, en donnant l’impression que jamais les Noirs, en Amérique, à New York, à Harlem, n’arriveront à s’échapper, avec leur corps, éternellement victimes des désirs « sales », inavouables, toujours refoulés dans l’invisibilité, des Blancs, ceux-ci les ayant totalement déplacés sur eux afin de les satisfaire en conquérants tout en les refoulant par honte d’en être si dépendants, être jouets de tels désirs, aveux d’une solitude abyssale et d’un manque d’accueil si effrayant qu’ils sont forcés d’aller chercher ça auprès d’humains qu’ils regardent comme inférieurs, sous-humains, pour ne jamais voir la vérité dans le miroir !
Comme si ces Noirs, avec un corps différent ayant gardé en traversant des épreuves inhumaines quelque chose venant de l’Afrique originaire et qui leur ont permis de résister par une solidarité nourrie par un art et une culture aux racines anciennes, incarnaient quelque chose que les Blancs, dans leur monde pourtant confortable, ont perdu, mais ne veulent pas le reconnaître, à cause d’une humiliation à refouler, et même comme si les Noirs restaient pour les Blancs - s’identifiant toujours à des conquérants ne voyant que des choses ouvertes à la convoitise - la chose s’offrant à leur convoitise, celle qui les étreint comme un mal inavouable, toujours refoulée mais revenant par la fenêtre les tenter, les humilier, les soumettre, donc à maintenir dans l’ombre pour juguler tant de puissance addictive venant de très loin amont ! Venant se servir, pour assouvir leurs désirs inavouables masquant une misère sans nom, du corps des Noirs, les Blancs les réduisent à une chose utilitaire vue se prostituant, ne les reconnaissant pas comme des humains ayant les mêmes droits, donc ne mettant jamais l’humain au cœur de la vie, alors que d’une manière prédatrice, de manière invisible et honteuse, ils mettent les humains Noirs au cœur de la misère affective de leur vie à eux, par-delà leur bien-être américain et leur argent. Ces Blancs américains se font, dans l’ombre honteuse de New York, être accueillis par des Noirs incarnant comme malgré eux l’accueil humain qu’ils recherchent tant, et en même temps, la honte et l’humiliation les forcent à ne jamais les reconnaître dans leurs dons d’accueil incarnés, dans leur humanité, où la misère affective des Blancs entre en phase avec la ségrégation des Noirs.
C’est incroyable comme James Baldwin, pour faire sentir entre les lignes ce que ces Blancs ont refoulé en partant à la conquête du Nouveau Monde, (où les Afro-Américains ayant permis l’industrialisation de l’Amérique en une décennie comme l’écrit Toni Morrison), le fait revenir comme « Un autre pays » ! Par un Blanc américain, Éric, qui a trouvé l’amour auprès d’un Français, Yves, lors d’un séjour en France. Et non pas avec un Noir, dont le corps incarné lui aurait permis de toucher sa propre incarnation perdue, mais dans une sensation d’humiliation à refouler en humiliant ces Noirs à l’attractivité charnelle si forte.
James Baldwin semble, avec cet Éric venu d’Amérique, rencontrant l’amour avec Yves qui ne connaît pas l’Amérique, mettre en scène le paiement d’un dû qui revient en France, comme le rêve réalisé d’Amérique s’incarnant dans un humain revenu à ses racines lointaines et non pas un territoire, afin de mettre fin à ce que, en Amérique, ces Blancs cherchent auprès des Noirs sans jamais leur payer leur dû ! Car alors, le Yves qui viendra rejoindre Éric à New York n’y deviendra plus du tout le Blanc américain, descendant des colonisateurs venus d’Europe, consommant sexuellement du Noir dans une honte invisible, et humiliant les Noirs d’avoir un corps incarné ayant un si fort pouvoir attractif, suscitant en eux une convoitise folle entre les mains de laquelle ils sont passifs mais faisant des Noirs leur jouet. Mise en acte d’un nouveau départ, comme l’écriture d’un roman où un autre pays s’ouvrira, accueillant à tous.
Le personnage de Yves est très important ! On ne peut pas comprendre la mort de Rufus, un très beau jeune homme noir, qui s’est suicidé en se jetant d’un pont de New York dans l’eau glacée, qui était désespéré du non-paiement d’un dû tandis que son corps était convoité d’une manière étrangement irrésistible aussi bien par des hommes blancs que par des femmes blanches, si on ne lit pas, en miroir, que ce paiement d’un dû s’accomplit, par la trouvaille si incroyablement intelligente de James Baldwin, lorsque Éric vient en France et rencontre Yves. Le paiement du dû s’accomplit là. Il revient d’Amérique qui est un autre pays qui n’a jamais été envahi hormis à l’origine par l’invasion par excellence que fut sa colonisation alors que la France et le Vieux Continent ont toujours été des terres convoitées et conquises c’est-à-dire comme une femme prostituée montrant tous ses trésors afin de susciter l’envie et se voir dans le miroir toute-puissante à la mesure des guerres scandant l’histoire de France et d’Europe, comme s’il était incarnait le Blanc ayant été chercher ce dû qu’il ne pouvait avoir jadis de la part d’une mère patrie prostituée dans ce Nouveau Monde, et Éric ne peut le donner à Yves que parce que celui-ci lui donne en échange quelque chose qui n’existe pas en Amérique, ce qui répare la honteuse image d’un Vieux Pays qui est une mère patrie ouverte aux convoitises et invasions, telle la mère d’Yves qui, lorsqu’il était enfant, se donnait aux soldats allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale, puis aux Américains, et lui-même en s’identifiant à cette mère putain se prostitua à son tour, comme une mise en abyme, dans le roman de Baldwin, par rapport à Rufus, incarnant avec son corps la chose convoitée, la faisant passer du territoire à l’humain, à l’accueil humain qui est en même temps réduit à de l’abject. Cette mère d’Yves se donnant, après les soldats allemands, aux soldat américains, en dit long, elle incarne la terre de France également convoitée par l’Amérique, et Yves se donnant au Blanc Américain revenu en France en abyme par rapport à sa mère prostituée se donnant aux Américains libérateurs mais en même temps conquérants ! Lorsque Éric incarne le Blanc Américain auquel se donne Yves le Blanc Français, c’est l’histoire de la prostitution de la mère, lors de la Deuxième Guerre mondiale, tandis que la France est le territoire qui faisait envie ouverte sur ses trésors et qui était envahie qui est recommencée autrement ! Parce que cette France n’est plus occupée comme jadis, et que Éric sent dans ce pays que lui ouvre Yves un art de vivre qu’il n’y a pas en Amérique. Yves l’accueille dans son art de vivre qu’Éric n’a pas à conquérir, à envahir, c’est n’est pas un territoire possédé ou une femme prostituée. Ainsi, accueilli dans cet art de vivre à la française qui est lié à un être humain qui, d’une manière empathique, en partage la chair avec le Blanc Américain qui fut toujours si seul dans sa famille riche, la convoitise suscitée par le corps noir et le pouvoir attractif lié à son étrange incarnation peut tomber. C’était grâce à un soldat américain que sa mère ne fut pas tondue à la libération, donc elle fut protégée par un Américain. Yves touche profondément Éric parce qu’il lui rappelle Rufus ! S’annonce dans le roman le déplacement, ou plus exactement le retour du refoulé, de ce qui fut refoulé par la conquête de l ‘Amérique : la réalité que les Européens voulurent fuir, ce besoin de protection, cette peur de la mort devant les guerres incessantes à la fois fratricides et entre les pays ainsi que devant les famines et les épidémies, et de voir que leur mère patrie n’était qu’une putain suscitant l’envie et l’invasion en s’ouvrant pour montrer ses atouts à la fois géographiques et douceur paradoxale de vivre s’inventant en passant à travers les secousses, et, conquise et occupée, forcée de se vendre. Superposition entre Rufus (et sa sœur Ida) qui n’ont pas d’autre perspective que celle de se prostituer aux Blancs (qui laissent ainsi voir quelle est leur misère charnelle inavouable qu’ils traînent avec eux depuis leur exil de France et d’Europe), comme s’ils ne pouvaient pas s’en sortir de ce victimisme parce que les Blancs continuaient à refouler la vérité qui les poussa vers le rêve d’Amérique, et Yves qui a peur d’être comme sa mère qui laissait tant de mains s’emparer d’elle, comme si l’être humain qu’il est était réduit à un corps convoité, cette vérité abjecte dominante ! Cette question d’une France convoitable et convoitée, sujette aux invasions, et celle de femmes objets de la convoitise des hommes ! Dans cette rencontre d’Éric et de Yves, qui semble le retour du refoulé des Blancs, il faut écouter ce que raconte James Baldwin d’une part de l’histoire d’Éric, sa famille, et son amour avec Rufus, et d’autre part l’histoire de Yves.
Éric a eu une enfance très solitaire, car sa mère, s’occupant de politique, était très affairée, « avec ses clubs, ses banquets, les discours, les projets, les manifestes, perdue à jamais au-dessus d’une mer de chapeaux fleuris », et son père, « submergé par ce flot bruyant et ruisselant de lumière, avait trouvé un foyer dans sa banque, sur le terrain de golf… » et il y avait peu de choses en communs entre son père et sa mère. Alors, le garçon s’était pris d’affection pour la cuisinière noire et surtout son mari, Henry, trouvant réellement de la chaleur humaine ailleurs, auprès d’êtres humains Noirs. « Sa voix tombait comme des ondes de bien-être et de paix », et lui raconte comment il était parvenu à éviter la chaîne des forçats. C’est auprès de ces Noirs qu’il trouve donc de l’humanité, un Fonds humain incarné d’accueil. Et bientôt, entrant dans la chaufferie où se trouve Henry, ce fut « la première fois qu’il sentait sur lui le contact des mains d’un homme, le contact de la poitrine et du ventre d’un homme. Il avait dix ou onze ans. Une frayeur terrible, une frayeur obscure et profonde s’était emparée de lui mais, les années suivantes devaient le prouver, il n’avait pas été assez effrayé », il savait qu’il devait garder cela secret, et « il se disait que si c’était mal, c’était parce que Henry était une grande personne et un Noir alors que lui était petit et blanc. » En tout cas, ce Noir a sans doute fait sentir à ce garçon blanc quel était le statut de son corps, charnel et vivant, en le partageant avec son corps à lui, un corps touché comme le sien l’avait été ! Éric soupçonna que les rencontres dans la chaufferie avaient provoqué le renvoi de la cuisinière et de Henry, et son ressentiment pour ses parents devint plus fort, tandis qu’il comprit que tout ce qu’il faisait était mal aux yeux de ses parents et qu’il fallait garder le secret. Il était différent de ses compagnons qui, eux, n’avaient jamais joué avec Henry dans la chaufferie, n’avaient jamais mis de robes ou de chapeau après que toute la maisonnée était allée dormir ! Quand il se battait avec eux, il éprouvait de la terreur et du plaisir, et des filles, il remarquait les vêtements et elles n’étaient pas, comme pour les autres garçons, situées dans une hiérarchie. Jamais les garçons ne le voyaient comme il les voyait tous. Il se sentait menacé. Il était le fils unique de gens éminent, habitant une ville prospère, et son attitude avec les Noirs était très impopulaire. Son nom, qui était celui de son père, suscitait une violence venimeuse. Quinze ans plus tôt, il se promenait dans une ruelle avec un jeune Noir, Roy, portier au Palais de Justice, avec lequel il était ami depuis qu’Henry avait été congédié. N’étant pas au service de sa famille, cette liaison avec Roy n’était pas facile, il ne pouvait pas venir le voir chez lui. Il était suspect et indécent, pour un jeune Blanc de la classe bourgeoise comme Éric, « un Blanc qui avait une réputation aussi difficile à supporter », de courir après un inférieur, un Noir ! On considérait Roy comme un mauvais garçon qui manquait de respect à l’égard des Blancs. Mais Éric n’avait pas deviné que les Noirs ne l’aimaient pas non plus ! Roy lui signifia que « tout le monde a pas un père directeur de banque » ! Des jeunes, voisins d ‘Éric, le surprennent en compagnie du jeune Noir. Il sent son visage s’empourprer. Son ami Noir ricane, lui dit qu’il n’a pas à déambuler sur cette maudite route de campagne avec un nègre ! Éric a beau se défendre, dire qu’il se moque de ces gens, qu’il l’aime, que sa couleur de peau n’a pas d’importance, il sait qu’il ment ! Même si l’odeur et le contact terrible de son corps est impossible à oublier, il sent sa chute, et que tout cela est répréhensible ! Alors, Roy, le jeune Noir, lui dit que maintenant, il sait ce que disent les Blancs des Noirs ! C’était comme si, jusque-là, Éric ne s’en était pas aperçu ! Alors Roy lui en a révélé la raison ! C’est que « ton père est le propriétaire de la moitié des habitants de cette ville, et contre toi on ne peut pas grand-chose. Mais ils s’en prendront à moi » ! Roy devient par ses mots de vérité un étranger qui opère en lui une transformation « éternelle et salubre ». Ce n’est que quinze ans plus tard, avec Yves, qu’il peut accepter de supporter cette vérité. Celle à propos d’un manque que les Blancs croyaient encore pouvoir voler aux corps des Noirs, en conquérants voyant les choses toujours et seulement comme des choses convoitables jusqu’aux corps d’humains vus comme inférieurs et à disposition par leur statut vulnérable, parce qu’à l’origine ils étaient partis d’un vieux territoire toujours ouvert à la convoitise et à l’invasion et que pour eux le Nouveau Monde était aussi une chose suscitant l’envie dont ils avaient pu s’approprier comme de ressources illimitées. En présence de Yves, Éric songe à Rufus, et « qu’une partie du grand pouvoir que Rufus avait eu sur lui provenait du passé » qu’il avait enseveli profondément en lui, quand il était enfant, « avec les Blancs froids et les Noirs chauds, chauds du moins à son égard, et aussi nécessaires que le soleil… Ils ne riaient pas comme les autres… ils évoluaient avec une beauté et une violence plus grandes et de leur corps émanait l’odeur des bonnes choses que l’on cuit au four » ! Il se dit qu’à travers Rufus, plus qu’à son corps, il s’était agrippé aux corps des Noirs entrevus dans un jardin, ou dans une clairière, longtemps avant ! Bref, sentant un autre statut du corps chez les Noirs ! Éric sentit une infirmité en lui, et eut peur que si Yves n’avait plus besoin de lui, il retomberait dans le chaos. Celui du Blanc d’Amérique ? Une armée d’hommes solitaires s’étaient servis de lui, ce qu’il nomme infirmité étant une sorte de réceptacle d’une angoisse. Des hommes étaient avides du rôle qu’il jouait. Ces hommes étaient pourtant des maris, des pères, des gangsters, tous étant inconscients de ressentir le besoin qu’ils lui apportaient, qu’ils passaient leur vie à renier ! Un besoin qui les droguait et qu’ils ne pouvaient satisfaire que dans la nuit honteuse, à la sauvette, et ensuite l’aversion les faisait fuir, la racine de la gangrène demeurant en eux ! Pourtant, il semblait à Eric que ce besoin « ne paressait pas essentiellement physique. On ne pouvait pas dire qu’ils étaient attirés par les hommes. Ils ne faisaient pas l’amour, ils étaient passifs, ils se laissaient manœuvrer. Il semblait en fait qu’ils avaient justement besoin de cette passivité, de ce don de plaisir illicite, de cette adoration. » Ils venaient par misère morale, la racine de leur tendresse étant pétrifié en eux, ils mourraient de ce manque d’affection, leur soumission était l’ombre de l’amour, quelqu’un, quelque part, n’ayant pas pu les aimer assez au grand jour ! Le chaos. La différence qui l’opposait à ces hommes était aussi ce qui les rapprochait. Il voyait leur vulnérabilité et ils voyaient la sienne. Ils se servaient de lui. Il ne les aimait pas. Chacun était un rêveur qui ne voulait pas réveiller l’autre. Si l’amour, parfois, venait, c’était aussi le chaos, car l’acte d’amour est une confession. Le corps ne pouvait pas mentir sur la force qui le pousse. Il se demanda où était son honneur dans tout ce chaos. Car sa vie, ses amours, ses épreuves, étaient des ordures aux yeux du monde, et des crimes pour ses compatriotes ! Il ne pouvait pas accepter les définitions, le jargon hideux de ses contemporains ! Il ne croyait pas à ce vaste sommeil gris appelé bien-être ! Il lui fallait donc créer ses propres critères moraux, se forger ses définitions, tandis qu’il avançait en chemin ! Il devait découvrir qui il était, et ceci seul, « sans recourir aux soins des charlatans de son époque » !
Yves est un gamin blessé par la vie, et Éric réussit à établir un ordre précaire dans son chaos. A le débarrasser de la méfiance amère avec laquelle il considérait le monde. D’abord, en apprenant qu’il était Américain, il a cru qu’il était raciste, car, ayant beaucoup d’amis Africains, il avait vu que cela ne plaisait pas aux Américains ! Yves avait fréquenté de si bonne heure tant de gens horribles. D’abord, tous ces soldats autour de sa mère, qui étaient comme ses oncles ! Mais comme si cette femme si prenable donnait l’impression au garçon d’une absence de monde, de contexte, à lui accueillant, et qu’un être humain, c’était être comme sa mère, accueillante, avec son corps, à tous ces hommes. Et donc, ensuite, c’est lui qui prenait leur argent, et jamais il n’avait cru « être heureux qu’un homme me touche et me prenne dans ses bas » ! Il méprisait les hommes, mais c’était ambivalent, puisque, en même temps, il avait le plaisir d’être pris dans les bras, comme sa mère n’était pas disponible pour le faire, peut-être. Et s’il n’a pas préféré les femmes, c’est que, d’abord, il a pris, en effet, ce qu’il y avait, où plutôt, il a laissé « me prendre ce que j’avais » ! Et puis, ça rapportait plus avec les hommes qu’avec les femmes ! En fait, où il est allé, on ne rencontre guère de femmes, et même pire, on ne rencontre guère d’humains ! Il ne supportait pas les nombreuses putains chez sa mère ! Ces femmes qui se vendent ! Il est féroce à l’égard de sa mère. C’est pour cela qu’avec Éric, qui lui donne vraiment quelque chose qui semble lui venir des Noirs, cette chaleur, mais peut-être aussi le rêve que les Européens sont allés chercher en Amérique, il y a une transformation chez lui, le corps de l’adolescent pauvre devient un homme ! Comme si, donc, revenait en France ce rêve que les colons, lors de la conquête du Nouveau Monde, était allés chercher, dont il y avait le manque terrifiant dans leur vieux pays, un manque qui, en Amérique, semblait tellement les poursuivre que les Blancs le fuyaient en s’emparant du corps semblant prenable des Noirs, comme si le mystère de leur chaleur, de leur humanité, était utilisable, confiscable, tandis que leur couleur noire ainsi que leur statut inférieur représentait leur refoulé, le passé terrifiant fui d’Europe, guerres de conquête et d’invasion, famines, épidémies, échecs, délinquance, sentiments humiliants d’infériorité. On dirait qu’Éric, dans le roman de James Baldwin, incarne pour Yves le Français pauvre et à l’enfance blessé le rêve réalisé que les ancêtres étaient allés chercher dans le Nouveau Monde et qu’il avait rapporté au Blanc du Vieux Monde ! Comme si l’humiliation qui restait au plus profond de tous ces Blancs venant chercher chez les Noirs de la chaleur bassement achetée, en transférant sur eux leur inavouable humiliation, leur misère jamais chassée par le bien-être américain, il avait fallu revenir la faire disparaître là où elle était née, sur le vieux continent, qui tenait au caractère convoitable de la femme, du territoire, comme si Yves avait vécu en enfance la blessure d’un territoire maternel comme d’une patrie pas sûre, que les soldats ennemis pouvaient venir pénétrer, prendre, et qu’elle, cette mère, pouvait alors en tirer profit par la prostitution ? Tandis qu’Éric, même s’il a dû se débrouiller pour gagner sa vie, devenir acteur en ayant d’abord de petits rôles, appartient à une famille bourgeoise, à un territoire américain du bon côté des choses qui n’est pas ouvert à la convoitise. C’est pour cela qu’il veut suivre Éric à New York, et qu’il dit qu’il va réussir, en Amérique ! Il n’y a plus cette humiliation d’être ouvert à la convoitise, à l’invasion, comme sa mère, comme son pays lors de l’Occupation. L’Américain Éric est vraiment venu le délivrer de l’humiliation d’être un corps ouvert à ceux qui se servent de lui, comme le corps de la femme mère et comme le territoire de France sont déjà ouverts à l’envie et l’invasion.
Dans le roman de James Baldwin, on dirait que Yves incarne le Blanc qui, venant maintenant en Amérique, n’aura plus besoin de refouler sur les Noirs, et leurs corps, l’humiliation de l’invasion, en les humiliant à leur tour en usant de leur corps. L’autre pays paie son dû ! L’Américain est revenu en France, vieux pays d’Europe, un autre pays, payer son dû au Français, celui-ci incarnant celui qui, des siècles plus tôt, était parti de sa patrie parce que celle-ci, ouverte à la convoitise, à la conquête suscitée par l’envie, aux soldats se servant comme s’ils étaient chez eux dans son territoire comme de l’intérieur du corps d’une femme, n’était plus accueillante pour la gestation de son garçon, qui n’eut pas d’autre choix que de s’identifier à cette mère patrie et accueillir en prostitué dans son corps les « ennemis » qui le convoitaient ! L’Américain, l’acteur qui a des contrats en Amérique, incarne l’Amérique qui a répondu au rêve, qui a inventé l’accueil manquant en France et Europe du fait d’être un pays soumis aux invasions au cours de son histoire et idem le continent européen, et il est enfin revenu payer son dû au Français qui était resté, et avait eu une enfance misérable parce que, comme sa mère, voire sa mère patrie et son continent, il était resté corps et territoire soumis aux invasions, à la prostitution, aux envies d’accueil sauvages, prédateurs, une chose encore impensée que ce rêve de l’accueil, afin de vivre vraiment une gestation de l’humain ! Tandis que lorsque l’Américain Éric vit en France avec Yves, par exemple au bord de la mer, il fait l’expérience naissante d’un art de vie à la française inconnu en Amérique, donc c’est un échange entre les deux jeunes hommes. L’Américain paie son dû au Français en l’accueillant avec amour, en sentant l’autre comme lui par une empathie qui s’ancre dans une commune sensation de solitude l’un dans son enfance américaine riche gelée et l’autre dans son enfance misérable avec cette mère prostituée, rien d’une invasion, d’une prédation humiliante comme si l’autre était sa chose haïe car sachant trop quelle misère humaine pousse ces humains à rechercher de l’amour acheté ! En même temps, le Français lui ouvre un art de vivre que, dans sa solitude de fils de riches Américains si occupés qu’ils n’ont jamais eu le temps de faire une place humaine à leur enfant, il n’a jamais vécu ! Alors, le Français peut venir en Amérique. Il y sera un Blanc qui n’aura plus une attitude humiliante et prédatrice à l’égard des Noirs, puisque ce qui était resté dans le noir, l’invisibilité, le refoulé, en lui a reçu son dû, a été reconnu, c’est-à-dire accueilli par cet autre, cet étranger du Nouveau Monde, qui, lui, dans le bien-être américain, n’avait jamais eu accès à l’art de vivre d’un autre pays, la France !
Dans le roman de James Baldwin, nous sentons que les choses changent, accomplissent le mouvement, le glissement, d’un saut logique, avec Éric revenu seul de France, attendant la venue ultérieure de Yves. C’est dans cet intervalle que cela se joue. Il incarne celui qui a payé le dû en incarnant l’accueil humain « dû » à un autre humain dans la même absolue solitude que soi, deux histoires se reconnaissant l’une l’autre entrant en phase parfaite.
A New York, c’est à Ida, la sœur de Rufus qui s’est suicidé, qu’Éric confie à quel point c’était difficile d’être l’ami de Rufus. Il dit : il était très lui-même, très absorbé par sa musique ! Ida dit que les hommes, et aussi les femmes, ont exigé de lui plus que ce qu’il pouvait donner. « Il était terriblement attirant, n’est-ce-pas ? Je pense toujours que c’est pour ça qu’il est mort ; il était trop attirant et il ne savait pas comment… comment tenir les gens à distance… Les gens n’ont pas de pitié ; ils vous arrachent les membres, l’un après l’autre, au nom de l’amour. Et quand vous êtes mort, quand ils vous ont tué avec ce qu’ils vous ont fait endurer, ils disent que vous n’aviez pas de caractère… Ils versent de grosses larmes amères… sur eux-mêmes, parce qu’ils ont perdu leur jouet » ! Ida sait de quoi elle parle ! « C’est ce que la plupart des gens veulent dire quand ils prétendent aimer » ! Ce que Ida a appris de son frère Rufus, c’est que les Blancs pour lesquels il était « trop » attirant, qu’il ne pouvait pas tenir à distance, se servaient de lui, de son corps incarné si convoitable, comme d’un Fonds humain d’accueil qui serait un dû pour chaque humain né, mais dont les Blancs, avec la réussite américaine de leur bien-être, refoulaient avoir en eux le besoin comme s’ils vivaient depuis leur exil d’Europe pour conquérir le Nouveau Monde ce manque comme une humiliation secrète dont ils ne voulaient rien savoir et qu’ils avaient transférée sur les Noirs pour se débarrasser de ce fardeau !
Alors, le paiement d’un dû, dont on sent que James Baldwin est sur le point de pouvoir dire qu’il appartient à chaque humain sur terre de le payer, en incarnant une partie de ce Fonds humain d’accueil dû à l’humanité en train de vivre et à venir, ne serait pas le révélateur d’une humiliation, d’un aveu de faiblesse, de vulnérabilité humaine, mais la reconnaissance de la mortalité de la vie par l’offre de la chaleur fraternelle. Comme si Baldwin était très proche de trouver l’origine de la souffrance des Noirs Américains, de leur humiliation, en écrivant sur l’utilisation sexuelle de leurs corps, dans cette terreur des Blancs sur le point de partir coloniser l’Amérique devant l’humiliation de se sentir si vulnérables, si mortels, si vaincus, devant la famine, les épidémies, et surtout les guerres secouant le Vieux Continent. L’Amérique, le Far West à conquérir puis la planète, les Noirs qui ont rendu possible l’essor industriel des Etats-Unis dans le monde, tout cela a fait croire aux Blancs qu’ils avaient réussi en Amérique à refouler leur humiliation secrète, et qu’ils avaient retrouvé leur virilité, en se servant, comme si le territoire ouvert de la conquête était le déplacement du territoire ouvert à la convoitise de départ, telle cette France dont le symbole est la mère prostituée d’Yves à portée de mains des soldats allemands occupant la patrie comme si elle était ouverte à eux et ayant suscité leur envie en montrant ses trésors. Mais pourtant, Baldwin, l’écrivain afro-américain, est bien placé pour savoir que ce refoulement du sentiment terrifiant d’humiliation, d’impuissance face au viol par convoitise, face au territoire ouvert à ceux qui sont les plus forts pour l’avoir, existe toujours ! Qu’il étreint le corps des Blancs, et que cette honte, ils viennent tenter d’en décharger le fardeau sur le corps des Noirs, hommes et femmes, comme s’ils étaient l’incarnation de cette humiliation, de cette passivité devant la chose qui suscite la convoitise, toute-puissante. Qui devient la toute-puissance charnelle des Noirs dont la façon d’être est si différente, dans laquelle les Blancs, tout en n’en voulant rien savoir de ce trou noir qui les happe en renversant cette attraction en humiliation, viennent se nider pour une gestation impossible au sein d’un Fonds humain d’accueil halluciné, voire schizophrénique.
Donc, Ida, en comprenant ce que son frère Rufus était pour les Blancs, et en saisissant qu’elle ne pouvait rien contre cette réalité de la domination blanche sur les Noirs, aux Etats-Unis, à New York, a décidé de ne pas se laisser faire. Tout son espoir avait été mis sur son frère, Rufus, et avec sa mort, elle a l’impression d’avoir été volée. Comme s’il avait incarné pour elle le Fonds humain d’accueil. Comme si c’était par sa présence incarnée qu’elle avait compris l’importance vitale d’un accueil de cette nature. Parce que Rufus, sans doute, avait une disponibilité exceptionnelle à l’accueil de l’humain. Ce que les Blancs avaient fait à Rufus et à tous les Noirs qui l’entouraient, elle voulait le renverser en prenant aux Blancs tout ce dont elle avait besoin, et par tous les moyens. Là où Rufus était accueillant aux Blancs comme en laissant faire une sorte de don d’accueil qu’il ne savait pas qu’il incarnait et qu’il découvrait au moment-même où il se mettait en acte sans qu’il puisse en avoir la maîtrise, Ida, la fille, se met à le maîtriser. Une vengeance ? Dans le roman de James Baldwin, l’histoire d’Ida a du sens dans l’histoire d’amour qu’elle a avec Vivaldo, un Blanc qui écrit mais n’a encore rien publié. Tandis que de son côté, elle va se prostituer jusqu’à pouvoir devenir une chanteuse noire reconnue, Vivaldo, en commençant par un amour qui était comme impossible avec Rufus l’homme Noir, comme s’il savait d’instinct que régler son dû ne pouvait plus se faire en s’unissant avec un corps noir au pouvoir si attractif (comme une mémoire d’Afrique, une autre manière d’être au monde), arrive finalement à une communion amoureuse avec un homme Blanc. Justement Éric, revenu de France, et dans cet intervalle où il attend qu’Yves le rejoigne. Par cette expérience avec le Blanc américain qui est revenu en France payer son dû, incarnant avec son corps d’homme fils unique de riches Américains le rêve réussi du Nouveau monde dont l’avenir est d’être un acteur américain dont l’avenir s’ouvre, Vivaldo devient un Blanc américain qui, aux yeux d’Ida, dans le couple mixte qu’ils forment et qui est humiliant aux yeux des Blancs dominants, n’est plus celui dont elle peut se servir pour se venger. La couleur de la peau n’est plus ce qui distribue les rôles !
Mais d’abord, Ida lui explique. Il n’y avait pas d’espoir à Harlem ! « Presque tous ces hommes ont leurs petites affaires, mais en fait, ils ne possèdent rien de valable… j’ai le teint trop foncé pour eux… Je ne savais que trop bien ce qu’ils feraient de moi… Je n’avais qu’une seule chose à faire, comme le disait Rufus, c’était de ‘prendre le train de luxe’. Je l’ai pris… Je voyais la façon dont les Blancs me regardaient, comme des chiens. Et je pensais à ce que je pouvais leur faire… ils se pavanaient tous dans leurs beaux costumes, et leur petit sexe blanc rabougri tressautait dans leur caleçon. On pouvait faire n’importe quelle saloperie avec eux, à condition de leur montrer le chemin ; ils voulaient faire quelque chose de sale et ils savaient qu’on avait la technique. Aucun Noir ne l’ignorait. Seulement ceux qui avaient de l’éducation ne disaient pas ‘sale’, ils disaient ‘authentique’. Je me demandais ce que les Blancs pouvaient faire au lit, entre eux, pour être si écœurés. Parce qu’ils sont écœurés et, crois-moi, je sais à quoi m’en tenir… Mais ils étaient malins, eux-aussi ; ils savaient qu’ils étaient Blancs et qu’ils pouvaient toujours retourner chez eux ; nous n’y pouvions absolument rien. Et je me disais : ‘Non, cette vie-là n’est pas pour moi. Parce que je n’en voulais pas de leur menue monnaie. Je ne voulais pas être à leur merci. Je voulais qu’ils soient à ma merci » ! Et elle ajoute à Vivaldo que lui qui n’avait pas le sou, à ce moment-là, il ne l’intéressait pas ! Il lui plaisait, mais elle n’avait jamais envisagé de s’amouracher d’un Blanc sans sou ! Pourtant, elle avait senti qu’il était différent, qu’il n’y avait pas « ce sale regard » dans ses yeux, elle se sentait « protégée de leurs yeux et de leurs mains ». Les Noirs qui lui plaisaient étaient tous fauchés ! Et le plus urgent, c’était la revanche à prendre sur la mort de Rufus ! En se lançant dans la chanson. L’issue, c’était à la fois Vivaldo, le Blanc différent, mais aussi Ellis, un manager s’occupant par exemple de l’écrivain à succès Richard, qui avait les moyens de la lancer comme chanteuse. Bizarrement, Ellis s’est attaché à elle parce qu’elle était avec Vivaldo, qui pour lui avait toutes les chances de devenir un vrai écrivain. Tandis que lui, il pouvait plus lui donner à elle que Vivaldo, pour sa carrière ! Ida a su tout de suite qu’en sachant manœuvrer, elle pourrait arriver à quelque chose de concret en mains avec Ellis. Et c’est vrai qu’il a été le plus chic des hommes. Mais un homme marié et père de famille, accablé de solitude. Donc, voilà dans le roman, un exemple de Blanc bien installé, avec femme et enfants, avec de l’argent, et pourtant il vient chercher auprès d’une Noire, et à Harlem, quelque chose qui lui manque, une incarnation peut-être, une humanité, une chaleur, un Fonds d’accueil humain. Et Ida marche parce que c’est dans son intérêt, c’était agréable, il avait assez d’argent pour l’emmener n’importe où, elle a cédé, tout en ayant la sensation d’un mal, mais pour grimper au sommet il fallait continuer pour commencer à respirer. Ellis est un homme intelligent, pour lequel la présence de Vivaldo facilite les choses, car il sait qu’Ida ne fera jamais de scènes. Elle lui dit à quel point c’était dur, avec Ellis, et d’autres, d’avoir sur soi le corps d’un homme qui dégoûte, et ceci était bien pire depuis qu’elle connaissait Vivaldo. Elle restait de glace, ne désirant que les faire tomber encore plus bas ! « Oui, je sais tout des Blancs ; j’ai vu comment ils étaient quand ils se trouvaient seuls avec une fille noire ; ils se figuraient qu’elle était aveugle, cette négresse. Ils savaient qu’ils étaient Blancs… que le monde était à leurs pieds…. Je me sentais souillée… que je ne pourrais jamais ressortir cela de moi… » Puis elle retrouvait Vivaldo, son sourire : « C’était comme si j’étais sale et que tu devais me laver, à chaque fois. Et je savais que tu ne le pourrais jamais ». Un soir, Ellis l’avait fait chanter avec des musiciens Noirs, qui avaient tous connu Rufus ! En douce, l’un d’eux lui siffle, « Toi, la putain des Blancs, t’as intérêt à ce que je ne te retrouve pas… », et un autre : « T’auras droit à deux séances ; la première pour tous les Noirs que tu castres à chaque pas que tu fais, et l’autre pour ton pauvre frère. C’était un copain à moi. » Ida a la double peine : en tant que Noire entre les mains des hommes Blancs, et en tant que femme dans le monde noir comme dans le monde blanc, ne pouvant pas exister d’elle-même, comme si son frère Rufus, s’il n’était pas mort, avait décidé pour elle ! A ces mots, elle pense à Rufus, mais aussi à Vivaldo, qui la regarde de manière différente, elle le sent. C’est à ce moment-là qu’elle a conscience qu’elle doit prendre une décision, car se laisser faire par Ellis, ce n’est pas elle, c’est la déchéance, comme si elle était atteinte de la peste. Ellis réalise, en voyant comme pour la première fois sa rétractation, ce qu’il avait espéré d’elles en s’accouplant avec toutes les prostituées noires, et la nausée le saisit ! Comme se voyant dans un miroir humiliant.
Vivaldo, lui, venait de vivre cette expérience d’amour avec ce Blanc, Éric, qui revenait de France, ayant avec Yves fait entrer en communion le rêve d’Amérique, où il allait devenir un acteur, et l’art de vivre à la française, chacun des hommes Blancs apportant sa part d’un accueil humain dans la rencontre de deux histoires. Dans l’idylle d’une nuit, Éric a fait sentir, voire toucher ça, à Vivaldo, qui, en tant que Blanc différent, avait ça en lui mais l’ignorait, cette chose sacrée, le Fonds d’accueil humain que chaque humain doit à l’autre. Éric l’accueille dans sa chaleur humaine incarnée, parce qu’il réitère ce qui s’est mis en acte avec Yves en France. Et alors, Vivaldo, qui est écrivain, sait enfin ce qu’il doit écrire. Son roman, cela concerne cet accueil humain, cette chaleur, cette incarnation, cette présence que les Noirs n’avaient pas perdue, que les Blancs ont cru pouvoir prendre, sans payer leur dû, c’est-à-dire accueillir eux aussi chaque Noir, le reconnaître comme humain, dans un commun statut de solitude, dans la même lutte contre l’anéantissement. C’est ce que Ida désirait coûte que coûte obtenir, que les Blancs paient leur dû aux Noirs, c’est-à-dire qu’ils soient accueillants, chaleureux, aux Noirs, comme ils viennent le chercher, si passivement, auprès d’eux mais comme si c’était une honte, cette demande d’humanité, comme si c’était un aveux d’impuissance, un aveu que chez eux, sur le Vieux Continent, ils étaient partis parce que la terre patrie en étant ouverte aux envahisseurs, telle une putain montrant tous ses atouts pour que les prétendants se battent pour la pénétrer en payant, ne les avaient pas vraiment aimés, d’où cette attitude de chien en payant des Noirs et des Noires, mais de manière paranoïaque, tirant sur eux la balle de l’humiliation pour refouler leur propre sentiment d’humiliation, leur blessure de n’être pas assez aimés par la terre patrie, celle-ci préférant s’offrir aux conquérants, afin de se voir toute-puissante dans le miroir au fil des invasions et des guerres. Éric était revenu de cette Amérique blanche, et avait comme pour la première fois accueilli Yves dans un Fonds humain aimant, guérissant la blessure provoquée par cette mère s’offrant aux soldats ennemis, et alors, il a pu offrir en retour à Éric ce fameux art de vivre à la française. Vivaldo, grâce à Éric, a trouvé le sujet de son roman, on a l’impression que James Baldwin nous le dit, comme si c’était aussi le sujet de son roman à lui, « L’autre pays » ! Et, aux yeux d’Ida, une issue s’ouvre aussi, si Vivaldo devient un écrivain qui publie, en faisant se rencontrer, communier, leurs deux histoires ! Il n’est plus, dans le futur qui s’annonce, qui n’est pas encore écrit dans ce roman, le pauvre Blanc sans le sou. Il peut s’incarner pour Ida comme l’accueil que, pour la première fois, un homme Blanc ouvre à une femme Noire. Un Blanc qui paie son dû à une femme Noire, mais aussi à une femme, hors considération de couleur de peau. Il commence à s’inspirer de ce qu’Éric lui a donné, cet accueil incarné, cette chaleur humaine dans le froid de la solitude de chaque humain, pour réitérer le paiement d’un dû avec Ida, étant en dette d’avoir reçu d’Éric, il paie son dû à Ida, la jeune fille Noire, et ce n’était jamais arrivé !
Dans cet extraordinaire roman de James Baldwin, Éric de retour de France, dans cet intervalle où il attend à New York l’arrivée du Français Blanc Yves, son amour, qu’il accueillera dans le rêve réalisé de l’Amérique, intervient aussi dans un couple Blanc, celui de Richard et de Cass. Richard semble, par rapport à Vivaldo, être l’écrivain réussi, puisqu’il fait des best-sellers avec des polars, sous l’égide d’Ellis son manager, tout en sachant que Vivaldo est bien meilleur écrivain que lui, même s’il n’a rien publié, car il attend encore que le sujet de son roman s’offre à lui. Donc, Richard, qui a beaucoup d’argent, est un Blanc reconnu, avec femme et enfants, se sent être un raté, regarde avec envie Vivaldo qui semble n’avoir pas réussi mais dont il sait qu’il promet tant dans le futur, et il est sûr que sa femme Cass, qui se sent de plus en plus seule et délaissée tandis que son mari s’enferme dans son bureau pour écrire, le méprise. Richard est un Blanc qui, là encore, se sent comme un enfant qui n’est pas aimé par la mère qui se réitère dans l’épouse, parce que celle-ci regarde un autre homme, le convoite dans l’adultère. Il y a toujours ce voyage de la convoitise. Donc, Richard est persuadé que c’est Vivaldo que sa femme Cass désire en secret, et avec lequel elle aurait une liaison. Comme si Richard subissait cette humiliation sans rien pouvoir faire, et même comme si c’était un acte homosexuel entre Vivaldo et lui à travers sa femme ! Mais il ne s’agit pas de Vivaldo. C’est, bien sûr, avec Éric que Cass a une liaison, et personne ne peut le soupçonner ! Éric n’est pas sensé pouvoir aimer une femme ! Or, dans cet intervalle ouvert entre son retour de France et l’arrivée d’Yves son amour, il est d’une disponibilité absolue, il incarne l’accueil chaleureux et incarné de la solitude telle qu’elle se présente, une disponibilité que les humains ayant atteint un point de non-retour de cette solitude sentent au quart de tour. Donc, la femme extrêmement esseulée, Cass, est accueillie par Éric, comme une enfant orpheline qu’il peut accompagner, le long des jours que dure la liaison, vers la femme libre qu’elle peut devenir lorsqu’elle s’est sevrée de son désir d’installation, de bien-être domestique, avec Richard, et aussi lorsqu’elle réalise qu’elle n’a pas à attendre de Richard qu’il l’assume telle une petite fille et qui le rendrait responsable de n’être pas à la hauteur, de n’être pas vraiment accueillant et aimant avec elle. Car c’est elle aussi qui, attendant cette installation par lui, n’est pas accueillante avec lui, ne lui paie pas son dû, cet accueil, alors qu’elle attend comme un dû qu’il l’installe, lui offre le confort américain des Blancs, la bonne société. Éric, par cette expérience charnelle généreuse et non destinée à durer, puisqu’elle sait qu’Yves va arriver, l’a fait avancer vers la femme libre qu’elle sera, prête à travailler pour être indépendante, et aussi prête à prendre un nouveau départ avec Richard, en lui payant son dû, ce qu’elle a eu d’Éric, ce qu’elle doit à Éric, elle le paie à Richard.
Dans cet extraordinaire roman, James Baldwin parle finalement du paiement d’un dû, que chaque humain doit payer à partir du moment où il a reçu, où il a été accueilli par une chaleur humaine, une incarnation, une densité disponible d’être, au cœur de sa sensation de solitude humaine. Au commencement, cet être humain doit reconnaître cette sensation de solitude sans remède après la naissance comme un commun statut de la vie humaine née, sans sensation d’humiliation et d’impuissance. Le Blanc doit reconnaître ce statut de solitude et de vulnérabilité, de mortalité comme n’étant pas la faute d’une terre patrie tellement, au cours de l’histoire, ouverte aux conquérants, aux invasions, aux guerres, qu’elle n’aurait pas vraiment aimé ses enfants, ses garçons, et qu’il fallait trouver un autre pays, l’Amérique, les Etats-Unis, jamais soumis aux invasions ! Or, sur cet autre pays, le rêve d’Amérique, même les Blancs qui ont réussi matériellement, qui sont socialement et matériellement bien installés, ont de l’argent, manquent cruellement de cet accueil humain, de cette incarnation chaleureuse qui s’ouvre à l’humain qui sent le froid de la solitude. Donc, ce n’est pas une question de terre patrie ouverte aux invasions et suscitant les guerres, cette sensation de solitude, mais celle de chaque humain né ! En Amérique, ce sont les Noirs qui, mis en esclavage, au travail industriel, et disponibles sexuellement pour les Blancs en manque d’un dû qu’ils ne paient jamais en retour, font croire que la terre d’Amérique aime ses enfants comme la terre d’Europe ne le peut pas parce qu’elle est toujours en guerre à cause de la convoitise. Baldwin, avec son personnage Éric, arrive à nous dire que ce qui est accueillant et nourricier, c’est l’humain empathique, disponible et chaleureux à l’autre dans sa solitude qu’il reconnaît comme la sienne, ce n’est pas le territoire ! Il remet l’humain au cœur du vivre-ensemble. Et ce vivre-ensemble se raconte en partant de Rufus, qui meurt noyé dans l’eau glacée parce que les Blancs exigeaient de lui un dû charnel, qu’il ne pouvait refuser, mais qu’ils ne lui reconnaissaient jamais être dû à lui-aussi comme à chaque humain, un Noir devant être regardé comme un humain ! Puis les personnages d’Ida, de Vivaldo, de Richard, de Cass, d’Ellis, se présentent d’abord dans leur complexité, leurs impasses, dans ce New York de l’argent et de Harlem. Jusqu’à ce que tout commence à s’organiser autrement, à partir d’Eric qui goûte en France avec Yves à l’art de vivre à la française tandis que s’ouvre au Français le rêve réalisé d’Amérique, ce vrai autre pays, qui est moins un territoire qu’un accueil humain, le paiement d’un dû par l’accueil comme on l’a soi-même reçu, qui voyage. L’autre pays est aussi bien cette Amérique qu’Yves va connaître à travers l’amour d’Éric, que cette France où Éric est allé se baigner dans l’art de vivre à la française, un art d’être-ensemble plus qu’un territoire, qui recommence en cette douceur raffinée une patrie qui était restée comme la blessure d’une terre mère trop ouverte à la convoitise pour vraiment aimer ses enfants Blancs !
Un extraordinaire roman, qui laisse aussi entendre entre les lignes !

Alice Granger Guitard



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