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Ils voyagèrent vers des pays perdus - Jean-Marie Rouart

Editions Albin Michel, 2021

jeudi 18 mars 2021 par Alice Granger

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Dans ce roman, Jean-Marie Rouart prend au mot la question que se posa le Général de Gaulle, « Si Pétain avait rejoint Alger en novembre 1942, qu’est-ce que je serais devenu ? ». Il imagine qu’à cette date, en effet, parce que les Allemands ont franchi en dépit de la convention d’armistice la ligne de démarcation, Pétain décide d’aller se mettre à Alger sous la protection de l’ami américain Roosevelt ! A Londres, le Général déclare qu’après avoir livré la France aux Allemands, il la livre maintenant aux Américains !
La fiction permet de faire entrer en scène des personnages dont la complexité et les contradictions sont à ciel ouvert. Par exemple, le capitaine Morland, alias François Mitterrand, qui ne dissimule pas sa joie de pouvoir ainsi sortir victorieusement de ses ambiguïtés !
Bien sûr, la décision de Pétain aurait été l’idée de Roosevelt, un sage et confortable compromis qu’en pragmatique il avait conçu.
Dès le départ, le roman a quelque chose d’onirique, comme s’il n’y avait plus qu’à fermer les yeux devant l’inéluctable fatalité, et ne plus avoir à se battre, vaincu par quelque chose de plus fort, et alors sur cette pente-là, il n’y a plus rien d’autre à faire qu’à se laisser aller à la bagatelle comme jouir à mort, chose qui a beaucoup de place dans cette fiction. Et comme si, derrière la fiction de Pétain gagnant Alger, Jean-Marie Rouart avait voulu mettre à jour la vision qu’aurait eu le Général de Gaulle sentant venir l’américanisation du monde après la guerre, et qu’il se sentait mis échec et mat par le destin, par un tournant de l’histoire qu’il voyait venir. D’où sa mélancolie, familière. En militaire qui s’attend toujours à être vaincu par un plus fort, et qui l’anticipe secrètement presque dans une jouissance inavouable du corps à corps à venir. « Comme si toute son énergie positive refluait en une humeur noire et délétère ». Il avait voulu incarner la France, mais ne s’était-il pas monté la tête ? En tout cas, il a fait croire au merveilleux ! Mais peut-être a-t-il une botte secrète !
Longtemps, on ne sait pas ce que va faire le Général, qui reste à Londres, ne laissant filtrer aucun sentiment, Rouart l’imaginant pourtant qui se grise de l’idée du néant, semblant imperturbable accepter de ne pas entrer dans l’Histoire comme il l’avait rêvé. Voici le Général qui se rend même chez une voyante russe, la princesse Sablonski, pour se faire dire un avenir comme s’il était déjà écrit pour lui, tel le destin ! Celle-ci lui montre l’endroit où il doit aller !
Les personnages entrent dans le roman, comme pour peindre de manière impressionniste cette sorte de temps agonique où est en train de s’en aller le rêve d’un grand homme entrant dans l’Histoire et incarnant la France, une sorte de Jeanne d’Arc, et alors tout le monde va embarquer dans un bateau mélancolique, qui ressemble à une nef des fous. Ainsi, il y a Jef le Russe, petit-cousin de Dostoïevski, à la vie sentimentale compliquée, qui garde un cœur d’adolescent, aimant l’opium, qui veut écrire, mais en trempant sa plume non dans l’encre mais dans le sang c’est-à-dire le contraire d’un homme de lettres, admirant le Général mais frustré par son manque d’humanité, gardant pour Pétain une affectueuse indulgence. S’annonce avec lui une ambivalence des sentiments à l’égard du Maréchal Pétain, qui va s’avérer être aussi celle du Général, qui a longtemps admiré le grand militaire de la Première Guerre mondiale, et même s’est peut-être identifié à lui ! Sir Winston est présenté comme un égoïste Tory, et a les mêmes crises de mélancolie que le Général, ayant même déjà pensé au suicide comme lui. Le Général n’est pas dupe de sa duplicité, et se demande si ce n’est pas le même homme des deux côtés de l’Atlantique, l’un dans sa chaise roulante et l’autre dans la fumée de son gros cigare. En tout cas cette image est très paradoxale, puisque celui qui est dans un fauteuil roulant semble être celui qui décide depuis l’Amérique, même si celui qui a un gros cigare à Londres imagine être à égalité avec lui. Là aussi, s’annonce la défaite imaginaire du Général, battu par le vieillard Pétain, militaire héroïque de la Première Guerre mondiale ! Comme la défaite du fils devant le père, celui-ci restant gagnant même lorsqu’il est vieux, tel le jeune qui ne peut pas gagner sur le vieux, grand militaire qui a pourtant si mal vieilli qu’il a trahi la France qu’il avait si bien défendue ! Le vieux déchu, qui sembla laisser au Général une ouverture pour entrer dans l’Histoire, le castre dans son fou rêve, en revenant de plus belle s’imposer comme le sauveur des Français en se mettant sous l’aile du plus fort des Alliés ! Donc, ça semble très longtemps, avant le réveil, le roman d’une fantaisie de castration imaginée être celle du Général, avec une sorte de jouissance secrète d’être mis échec et mat par le père, et alors il n’y a plus qu’à se laisser aller à la bagatelle, ou à l’opium, et Stanislas, le chauffeur et l’homme de confiance du Général, n’a de cesse de vouloir savoir si celui-ci a une maîtresse, est allé la voir lors de sa sortie mystérieuse dans Londres, ou bien s’il a effectivement eu une aventure avec une très belle Comtesse dans sa jeunesse !
Mais peut-être la fiction d’un Pétain ralliant Roosevelt à Alger est-elle une leçon de vie, de la part de cette figure paternelle qu’est le Maréchal aux yeux de la figure filiale qu’est le Général, qui l’avait dans sa jeunesse tellement admiré comme un modèle militaire grand dans le service de la France, avant qu’il chute du haut du ciel de l’Histoire en donnant la France aux Allemands, cette admiration filiale restant douloureusement au plus profond du Général, puisque, peut-être, c’est lui qui lui a tracé son destin de militaire, et peut-même lui a inspiré… cette résistance à l’ennemi envers et contre tout ! Le Maréchal, en place du vieux père qui a encore une dernière chose à dire à son fils le Général, c’est-à-dire que la vieillesse est un naufrage inévitable, et que ce serait ça, la leçon du roman, le Maréchal Pétain a donné la France aux Américains après l’avoir donnée aux Allemands (comme si elle était vendable, violable ?), parce qu’il était vieux, et que c’était la même chose qu’accepter que la mort soit la plus forte, celle-ci ayant le visage de l’Amérique en 1942 ? Mais peut-être le roman réserve-t-il le jugement du fils par rapport à la leçon du père, une sorte de sevrage de l’admiration ?
Sir Winston et le Général sont, dans le huis-clos de Londres tandis que l’Histoire se fait depuis l’Amérique, comme deux duellistes qui ne se supportent pas mais aiment leurs joutes lorsqu’ils se voient. De toute façon, sir Winston ne comprendra jamais les Français ! Et ce mythe national que de Gaulle représente ! Pétain à Alger, dit de Gaulle, c’était la seule façon de vous débarrassez de moi ! Entre en scène Staline, que de Gaulle pensait être sa carte maîtresse ! Mais c’était sans compter avec le cynisme de Staline… Bref, sir Winston voit le Général comme un vaincu, et s’exaspère de l’entendre dire qu’il n’abandonnera pas. Lorsque le Général lui demande un bateau de guerre pour quitter l’Angleterre, pour une destination inconnue, il respire, tout en se disant que l’orgueil de ce peuple bizarre de France est invincible !
Donc, comme si chacun des personnages voulait échapper à l’agonie d’un rêve où le Général aurait sauvé la France non seulement de l’ennemi allemand, mais aussi de l’américain, qui est là en embuscade depuis la Première Guerre mondiale, comme si tout le monde sentait une défaite se jouer à un niveau civilisationnel, à Londres, puis ensuite sur le bateau, ce beau monde, entre deux missions, des responsabilités géopolitiques, se livre frénétiquement à la bagatelle. Comme pour mourir en beauté par cette image d’une France libre sexuellement face au puritanisme américain, en sentant la lumière et les couleurs de France en train d’entrer en crépuscule, les femmes incarnant la jouissance en train de s’en aller de la liberté de la France. Des femmes très belles sont très disponibles. Et ce roman ne manque aucune occasion de céder à la bagatelle. Stanislas et sa fiancée Léa vont même s’y risquer dans la cabine du Général, sur le bateau ! Mais ces femmes sont en sursis, Léa va mourir dans un naufrage, après avoir été violée par un journaliste, lady London meurt dans un accident de voiture.
Finalement, le Général embarque sur le bateau de guerre « L’aviso Destiny », mis à disposition par sir Winston comme preuve que « Dieu n’a pas abandonné notre valeureuse Jeanne d’Arc ». Bateau au nom prédestiné pour un rêve de grandeur qui s’en va, celui d’incarner la France, puisque surnommé « le cercueil flottant » ! La destination du bateau est inconnue, mais c’est sûr que ce n’est pas les Etats-Unis ! De Gaulle ralliera-t-il Moscou ? Embarquent sur le bateau avec le Général, sa fidèle collaboratrice Mlle Miribel, son directeur de cabinet, un contingent de résistants communistes comme Pierre Daix, l’équipe du journal de la France libre André Labarthe et Raymond Aron, deux correspondants du MI6, une loge maçonnique complète, Jef Kessel, et bien sûr de jolies jeunes femmes auxiliaires de guerre. Bien sûr, est là le chauffeur et homme de confiance du Général, Stanislas (et sa fiancée Léa), admirateur fou du Général, et lady London. Il y a aussi Maurice Druon, impeccablement habillé dans ses costumes sur mesures, et Jef Kessel, qui vient embarquer après une nuit de débauche !
Tout ce monde avait accepté d’embarquer sur un bateau ayant si funeste réputation d’être un cercueil flottant parce qu’ils avaient, écrit Jean-Marie Rouart, l’âme mordue par l’idéal. Celui qu’incarnait le Général, même s’il était à certains insupportable, comme à Labarthe. Ils se désolidarisaient de l’unité retrouvée autour du Maréchal. Pour eux, il n’y avait plus aucune solution ! Mais « ils ne voulaient plus se compromettre avec la réalité ». C’était comme s’ils avaient contracté une vocation monastique, et répondaient à un appel mystique ! La foi en une France purifiée, « élevée au rang d’une mystique ». Ils étaient reconnaissants au Général de leur proposer un idéal non seulement hors de la réalité, mais aussi hors d’atteinte. Mais parmi eux, il y avait un traître ! C’est comme si, avec cet idéal hors d’atteinte, il n’y avait plus qu’à jouir de ce qui s’en va, au fil de l’eau comme du bateau, qui est aussi cet idéal qu’on n’a plus à servir, mais en étant guidés, dans ce voyage vers des pays perdus, par le grand homme, qui a l’air de savoir, lui, où il veut aller. Et comme si tout le monde pouvait jouir, dormir, tranquille. Ou se livrer à des joutes intellectuelles !
Le bateau s’éloigne. Tandis que ceux qui restent à quai sont habités par le regret d’avoir manqué une occasion unique, et de devoir désormais vivre dans le banal ! Un « sentiment de deuil poignait leur âme. Ils se sentaient en deuil d’une formidable espérance ».
A bord, le commandant, un mystique de l’obéissance, croyant avoir trouvé dans le Général un chef ne badinant pas avec la discipline, mais qui avait pourtant désobéi au chef d’Etat Pétain, est perplexe lorsque de Gaulle ne lui donne aucun cap précis, mais lui dit d’aller tout droit ! On se demande où, tout droit ! Et le Général va en effet lire les « Mémoires d’outre-tombe » ! Mais c’est un commandant qui aspire de tout son cœur à l’Ailleurs, c’est pour cela qu’il a accepté le commandement du bateau !
Tout de suite, Jef Kessel fait la conquête du barman, et boit beaucoup. André Labarthe et Aron, qui ont créé la revue « La France libre », mettent en acte leur commun goût des joutes intellectuelles, leur esprit de contradiction, et font entendre l’étrange mélange d’admiration et d’exécration qu’ils ont pour le Général ! Labarthe, à l’opposé du Général, et en élève de Derrida, ne pense qu’à déconstruire. Aron, lui, pense qu’il a raison, et que ceux qui ne pensent pas comme lui sont des imbéciles. Mais pourquoi le Général les a-t-il voulus à bord, alors qu’ils ne cessent de le contester et d’empoisonner l’ambiance ? Et bien parce que « La France sans les intellectuels qui mettent le bordel, eh bien, ce ne serait plus la France » ! Le traitre est un journaliste qui s’est introduit à bord avec sa carte de presse, et par son charme, sa chaleur, ses manières insidieuses, devient vite le compagnon de tous ! « Il sait dorloter le penchant de chacun » ! Pour qui espionne-t-il ? Sir Winston ? Les Russes ? Vichy ? En fait, pour personne ! Que pour lui-même ! Comme l’auteur du roman, il est le marionnettiste qui tient entre ses mains tous les acteurs embarqués sur le bateau !
Le bateau semblait une nef des fous prenant la direction du Nord, affrontant une torpille, puis une terrible tempête, pire que le « Typhon » de Conrad, aux larges de la Norvège. Mais quand tout se calma, comme la vie était belle ! Tout cela semble mimer les spasmes d’une interminable dernière jouissance, à la tempête de la mer succédant la tempête des mots sur le bateau. Aron et Labarthe décidant de poursuivre sur le bateau ce qu’ils faisaient avec leur revue, c’est-à-dire leur subtile œuvre de démoralisation de l’action du Général ! Les deux se disputant pour savoir qui serait le directeur du journal qu’ils veulent faire à bord. Une question d’amour-propre. Aron se mit fortement en colère contre un écrit de Labarthe ! Aron pense tout de suite que c’est une cabale ourdie par le Général lui-même ! Et il veut quitter le navire ! Et ne consent à rester que si le Général lui-même le lui demande ! Jean-Marie Rouart s’amuse beaucoup à nous raconter ces querelles d’égos des intellectuels ! Il parle par la bouche du Général, qui est un littéraire, qui ne comprend pas l’animosité d’Aron à son égard, même s’il l’admire, il trouve son style plat, souvent jargonneux et hérissé de néologismes ! Des œuvres écrites pour des professeurs dans une phraséologie universitaire. De Gaulle et lui ont en tous points des positions diamétralement opposées ! Le Général se méfie des religions toutes faites en matière politique, il sait qu’un homme d’action se doit de n’avoir qu’un seul maître, les circonstances. Le Général regarde ces intellectuels « comme un père ombrageux observe les tracasseries d’enfants turbulents » ! Pour Rouart, Aron est un virtuose de la logomachie. Il peint le Général levant sa grande et légendaire carcasse devant le petit Aron, qui se sent alors tout petit, et s’en allant sur le pont supérieur ! Labarthe et Aron poursuivirent le rêve de rompre des lances avec de Gaulle, mais ils furent toujours frustrés !
Lady London reçoit Stanislas évidemment dans un déshabillé prometteur ! Hélas, il ne peut être à la hauteur !
Au bout d’un long voyage vers le Nord, le bateau, avant de repartir pour l’Angleterre, laisse le Général, son conseiller diplomatique (bête noire d’Aron), qui vont prendre place dans une première troïka, qui part en direction de Moscou ! Dans d’autres traîneaux, s’entassent Stanislas, Léa, Mlle de Miribel, Lady London, Labarthe, Aron, Kessel, Druon, et d’autres. Le Général a refusé de porter la peau d’ours qui avait servi à Napoléon pendant la retraite de Russie en compagnie du maréchal Caulaincourt, mais le traîneau est identique ! Bien sûr, la direction confirme la suspicion d’Aron que le Général va prendre ses ordres auprès de Staline ! Or, il y a une halte imprévue, et le Général disparaît avec Kessel pour un rendez-vous inconnu ! En fait, il va se recueillir dans la maison de Tolstoï, un îlot aristocratique qui « témoignait de la force d’une individualité face aux puissances destructrices du temps et de l’Histoire » ! Tout est resté intact, comme pour un objet de culte ! Jef se demande si La Boisserie serait un jour l’objet d’un culte comparable, alors que le Général a été exclu de l’Histoire ! Pour le Général, Tolstoï est l’un de ces grands Russes qui écrivent avec leurs tripes, et sa faculté maîtresse est l’amour de la vie ! Mais il pense aussi que la phrase de Dostoïevski, « La beauté sauvera le monde » est pas mal aussi ! Cette beauté qu’il a rarement vue à Londres, « dans ces petites querelles de politicaillerie » !
Puis les traîneaux affrontent la terrible bise sibérienne. Bloqué par un tronc d’arbre couché par la tempête en plein milieu de la piste, tout le monde est accueilli dans une fête tzigane. Ce peuple est à la fois le plus malheureux de la terre, et le plus hospitalier. Ils font une fête chaleureuse aux naufragés de la neige ! Une très belle Tzigane se met à chanter une mélopée mélancolique qui fait résonner toute la souffrance humaine, et puis elle part dans une transe voluptueuse. Et là, comme pour prouver que le Général est quand même un humain, voici qu’une vieille femme qui avait dû être, bien évidemment, très belle, s’approche de lui, qui ne la reconnaît pas. Elle lui rappelle leur rencontre, à Varsovie, alors qu’il était un jeune officier fier et hautain ! Elle lui avait plu, dit-elle. Mais le Général, d’un ton sec, lui répond que ce jeune homme qu’elle a connu est mort, et il tourne les talons ! Bref, entre cette frénésie de la bagatelle qui a lieu au cours de ce voyage, et le Général qui semble ne pas dévier d’un but connu de lui seul, se dessine depuis le début du roman une sorte de guerre ! Celle entre la pulsion sexuelle se lançant dans une jouissance dernière - qui semble la chose qui reste à ceux qui se sentent petits tels des enfants qui n’ont rien à dire de ce que trament entre eux les Grands à travers cette Deuxième Guerre mondiale, l’histoire semblant avoir déjà décidé de la suite, entre l’Amérique et la Russie, entre Roosevelt et Staline - et une pulsion de vie qui garde chevillé au corps l’esprit de mission au service de l’intérêt général, à laquelle le Général est fidèle, incarnant une France qui veut garder son âme même si l’histoire s’apprête à prendre la couleur d’une américanisation annoncée de l’Europe, du monde. Certes, le Général, en regardant la neige tandis que le traîneau file vers Moscou et Staline, se remémore d’anciens bonheurs, comme lorsqu’il courtisa en Pologne la belle comtesse Czetwertynska !
Staline fait patienter le Général trois jours, il regarde un film, ou bien grand joueur d’échecs, il pense au grand jeu d’échecs avec les Alliés ! Le cinéma lui donne l’impression grisante d’être un autre. Au Kremlin, chacun tremble de peur d’être envoyé au Goulag ! Le Général admire cet autocrate qu’on obéit au doigt et à l’œil, mais il déteste faire antichambre, et il menace de partir, alors tout le monde est installé très confortablement ! Puis Staline reçoit le Général avec beaucoup de douceur et de courtoisie, s’excuse, et l’emmène voir un film : « Jeanne d’Arc », de Dreyer, et il se met à ricaner, « Déjà les Anglais ! » Puis on regagne le bureau de Staline, et la suite du Général assiste à la conversation. Mais Staline remarque Aron, lui dit qu’ils se connaissent bien, Aron est très mal à l’aise, se sentant éprouver une violente attirance pour le tyran ! Staline, qui lui rappelle qu’ils aiment tous les deux Marx, lui fait remarquer que c’est « tellement facile de faire de la politique en chambre » ! Comme Aron rétorque qu’il n’est pas communiste, Staline lui dit qu’il le sait, mais qu’ils ont besoin d’adversaires, car ce sont les ennemis qui font le succès ! Puis, s’adressant au Général, il lui demande comment il a fait pour supporter aussi longtemps Churchill et Roosevelt, qui l’ont tellement torpillé ! Le Général répond : j’ai toujours fait comme si ! Et il dit qu’on ne roule pas la France ! « Elle reste intacte au-dessus des tractations médiocres ». Et, comme en miroir, il dit à son interlocuteur, comme vous incarnez la Russie par-delà les avatars de l’Histoire, moi j’incarne la France ! Donc, cette entrevue avec Staline permet de commencer à saisir que pour le Général, il y a quelque chose de plus fort que les avatars de l’Histoire, qu’il est important de l’inscrire symboliquement, et c’est pour cela qu’il concentre toute son énergie à aller vers son but, alors que la plupart de ceux qui l’accompagnent se laissent aller à la bagatelle ou à l’opium ou aux joutes intellectuelles, parce qu’ils sont déjà vaincus par cette Histoire, tel le vieux Maréchal, qui a donné la France à l’Allemagne, puis à l’Amérique ! Staline veut bien aider le Général, mais il veut une contrepartie, des actes de reconnaissance de tous les gouvernements qu’il mettra en place dans les pays conquis par la Russie ! Le Général ne se laisse pas faire ! Une lueur mauvaise passe dans le regard de Staline, puis il éclate de rire ! Apparaît alors, bien évidemment, une magnifique femme, et Staline dit au Général : c’est mon cadeau ! Elle lui servira de traductrice ! S’il ne l’accepte pas, il ne peut pas partir ! On devine tout de suite que c’est une espionne !
Bien sûr, Jean-Marie Rouart, pour présenter un Général qui n’est pas exempt de passions humaines, lui invente des pages qu’il aurait écrites à propos du couple Tolstoï, Sophie et Léon, leur vie quotidienne, les espoirs déçus, les déchirements, « dans la pureté d’un face-à-face du bout du monde » ! Et chacun à son tour, dans ce couple, est objet d’expérience et instrument de torture, poussant loin parfois le scalpel du sadisme ! Le couple s’aime, mais il témoigne au-delà des siècles « de l’échec fondamental de ce bizarre agencement social : le mariage » ! Entre eux, c’est le huis-clos surchauffé, torride, « les nerfs à fleur de peau, dans ce climat continental sans modération, dans cette steppe où l’âme slave se grise d’infini, se perd dans une nostalgie incroyable ». Le grand homme écrit. La nuit, Léon cherche et guette Sophie, mais elle élude sans fin ce désir qui l’écrase, elle est une petite fille qui a peur de la voracité de l’ogre, elle préfère le flirt inachevé, mais la proie sent venir sa reddition. Le Général se demanderait ce que peut inspirer à Tolstoï cette bourgeoise pincée, gourmée, avare d’elle-même, parcimonieuse de son cops, tandis qu’il rêve aux diablesses tziganes ! A travers Sophie, c’est toutes les femmes qu’il étreint, les saisons, « la germination lente et lourde des graminées… tout ce qui participe au grand élan de la vie ». Au matin, Sophie se confie à son journal, y écrit que Léon est à nouveau charmant, joyeux, tendre et que « C’est, hélas !, toujours pour la même raison. » Voilà pour ce minuscule secret domestique ! Voilà pour compléter, dans ce roman, le portrait des femmes ! Elles y apparaissent en effet « toujours pour la même raison » ! Et, sur son traîneau, tandis que le cortège s’en va vers la Volga, Léa est évidemment bien sûr heureuse, étroitement enlacée contre Stanislas ! Quant à Stanislas, l’apparition de la belle étrangère, cadeau de Staline au Général comme traductrice (espionne), le met en effervescence ! Elle a une bouche sensuelle, et ses robes sont échancrées jusqu’au haut des cuisses ! Les ardeurs concupiscentes sont bien entretenues ! Pourra-t-elle émouvoir les sens du Général ? Elle arrive dans sa chambre, laisse tomber son manteau : elle est nue ! Rideau sur cette nuit !
Mais c’est lorsque Stanislas succombe à ses charmes que nous en savons plus sur l’étourdissant plaisir qu’elle lui a procuré, comme jamais ! Voyez comme tout ceci a de la place dans ce roman ! « Une expérience qui lui semblait sans équivalence dans l’ordre érotique ». Elle avait appris dans une école spécialisée de Shanghai les techniques amoureuses, notamment celle qui est efficace pour les hommes défaillants, cette « élémentaire pression ferme entre l’anus et l’urètre » ! Stanislas, après une telle nuit, redoute de retrouver Léa !
Le voyage commence à être trop long, sans connaître la destination, au point que tout le monde se demande si le Général ne fait pas ce voyage afin de distraire sa mélancolie. Se lève une querelle sur la question du chef, de son pouvoir, de son autorité, et sur le fait qu’ils se sont jetés dans l’inconnu à la poursuite d’un idéal incarné par cet homme qui avait réussi à les convaincre que celui-ci était supérieur à leur vie ! La France comme quête spirituelle ! Avec le risque de devenir un défroqué de l’idéal ! Aron dit que l’ennemi c’est le pouvoir personnel ! Trois conjurés décident de partir, le Général ne fait aucun commentaire !
Ceux qui restent se dirigent vers Samarcande, où ils arrivent alors que le printemps commence ! « Comme si la vie voulait reprendre rageusement ses droits », comme une sortie de sommeil, et de rêve cauchemardesque ! Quelque chose allait changer ! Cette ville est le carrefour de toutes les religions, cultures, et elle suscite l’émerveillement ! « Les hommes et les femmes semblaient sortis de la tour de Babel » ! Il y a une foule d’ethnies ! Et bien sûr, une sensualité mystérieuse suintait des harems, et tout semblait « n’être dédié qu’au plaisir et à la prière » ! Cette ville orientale semble avoir le pouvoir détenu par le ciel de décider qui devait vivre et qui devait mourir. La rumeur court que le Général serait venu là pour mettre fin à ses jours ! Puis une autre rumeur : il voulait se retirer dans un monastère du Tibet ! Le Général, en tout cas, se prépara pour une longue expédition dans les plus hautes montagnes du Tibet accompagné seulement par les plus fidèles !
En route, le Général pense au Maréchal Pétain, et commence son jugement ! Il se dit qu’il ne s’est pas rallié aux Allemands seulement à cause de la faiblesse de la vieillesse : Mais « plutôt une subtile corruption de l’âme qui vous fait désirer des satisfactions immédiates au détriment de l’honneur » ! La France serait une colonie américaine ! En fait c’est ça, l’américanisation : les images du confort venu d’Amérique agissent directement sur le cerveau des émotions, et promettent des satisfactions immédiates ! La voie la plus facile !
L’aventure tire à la fin. Il y a encore l’ennui, la bagatelle, l’opium. Et la belle traductrice qui joue les coquettes pour avoir des renseignements ! Dans la steppe aride de l’Ouzbékistan, il fait très froid. Heureusement, proche de ces pics qu’on appelle toits du monde, le Général se souvient, tandis qu’il doute, que tout ce qui est grand l’appelle, les grands hommes, les grands espaces, les grandes idées ! Interrogé, il dit que le peuple qu’il admire le plus est l’espagnol, parce que c’est le plus fier, et qu’il ne se laisse jamais envahir ! Pas même par Napoléon. Et pas un seul Espagnol ne chanterait jamais des fadaises américaines ! Et il dit qu’au-delà de la fierté, de l’honneur, il y a encore le pouvoir de l’imagination, et que l’on ne gagne pas les guerres seulement avec des canons mais avec l’imagination, ce que pensait aussi Napoléon ! Les guides conduisent, à travers une tempête de poussière, jusqu’à une grotte.
Stanislas veut encore aborder la question des intellectuels avec lui ! Comprendre l’animosité d’Aron et Labarthe pour le Général ! Il répond que des gens comme eux ne pourront jamais le comprendre, ils n’appartiennent pas à la même sphère ! Ce sont des platoniciens, des faiseurs de théorie, qui pensent avec des clichés, des grilles préparées par d’autres venues du XVIIIe siècle. Ils n’auraient jamais pu vivre six mois dans les pays dont ils vantaient les gouvernements et qui sont vraiment despotiques ! Et, s’ils se livrent à des débats irréels, c’est parce que ce sont des Français ! Des intellectuels qui n’auront jamais le sens de l’intérêt général, parce qu’ils ne voient que leur intérêt particulier. Ce culte de la personnalité qu’ils reprochent au Général, c’est à eux-mêmes qu’il faut le reprocher ! Aron n’a pas de tripes, ce n’est pas du sang, c’est de l’encre d’imprimerie qui coule dans ses veines, il a trop lu et pas assez vécu, comme tous les intellectuels, il n’aime pas la réalité ! Puis, à propos du communisme, il dit que c’est sur les décombres du christianisme qu’il est né, religion sans dieu, faite par de mauvais économistes, de piètres biologistes. Et, à propos de la République, il dit qu’elle veut être violée, même si elle pousse des cris, peut-être qu’elle aime ça ! Comme si la conquête par l’Amérique, c’était ça ? Mais, se dirigeant dans la grotte, il déclare que cela ne doit pas nous empêcher de dormir !
Dans la région de Pamir, on s’approche du pays des brumes, vers le pic Staline ! Un vent chaud, le foehn, souffle. Pays de haute spiritualité. Une communauté monastique vit dans le pays des brumes. Le Général évoque encore le pouvoir, dit que c’est l’action, alors que les intellectuels veulent rester dans le rêve. Et lui, il déclare qu’ils vont bientôt sortir du rêve ! Et voilà, après avoir dit à Stanislas que s’il l’a suivi, il l’a fait parce qu’il lui a montré le chemin, parce qu’on n’est rien si on ne se hisse pas au-dessus de soi-même. Chemin que le Général doit poursuivre seul, sortir du rêve pour entrer dans l’action. Et la guerre se gagne avec l’imagination ! Il part rencontrer son destin !
Ce roman est aussi le fruit de l’imagination de Jean-Marie Rouart ! Et par la bouche du Général, il n’a pas la langue de bois pour peindre les intellectuels !

Alice Granger Guitard



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