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Le temps liquide - Nimrod

Editions Gallimard/Continents Noirs - 2021

mercredi 3 mars 2021 par Alice Granger

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Nimrod, comme l’ange Hugo du premier récit, nous émeut par sa manière de se raconter !
Le récit qui donne son titre à l’ouvrage évoque un séjour de Nimrod sur la péniche où l’Escales des lettres l’a invité, dont le nom est, comme par hasard, « L ‘Ange-Gabriel ». La péniche a fait escale dans le port de Plaisance de Béthune. Le voyageur est dans ses pensées, il glisse sur l’eau, il glisse sur tout, comme ouvert à l’inattendu, dans une attention flottante qui laisse venir les choses. L’existence humaine est une île. Les maisons au bord de l’eau sont humides, se dit-il, comme si cette sensation venant de loin ne passait pas. Une vie d’eau donne la sensation que les événements surviennent en automne, le soir. L’océan est corrosif pour la maison, il ruine la réserve d’espérance, mais comme si le poète savait que c’est à ce moment-là que les visitations viennent le surprendre. Dans les villes françaises, il lui semble qu’on s’y promène seul, avec ses pensées, et le paysage est la nature complètement refaite à notre image. Il s’échappe chaque jour pour une promenade, espérant une véritable conversation, et, comme le prince d’un des contes de Minh Tran Huy qui séjourne aussi sur la péniche, il rêve de tomber « sur une paysanne aussi futée que sage », qui lui apprenne la vie avec une délicatesse chinoise. Soudain, arrive le crépuscule, et le paysage se métamorphose, comme si une carte d’Afrique or liquide, venant se peindre sur les eaux, venait le visiter ! « L’Afrique est venue à moi comme l’ange à Marie ». Nimrod le poète évidemment ne refuse pas son salut, puisque cet ange lui est familier depuis l’enfance ! L’ange Gabriel est l’un des trois garçons à vélo qui l’ont salué. Il devise déjà comme un adulte. Et tout de suite, alors qu’il n’a jamais quitté Béthune, il dit qu’il veut aller à Bruxelles faire une école de dessin industriel, parce que le dessin c’est son dada, et peut-être Nimrod se souvient-il de lui garçon dont le dada c’était les mots. A travers Hugo, pour lequel il se sent être l’Ange Gabriel qui lui ouvre l’ailleurs, lui parle du TGV qui compresse les distances, il est lui-même, à l’improviste, visité par le passé, l’Afrique, se voyant peut-être lui-même au même âge être visité par l’ange de Marie lui annonçant que l’ailleurs l’invitait, et que le pays natal, c’était la planète, où s’envoler.
J’aime tout particulièrement le récit « Je commence » ! Le garçon qu’il fut décide de changer de style, comme si c’était la décision d’entrer en poésie, comme s’il se souvenait du moment précis, d’une scène avec la mère ! C’est dans ce récit que Nimrod dit que la poésie, c’est « d’aimer les mots qui sont pleins de choses », qu’il l’explique à sa mère ! On ne peut pas dire mieux que lui ! Il commence par se poser la question des mots. « Sont-ils raccords avec le temps des verbes, le temps des choses ? » Il aime les adverbes, alors que sa mère lui dit que ce n’est pas bien qu’il joue avec, d’allonger ainsi les mots, et elle crie sur lui. Il aime qu’ils soient interminablement, indubitablement, positivement, longs ! On croirait entendre alors les turbines d’un moteur d’avion qui se mettent en marche, l’envol est imminent, l’énergie est en train de se ramasser sur elle-même et de se transmettre au verbe, au moteur, un oiseau est sur le point de quitter son nid, la lourdeur maladroite est en train de s’inverser en légèreté, pour un voyage qui sera long, infini ! On dirait que c’est ça qu’entend sa mère, lorsqu’elle lui dit que ce n’est pas bien de fatiguer les mots, et que lui répond, ils sont longs tout seuls ! La pulsion de vie entrevoit toute seule la longueur de la perspective qui s’ouvre ! C’est d’une réussite ! On entend dans l’adverbe l’énergie qui est en train de changer de style, la langue poétique va larguer les amarres, chercher l’humus d’une terre natale aux dimensions du devenir d’une vie, où l’arbre de vie pourra plonger ses racines pour pousser vers le ciel et les étoiles. Les mots qui sont pleins des choses disent forcément un monde ouvert, une réserve d’inconnu, mais ils chicanent tout le temps, et alors c’est quoi ce bordel de langage. Evidemment, la mère « est larguée » ! Puisque c’est la séparation, par ce changement de style du langage ! « Elle m’a regardé parce que les mots qui étaient sur le bout de ma langue étaient partis, partis sans retour » ! Alors que cette mère voudrait que son fils soit prof, expert, jamais bien loin d’elle ! Mais moi, dit-il, « je veux parler comme les poètes, c’est le taf ! » Mais le poète en herbe se sent vite piégé, n’y voit rien, il ne connaît pas le chemin ! Il ne sait même pas qui c’est, « moi-même » ! Alors, comme il est maussade, sa mère s’inquiète, et ça le rend furax ! C’est sa réaction qui met la puce à l’oreille ! Puis il se dit, c’est dans la nature des mères, de s’inquiéter ! Aussitôt, le sens du mot « nature » se brouille ! C’est quoi, la nature, quel est le sens de ce mot ! Soudain, ce n’est vraiment plus du tout évident ! Et c’est ainsi qu’il est sur le chemin du sens de la nature, du point de vue de la poésie ! La poésie réunie le ciel, la terre, la nuit, les étoiles, l’herbe, les arbres, les fleuves, les ruisseaux, et plus encore, à l’infini, et cette nature-là, ce n’est pas du tout la « nature que je sens dans ma maman » ! Cette nature de maman, c’est l’amour qui tremble ! Mais c’est plus fort que lui, l’appel de la poésie, d’une autre sorte de nature, on dirait, et alors il pousse sa mère à bout de nerfs, même si c’est moche ! Larguer les amarres, on dirait qu’il sent que c’est vital, qu’il doit être ce qu’il sera ! Sa mère le regarde avec une immense peine dans les yeux, et cette impression de faiblesse traverse le jeune poète, et il sent littéralement la nature, c’est-à-dire ce qui se passe entre eux qui est autre chose ! Car la faiblesse de cette mère, c’est celle de ne rien pouvoir contre le largage d’amarres de son poète de fils ! Elle sait qu’il ne veut pas lui faire du mal, il veut vivre au contact d’une autre sorte de nature, au contact des choses, vivre l’aventure des mots et des choses. Et alors, en mettant à bout de nerfs sa mère, il veut « juste sentir jusqu’où elle m’aime » ! Et il arrive à énoncer, tandis qu’il est « énormément » bouleversé, que la « nature, c’est être bouleversé » ! C’est une sorte de nature qui l’a définitivement plus bouleversé que de voir l’amour différent que les autres mamans donnent à leurs enfants qui ont le même âge que lui. Parce que sa maman à lui, elle a cette faiblesse spéciale qui ne s’oppose pas à l’envol poétique de son fils, qui s’y prépare en faisant vrombir les adverbes magnifiquement ! Cette mère, les yeux si pleins de larmes que celles-ci, on imagine, vont former en coulant le lac Tchad, aime différemment, selon l’intellect d’amour dont parle Dante, dans la douleur de la séparation elle donne à son fils poète ce qu’elle n’a pas, les choses sensibles infinies, les paysages changeants de la terre pour que l’arbre plonge ses racines et pousse jusqu’au ciel ! Elle laisse se transférer définitivement (encore un adverbe !) dehors, sur la terre natale infinie et changeante, l’abri qui était en elle ! Alors, son fils poète court dans le vent, c’est le temps des lilas, le printemps allège son cœur gros de chagrin et de douleur parce qu’il a compris le sens d’amour qu’a la douleur de sa mère ! Il sait qu’il ne peut dire non « définitivement » à ce chagrin, car il y a un paysage qui le fera toujours pleurer, celui, on imagine, de ce « je commence » ! Et il se dit que sa maman sera contente, soulagée, de voir un « garçon tout propre, tout beau, tout chaud, qui a les yeux grands ouverts sur le monde » ! Evidemment, puisque son amour lui a donné ce monde, cet ailleurs, cette nature. Il regarde différemment le lac, le lac Tchad, on imagine. Celui formé par les larmes de sa mère, d’où le temps liquide ! Celui dont il parle dans le récit « En remontant le lac Tchad » ! Celui dont il dit qu’il « ne se remonte jamais » ! Evidemment, puisque c’est le lac liquide amniotique, qui est devenu inaccessible en prenant le sens des larmes de la séparation versées par sa mère acceptant qu’il devienne poète, qu’il s’envole pour sa vie sensible au contact des choses. « Le lac Tchad est la dernière station des eaux douces du monde » ! Les randonneurs vont y boire l’ivresse et la joie ! Mais le poète doit connaître sa nature à lui. « J’ai promis d’aller jusqu’au bout de moi-même, de penser un peu, et même beaucoup. C’est comme ça qu’on dit non au chagrin ». Cette mère a su accepter que la terre natale soit partout sur terre ! C’est apaisant. Alors, le voyage du poète va déborder les rives du lac très loin, cela le mènera jusqu’aux portes de ce pays au nom si doux, poésie, et il se dira qu’il a beaucoup marché hors de lui-même ! Alors, il pourra revenir au lac, puisque sa mère l’a laissé en partir, et sa mère ne lui dira plus rien, par exemple à propos des adverbes… Le poète aura un peu de sa nature en lui-même, ce lac de larmes avec le sens de présenter une mère qui est femme ayant intellect d’amour, même si elle semblait larguée par la poésie, mais parce qu’elle avait l’intelligence du cœur ! Alors, le jeune poète rencontra sa petite amie Alice, qu’il a amenée au lac. Elle ne disait rien, ne jouait pas à la princesse, lui évitant de se prendre, lui, pour un prince ! Il lui a donné des fleurs de lilas. Elle aussi aimait la douceur du bord du lac.
Dans le récit « Festivals », Nimrod revient au pays, et il est invité par Naïmane, qui travaille à la présidence de la République, pour le premier festival des lettres tchadiennes. Naïmane a un visage qui reflète la puissance, il fréquence les augustes, « la courte échelle qui lui permet de me pourfendre ». Mais le poète oppose « la paix de la nuit », elle qui témoigne qu’il a « toujours chanté » ! Bien sûr, le contact avec lui a ouvert les vannes du souvenir, combien par exemple l’église fut pour eux la grande invention, en son sein s’était logée la fabrique de la littérature, et la chorale fut l’expérience de la vraie fraternité, de la grâce. L’église fut pour les enfants qui y allaient l’enfance de l’art. Naïmane aussi est allé à l’église. Mais aussitôt, il fait entendre la jalousie vengeresse qui l’habite, lorsqu’il dit que son église à lui était en province, pas dans la capitale, alors il n’a jamais pu comme Nimrod transformer la boue en or ! Naïmane, qui n’est pas poète, ne peut pas comprendre que la chance de Nimrod, ce fut cette mère, pas de n’être pas un bouseux parce qu’habitant la capitale. Le poète, même si celui qui l’invite le courtise de manière hypocrite en lui disant que toute la jeunesse attend le grand poète qu’il est, n’attend rien de bon de ces autorités qui présentent à l’écrivain le miroir de la reconnaissance ! Il n’aime pas ces autorités ! Plus tard, il a donc accepté de participer à cette vanité, mais en ayant la douleur en lui, et l’impression que la capitale lui offre un désert. Il sent qu’il est trop tard, qu’il ne retrouvera plus les amis de l’église, de la chorale. « Pour la musique des mots et la musique vocale, j’ai été mon unique maître ». « Je ne me satisfaisais de rien, seule comptait ma vie avec les autres ». Il n’imaginait pas que le directeur du festival le condamnerait avec une telle violence ! Mais il avait senti tout de suite que la folie rôdait ! Naïmane attaque. Il s’adresse aux jeunes gens, aux jeunes filles, qui aspirent aux lettres tchadiennes ! Le grand écrivain, leur dit-il, les soûle de ses rêves, de ses métaphores, mais il n’est pas un vrai écrivain tchadien, mais parisien ! Ne peut être, pour lui, de l’écriture tchadienne que ce qui s’écrit au Tchad et du Tchad ! Le grand écrivain, pour lui, ne souffre pas comme eux, ne rit pas comme eux, car il vit dans la stratosphère ! Nimrod vit ça comme la guillotine. Pendant plusieurs années il fut hanté dans ses nuits et ses apparitions en public. Mais il avait compris que cette violence était pour Naïmane son auto promotion. Et qu’il n’avait pas compris que pour un poète, la terre natale est partout !
Il témoigne de ces festivals internationaux qu’il a traversés en témoin sans qualité, puisqu’en Afrique francophone, ceux-ci se terminent toujours dans les palais présidentiels, et que des littérateurs d’apparence comme Naïmane étaient toujours à la manœuvre. Mais lui, c’est en enfant qu’il regarde encore le corps glorieux des souverains. Il dit que c’est le bien le plus précieux des poètes. Il se souvient d’avoir été invité à un repas officiel par un Premier Ministre français, et qu’il en a tremblé des années. Un glébeux de son espèce contemple bouche bée ces palais de réception qui sont aussi des instruments de pouvoir !
J’aime beaucoup le récit « La classe d’anglais ». C’est le début des vacances de septembre. Le narrateur adolescent dit qu’il n’aime pas le plein air, mais qu’il est un garçon d’intérieur, hanté par la lecture et la conversation des adultes. Les eaux sont en crues, les fleuves sont agités par des tempêtes, voilà pour les paysages, et dans la foulée de l’écriture, tout de suite arrive l’évocation de la colonie des quinze ans, des poils qui poussent, des odeurs venant du corps qui inondent, et l’adolescent se demande, affolé, pourquoi il pue comme un bouc ! Si les odeurs des sécrétions des autres lui faisaient honte, les siennes le crucifiaient. Il aurait voulu revenir en enfance, accueilli par les bras de la Vierge Marie ! C’est cet été-là qu’avec un ami, ils vont s’inscrire à un cours d’anglais ! Et celui-ci a lieu dans un lycée féminin ! C’est le sanctuaire d’Odile, « la bonne fée qui a ravi mon cœur ces quatre dernières années » ! Il n’avait pas osé aller jusqu’au siège du lycée lorsqu’elle l’avait intégré, et elle a disparu ! Il ne savait pas que ce lycée était digne d’un palais présidentiel, avec un jardin luxuriant ! En le traversant, il se sent enveloppé par les parfums des bougainvillées, et il se dit qu’il est introduit « dans l’antre des jeunes filles en fleurs » ! On imagine, en contraste, l’odeur de bouc… Il redoute dès l’entrée de voir sa copine débouler ! Ici, tout respire l’élévation ! Il regrette de ne pas être le jardinier de cet établissement. Bref, on sent dans le récit que c’est comme dans le poème en prose de René Char, au temps de la cueillette des mimosas, avec cette jeune fille aux bras odorants parce que chargés de bouquets, qui passe, que le poète laisse disparaître dans un nuage de parfum, parce qu’il sait qu’il n’y a pas de femme pour lui dans cet avant-monde ! Donc, dans le récit, on passe des odeurs de l’adolescence, entre celles du bouc et celles des jeunes filles en fleurs, au professeur d’anglais, Mr. Dufy, jeune coopérant américain, hippy venu droit de Californie ! Maintenant, ce sont ses cheveux longs qui ont la chaleur des lauriers-roses ! Il est avenant comme aucun des Blancs que l’adolescent a l’habitude de voir puisque sa famille hébergeait souvent de jeunes missionnaires. Ce Blanc-là se montre tout de suite comme leur frère, leur semblable. Il est un peu efféminé. Il désarçonne ses élèves en les incitant à parler, les faisant se sentir privés de vocabulaire ! L’adolescent prend conscience qu’on leur avait toujours enseigné l’anglais comme l’étude savante de textes, et voilà que cet inconnu voulait pousser ces fils de bouseux, de pêcheurs, de bergers, d’éleveurs et de cultivateurs à changer du tout au tout de méthode ! Sans explications ! La révolte monte ! C’est quoi, ce gamin qui enseigne ! Puis il fait apprendre par cœur les verbes irréguliers ! Ils se sentent revenus sur les bancs du collège, rétrogradés ! Or, une surprise attend l’adolescent ! C’est que Mr Dufy réussit à lui faire aimer le prétérit, que les professeurs avaient l’habitude de traduire en français par de l’imparfait, ou du passé simple. Or Mr Dufy encourage ses élèves à le traduire au présent ! Comment ose-t-il, alors que sa connaissance du français est sommaire ? Or, le poète Nimrod met vingt-cinq ans, traduisant des poètes américains, pour comprendre la pertinence de la suggestion du professeur d’anglais. C’est sans doute une question de poésie. Il n’est pas content, lorsqu’il traduit par l’imparfait, par contre s’il change par du présent, « ça démarre au quart de tour » ! Car il « suffit d’injecter un soupçon de présent dans le flux indécis du temps pour qu’advienne un leurre d’éternité » ! C’est-à-dire que ça fait entendre ce qu’enseigne la poésie, que quelque chose ne passe jamais, reste du présent ! Par exemple, ce temps liquide ! Depuis que les larmes de la mère, qu’on imagine transformées en lac du Tchad impossible à remonter, ont donné au poète accès direct aux choses, au monde sensible, et aux mots poétiques pour les nommer, les peindre, tout en n’en sentant que le parfum. Ce que dit Dante dans son « Traité de la langue vulgaire », qu’en exil, on ne retrouve de la panthère que le parfum ! Il est très beau, ce récit qui part de l’explosion des odeurs de l’adolescence, pour arriver à ce prétérit qui est du présent offrant le leurre d’éternité !
Dans le dernier récit du recueil, « Le voyage de Clermont-Ferrand », le poète semble faire résonner une paternité différente, importune, lorsqu’un jeune homme l’aborde sur le quai du train de Paris, s’impose d’une manière familière comme un compatriote. Soudain, son regard le transperce, un obstacle semble s’être mis en travers, c’est un importun dont il voudrait se passer, le surgissement d’un ange maléfique, alors qu’il voulait voyager dans le calme, il n’aime pas rencontrer des compatriotes à l’étranger, évoquer l’exil ensemble, la douleur, la vie dans les marges ! Il est déjà question de père, lorsque l’importun, qui l’a reconnu, lui dit que c’est son père qui lui a fait connaître ses œuvres, à N’Djamena, et qui a le même âge que ce fils qui est en train de mourir d’un cancer ! Etrangement, ce jeune homme est l’un des siens, mais le poète craint une catastrophe. Pourtant, ce jeune homme de vingt-cinq ans est sincèrement fasciné par le sudiste qu’il est, ce qui pourrait résonner comme de l’admiration filiale, et de plus, il se présente comme un fils qui sait déjà se débrouiller, a des idées en politique, et a déjà à son âge rencontré tous les hommes politiques originaires du Sud ! Bref, une figure filiale qui se présente d’égal à égal avec le père, qu’il a rencontré sur une terre d’exil par hasard, sur un quai de gare, et comme ne lui en voulant pas d’avoir été distant, puisqu’il sait si bien se débrouiller hors de son pays natal, se préparant à aller à Toronto ! Dans cette rencontre, semble résonner une vie en poésie qui a laissé un fils se débrouiller dans la sienne, comme un père différent qui aurait dit à son fils, le statut d’un humain est la solitude, et la vie poétique est une migration sur une terre natale ouverte au cours de laquelle au hasard des conversations se nouent, des visitations viennent surprendre. Or, la catastrophe arrive, dans le train, avec les contrôleurs SNCF. Le jeune homme n’a ni titre de transport, ni pièce d’identité, ni rien pour prouver qui il est ! Mais ce qui plonge dans un profond désarroi le poète, c’est qu’il présente aux contrôleurs le front buté d’un morveux qui semble dire qu’on le dérange pour pas grand-chose. Comme si une scène se superposait, celle d’un petit garçon se sentant en sécurité parce que son père aimant et célèbre est à côté de lui ! Le poète, tandis qu’il se sent à la place des parents inquiets de la violence de la vie des garçons loin d’eux, reconnaît un assaut d’amour. Il est donc surpris, en plein voyage qu’il espérait faire seul, d’être visité par l’expérience d’une paternité importune ! Le voilà face à face avec un fils qui, lui avouant se promener souvent sans papiers d’identité, fait une guerre de jeanfoutre aux autorités, non seulement le choque, mais il voit venir l’arrestation en gare, et lui, il sera tel un père qui ne pourra rien faire pour son fils qui, insouciant comme on l’est à son âge, ne savait pas qu’un exilé qui veut réussir son voyage de migrant doit veiller à avoir ses papiers, ou au moins un titre de transport ! Le choc, pour le poète, c’est de ne rien pouvoir faire pour lui, comme s’il lui disait, je n’y peux rien, la vraie vie d’adulte on y part seul, mais là, il se sent ravagé, comme si se profilait en même temps l’image du fils en train de mourir, que lui le père ne peut retenir en vie ! Très paradoxalement, il se sent lui-même abandonné ! Comme si revenait le visiter, peut-être, son propre père le laissant partir seul ? Comme sa mère l’avait fait ? Partir dans la langue poétique ? Mais en sentant la douleur d’une séparation, d’un amour qui donne ce qu’il n’a pas ? Curieusement, on dirait que le poète voudrait être sûr que ce jeune homme qu’il n’a que pu laisser être arrêté par la police, à cause de son insouciance, éprouve de l’attachement, de l’amour pour lui, c’est-à-dire aussi sente la douleur de la séparation. Ce jeune homme qui cherche l’épate, qui a un aplomb assommant, mais qui n’avait pas prévu qu’en voyage son masque allait tomber, qu’il allait exploser en plein vol, que le voyage comportait des imprévus, laisse le poète dévasté par la honte. Mais il se reprend en se voyant lui-même jeune homme à l’étranger, jamais il n’aurait pris le risque suicidaire de voyager sans titre de transport s’il n’avait pas des papiers en règle ! Le principe de réalité basique si on veut réussir le voyage, la migration poétique, être conscient des risques ! Alors, fuse un « Ce garçon est visiblement un fils à papa » ! La différence avec lui ! La différence d’un père, j’imagine, qui n’a pas peur de laisser le fils se débrouiller avec les risques, seul ! Déjà en affrontant la guerre, très jeune ! Le poète se rend compte d’un chevauchement de lieu et de temps, entre cette rencontre importune et le voyage qu’il fera à N’Djaména, où prochainement il y aura l’inhumation de son fils Claude. Quelques mois plus tard, le jeune homme lui donne des nouvelles depuis Toronto, donc il s’en était bien sorti de son arrestation ! Comme l’écho d’amour que la douleur espérait, le poète reçoit ce message comme la réplique de l’enterrement de son fils ! C’était comme la visitation de son fils ! Alors, il se souvient qu’à ses funérailles, il avait retrouvé une demi-douzaine de bons pasteurs, qui participaient à la cérémonie, des amis avec lesquels il avait fait la guerre, il y avait quarante ans. Temps d’angoisse, où ils partageaient le pain, les rires et les larmes. Ceux-ci, à cause de la faillite de l’Etat, n’avaient plus eu comme seul avenir de devenir pasteurs, comme l’était le père de beaucoup d’entre eux ! Et pourquoi pas lui ? Pourquoi n’avait-il pas fait comme son père ? « J’étais à peu près le seul à qui cette voie posait problème » ! Tandis qu’il voit ces bons pasteurs forts, « rayonnants dans l’exercice de la consolation », il se sent inconsolable et confus. Cependant, il est conscient qu’ils l’envient à mort, car eux qui avaient la reconnaissance du pays et du ciel, ils savent que « je leur échappais par une dimension assez proche de celle du Saint-Esprit », ce qui est le blasphème, pour eux ! « A leurs yeux, j’étais devenu un écrivain comme pour m’adjuger par mes propres mérites l’une des demeures de la céleste maison du Père » ! Sur le coup, ivre de douleur, le poète qui vient d’enterrer son fils s’effondre. Puis il se souvient de la définition de la foi par saint Paul : « La foi est une ferme assurance des choses qu’on espère, une démonstration de celles qu’on ne voit pas ». On pourrait y entendre la définition de ce qu’est la poésie, les mots pleins de choses ! Bref, cogner au réel ! Il comprend qu’il ne reviendra plus à N’Djaména. Que pour les mots pleins de choses, la terre natale est partout. Recevant des vœux pour la nouvelle année de la part du jeune homme qui est à Toronto, il réalise par ce lien qui ne s’est pas rompu, qui résonne comme de l’amour, que, par cette rencontre importune sur le quai du train, il s’était vraiment présenté en père pour lui, un père différent, qui l’a laissé à sa solitude, se débrouiller avec la police, prendre conscience de son insouciance suicidaire, bref une vraie leçon de vie au choc avec le réel, même si ce fut douloureux et ravageur. Le message du jeune homme résonne comme une reconnaissance, voire un remerciement, la trace d’une rencontre inoubliable, celle de deux solitudes qui désormais se feront écho !
Il y a d’autres récits, tout aussi beaux, dans ce recueil !
Bravo à Nimrod, pour ces récits qui dessinent un extraordinaire portrait du poète ! Et même comment devenir poète !

Alice Granger Guitard



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