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Changeons de voie - les leçons du coronavirus - Edgar Morin
mercredi 19 mai 2021 par Alice Granger

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Edgar Morin se dit enfant « de toutes les crises que mes quatre-vingt-dix-neuf ans ont vécues », et que c’est pour cela qu’il s’attend à l’inattendu, et qu’il prévoit que l’imprévisible peut advenir. C’est pour cela aussi que s’il craint les régressions, les déferlements de barbarie, la possibilité de cataclysmes historiques, il n’a jamais perdu toute espérance. Il est un défenseur de l’écologie de la première heure, depuis 1970, et il déplore l’extrême lenteur de la prise de conscience écologique. Il explique ce retard depuis cinquante ans de l’action politique et économique pour éviter les désastres humains et naturels par le fait d’une culture où « la Bible, les Evangiles, la philosophie, les sciences humaines ont disjoint radicalement nature et culture, homme et animal. » Mais aussi par les énormes intérêts économiques, les bénéfices immédiats, qui occultent ou nient les problèmes. Lui a toujours résisté intellectuellement et politiquement contre les deux barbaries qui menacent de plus en plus l’humanité, celle qui vient du fond des âges, à savoir la domination, l’asservissement, la haine, le mépris, et celle glacée du profit.
La crise ouverte par la pandémie l’a surpris, mais a confirmé sa façon de penser ! Un virus a provoqué un cataclysme mondial, comme aucune pandémie jusque-là, parce qu’il a provoqué une mégacrise combinant crises politiques, économiques, sociales, écologiques, nationales et planétaires, qui sont complexes dans le sens originel du mot, « complexus » étant « ce qui est tissé ensemble ». Cette crise est aussi le symptôme virulent d’une crise plus profonde et générale « du grand paradigme d’Occident devenu mondial ». Humblement, il sait aussi qu’un changement de paradigme se fait toujours dans la douleur et le chaos, que c’est un processus long, difficile, chaotique, se heurtant à des résistances énormes de la part de structures établies et de mentalités.
Mais, si nous avons été si enfermés physiquement dans le confinement, jamais nous n’avons été si ouverts sur le destin terrestre ! L’après-virus l’inquiète, il peut être apocalyptique comme porteur d’espoir. En tout cas, dit-il, l’avenir imprévisible est en gestation maintenant, et pour sa part, il souhaite une régénération de la politique qui protège la planète et qui travaille à une humanisation de la société. C’est pour cela qu’il est temps, écrit-il de changer de Voie !
Le coronavirus a donné des leçons sur nos existences. Il nous a contraints à nous interroger sur nos modes de vies, sur nos vrais besoins, sur l’aspiration à une vie moins asservie, sur le divertissement qui détourne des vrais problèmes de la condition humaine. Surtout, ce virus a ouvert sur l’essentiel de l’existence, l’amour et l’amitié, la communauté et la solidarité des « Je » dans des « Nous », sur le fait que dans le destin de l’humanité, chacun est une particule.
Avant cette pandémie, nous avions oublié notre fragilité, notre précarité, le mythe de l’homme occidental étant de devenir « comme maître et possesseur de la Nature » ! Ce mythe avait déjà été frappé de plein fouet par l’écologie, et maintenant il s’est effondré. Edgar Morin écrit que nous « devons prendre conscience du paradoxe qui fait que l’accroissement de notre puissance va de pair avec l’accroissement de notre débilité ».
La pandémie nous a remis en mémoire que l’incertitude accompagne l’aventure humaine, que chaque vie humaine est incertaine ! Soudain, notre rapport à la mort a changé. Et nos vies tournées vers le dehors, le travail, les transports, les restaurants, les voyages, etc. se sont brutalement tournées vers l’intérieur, le logement, et même vers l’intérieur de nous-mêmes. Nous nous sommes aperçus de notre intoxication consumériste favorisée par notre civilisation ! Nous avons renoué avec la solidarité, et avons été forcés de voir les inégalités sociales grossies par la pandémie ! Nous nous sommes aperçus que des métiers méprisés étaient vitaux pour nous ! La crise a ruiné des certitudes, a permis de contester l’incontestable, les angoisses nous ont fait chercher des coupables, des boucs émissaires, et c’est allé même jusqu’au complotisme. On a découvert que la science, par exemple médicale, n’était pas un répertoire de vérités absolues, et que les controverses étaient indispensables aux progrès des sciences. La compétition pouvant virer à la concurrence plutôt qu’à la coopération. On a vu que la science était ravagée par l’hyperspécialisation, par la compartimentation des savoirs.
Surtout, la pandémie a mis en lumière le trou noir de notre esprit, qui nous rend invisibles les complexités du réel ! Cela est une conséquence de la séparation et de la compartimentation des savoirs, au lieu de les relier. On se borne à prévoir le probable alors que c’est l’inattendu qui ne cesse de surgir ! On a séparé le sanitaire, l’économique, l’écologique, le national, le mondial ; et l’inattendu a pris de court tout le monde ! On a une conception techno-économique prédominante qui privilégie le calcul comme mode de connaissance des réalités humaines, alors que la souffrance, la joie, le malheur et le bonheur, l’amour et la haine, sont incalculables ! Notre connaissance nous aveugle donc ! On ne doit pas se fier aux probabilités, car tout événement historique transformateur est toujours imprévu !
Il y a des problèmes politiques de fond, la politique néolibérale ayant réduit toute politique à l’économique et tout économique à la doctrine de la libre concurrence. D’où le problème de la gestion de la santé. Et puis le problème de fond d’un Etat hyperbureaucratisé, avec des pressions et des intérêts, au sommet, qui paralysent. La pratique de la délocalisation de la production, en particulier pour les produits pharmaceutiques et sanitaires, a montré notre assujettissement à des économies étrangères et notre dénuement pendant la crise. Le problème de l’autonomie sanitaire peut aussi devenir celui d’une crise alimentaire puisque nous avons détruit notre autonomie vivrière ! Il est regrettable, écrit Edgar Morin, que ce problème de l’autonomie nationale soit si mal posé et qu’il soit toujours une opposition entre souverainisme et mondialisme. Il faut que notre espace vital soit notre espace national ! Un peu de démondialisation est nécessaire pour sauver des territoires, des terroirs, des nations menacées dans leur espace vital ! La crise pandémique a aussi sonné l’heure de vérité pour l’Europe, chaque Etat s’étant replié sur lui-même, sans véritables solidarités les uns pour les autres, et il n’y a pas eu d’accord commun pour aider les pays les plus en difficulté. Edgar Morin souhaite un sursaut, et que la désintégration sera évitée !
Si la pandémie mondiale a provoqué une crise de la mondialisation, s’est aussi posée la question de savoir si la mondialisation n’a pas contribué à cette crise, par la dérégulation des écosystèmes, les atteintes à la biodiversité, par la circulation des hommes. La globalisation favorise la dispersion du virus. La déforestation entraîne l’apparition de maladies. Elle entraîne aussi une perte de souveraineté des Etats, de leur autonomie économique. Une régulation est urgente par une altermondialisation combinée à une démondialisation. En tout cas, cette pandémie a démontré la communauté de destin de tous les humains en lien inséparable avec le destin bioécologique de la planète Terre ! Cette conscience pourrait conduire à ce que chacun ressente son intégration dans l’aventure de l’humanité. Et cela pourrait alors susciter une politique de l’humanité, écrit Edgar Morin !
Nous avons désormais à répondre à un ensemble de défis qui sont interdépendants. Le défi existentiel est celui d’une libération intérieure par rapport au temps chronométré du travail, comme le confinement nous y a obligés ! Idem le défi des nouvelles solidarités. Le défi politique prendra-t-il en compte la mise en question par la pandémie du néolibéralisme et de sa libre concurrence économique ? La mondialisation est-elle en miettes ? La pandémie aggravera-t-elle ou contribuera-t-elle à relever le défi démocratique qui était déjà en crise avant le virus ? Nos libertés et droits fondamentaux seront-ils menacés dans le sillage des mesures d’exception pour freiner la pandémie ? Le numérique, qui s’est développé pour le télétravail, les visioconférences, les réseaux sociaux, Skype, va-t-il donner un énorme pouvoir de surveillance des individus ? Le défi écologique prendra-t-il en compte enfin le fait que l’activité humaine dégrade de plus en plus l’environnement, alors que le confinement nous a appris à ne consommer que l’indispensable ? Le néolibéralisme se transformera-t-il en une nouvelle économie écologisée ? Bref, tout l’avenir est incertain ! Rien n’assure que les nations géantes ne s’opposeront pas encore plus qu’avant, que la Chine ne dominera pas le monde, ou bien qu’elle ne se disloquera pas comme c’est déjà arrivé. On doit craindre que la récession généralisée se poursuive, écrit Edgar Morin ! La politique qui s’est mise à la remorque de l’économie, du calcul déshumanisant, ignore l’improbable et l’imprévu. Un peu partout, la démocratie régresse, avec le risque de guerres. Un nombre croissant d’Etats possède désormais l’arme nucléaire. A cela s’ajoute les fléaux naturels apportés par les changements climatiques, donc des migrations de populations, entrainant rejets des migrants, persécutions, guerres.
Donc, le spectre de la Mort plane sur l’humanité ! Changer de Voie est une question vitale ! Edgar Morin cite Héraclite : « Si tu ne l’espères pas, tu ne trouveras pas l’inespéré » ! Edgar Morin parle de voie, et non pas de révolution, non pas de projet de société ! Il garde l’espoir, mais sans euphorie ! Pour lui, les grandes lignes de la nouvelle Voie politique-écologique-économique-sociale sont guidées par le besoin de régénérer la politique, d’humaniser la société, et le besoin d’un humanisme régénéré !
La politique nationale régénérée ferait de vraies réformes, de l’Etat, de la démocratie, de la société, de la civilisation, toutes liées à des réformes de vie. Il faudrait une gouvernance de concertation, qui en appelle aussi à un éveil citoyen « par la prise de conscience des problèmes vitaux en jeu ». Une politique qui conjuguerait mondialisation et démondialisation, afin d’assurer une autonomie vivrière, un minimum vital énergétique et industriel, de sauver des territoires de la désertification, de favoriser la vie locale et régionale, les petits commerçants, les artisans. Une politique conjuguant aussi croissance et décroissance. Croissance pour les besoins essentiels, santé, éducation, transports, énergies vertes, agriculture fermières, vie des terroirs et villages, économie sociale et solidaire, constructions d’habitations pour les mal-logés. Décroissance pour réduire l’économie du frivole, de l’illusoire, de la nourriture industrialisée, les objets jetables, le trafic routier et aérien. Une politique conjuguant développement et enveloppement. Dans un pays occidental, développement étendu à la culture et non pas pour le chiffrable uniquement ! Enveloppement par l’entraide, la solidarité. En France, dont l’unité s’est faite à partir de la diversité, il faut redonner place à la diversité régionale, qui est le trésor de l’unité française comme l’unité française est le trésor des diversités régionales ! La France doit être une et diverse ! L’Etat doit s’humaniser, devenir moins bureaucratique ! Et moins parasité par les lobbies financiers ! L’excès de hiérarchie enlèvent toute initiative, et aggrave la spécialisation, diminue la responsabilité, augmente l’inertie, compartimente ! Pour la réorganisation, les aptitudes et qualités des individus qui y travaillent doivent être exploitées au mieux, alors qu’actuellement, elles sont bridées ! Il faut aussi encourager la pluri-compétence, ainsi que créer des espaces de liberté et de responsabilité, favorisant les aptitudes stratégiques, inventives et créatrices des employés !
La réforme économique doit refouler progressivement du pouvoir les oligarchies économiques ! Peut-être les taxer par la fiscalité. Ou mieux réussir enfin à supprimer les paradis fiscaux ! Mais le plus important est la régression de leur pouvoir ! Par exemple par la conscience des consommateurs, qui favoriseraient les productions locales, durables et solidaires !
La réforme de l’entreprise doit aller dans le sens de sa soustraction à l’hypercompétitivité internationale, d’une adaptabilité et d’une inventivité, avec la reconnaissance des employés. Tendre à l’entreprise citoyenne, ou de mission.
Quant à la démocratie, sa réforme doit aboutir à une démocratie citoyenne, ce qui exige un éveil citoyen par une initiation aux sciences politiques, sociologiques, économiques, juridiques, ainsi qu’une régénération de la pensée politique ! Les problèmes d’intérêt national ou planétaire peuvent aussi se discuter à un niveau local. Mais il faudra veiller à ce que les femmes soient impliquées, ainsi que les vieux, les jeunes, les immigrés, et empêcher le noyautage par les partis politiques. La vitalité citoyenne exige un temps d’enracinement et d’apprentissage !
La politique écologique, elle, est devenue une urgence., avec beaucoup de chantiers, dépollution des villes, redéploiement du transport ferroviaire, revitalisation des sols, etc. Cela va avec une consommation éclairée et sélective !
Mais cette réforme pour changer de voie ne peut pas être une révolution violente, faisant table rase du passé ! Elle doit s’inscrire dans une culture humaniste du passé et par une revitalisation des principes de la République, Liberté, Egalité, Fraternité ! Donc, une réforme progressive. C’est une réforme de la pensée, avant tout, qui peut conduire à une réforme politique ! Jusque-là, les esprits obéissaient à un principe de connaissance réduisant le complexe au simple, le tout à ses composants. Il faut une politique de rééducation de l’éducation.
Edgar Morin parle aussi de réforme de la société pour réduire les inégalités croissantes, de politique de solidarité.
A propos de politique de civilisation, il s’intéresse à ce que la civilisation occidentale a comme caractères positifs mais aussi comme caractères négatifs. L’envers négatif des bienfaits dont nous continuons de jouir (développements urbains, techniques, étatiques, individualistes) s’amplifie. Nous voyons de plus en plus l’envers de l’individualisme, de la monétarisation, du capitalisme, du bien-être, du développement. La réduction à l’intérêt personnel de ce qui est global affaiblit le sens des responsabilités, dégrade les solidarités anciennes. La technique a conduit à une dégradation sociologique des qualités de vie. Notre civilisation a développé de manière continue des besoins, donc aussi une croissance du besoin énergétique, la consommation, l’aliénation consumériste, dégradant notre civilisation. Un mal-être intérieur, diffus, est apparu ! Il y a une « intoxication de civilisation », incitant aux dilapidations, alors que la tempérance redonne de la poésie au quotidien, en substituant à la quantité la qualité ! A l’obsession du plus, substituons l’obsession du mieux, écrit Edgar Morin !
Alors, la « vraie » vie ? D’abord, écrit-il, il faut cesser de croire que le but de la politique est le bonheur ! Elle élimine les causes publiques de malheur, mais elle ne crée pas le bonheur. Mais la politique de civilisation, elle, nécessite « la pleine conscience des besoins poétiques de l’être humain » ! Donc, elle doit tendre à atténuer les contraintes, les servitudes, les solitudes, l’envahissement gris de la prose, pour permettre à l’humain d’exprimer ses aptitudes poétiques ! Qui n’est pas le divertissement proposé sous tant de formes diverses. La poésie de la vie fait que le « Je » s’épanouit dans un « Nous ». Cette politique de civilisation doit en fait répondre à la dégradation et à la déshumanisation de la politique, de l’Etat, de la démocratie, de la société, de la civilisation, de la pensée. « Une politique de l’humanité donnerait à chaque nation le sens de la communauté humaine », l’enseignement scolaire apportant aux élèves la conscience de leur appartenance à l’humanité. Quand on y réfléchit, on s’aperçoit que le monde est en nous chaque jour, par le café colombien, le thé chinois, la morue d’Islande, tant de produits qui viennent du monde entier ! La politique de l’humanité doit être à l’échelle planétaire, non seulement pour les ressources matérielles, mais aussi pour la jeunesse, il faudrait un service civique planétaire ! Tant de choses qui requièrent une réforme de l’ONU, ou la constitution de nouvelles institutions de compétence mondiale dotées de pouvoirs exécutifs. Mais ceci exige une forte expansion de la conscience d’une communauté de destin de l’humanité ! Quant aux migrants, Edgar Morin pense qu’il faudrait leur accorder la même libre circulation qu’aux marchandises, ce qui ferait disparaître ces mafias ! Edgar Morin s’intéresse aux peuples premiers, ayant une forte identité, ultimes témoins de l’humanité première de l’Homo sapiens, qui ont un riche savoir, par exemple la connaissance des plantes pour l’alimentation ou pour traiter les maladies, ou pour leur pensée rationnelle technique, ou les techniques raffinées pour la chasse. Ils ont une richesse inouïe de savoirs et de savoir-faire qui commence à intéresser les techno-pharmacologues ! Ces sociétés sont des modèles de solidarités collectives, ils sont poly-compétents, aussi bien l’homme que la femme, ce qui a disparu dans nos sociétés évoluées.
Edgar Morin a la vision d’un humanisme régénéré, qui reconnaisse la complexité humaine, faite de contradictions, reconnaissant notre animalité, notre lien ombilical avec la nature, ainsi que notre spécificité spirituelle et culturelle d’humains, et notre fragilité, notre instabilité, nos délires ! L’humanisme régénéré allie raison et passion. Tout art politique, tout espoir humaniste, doivent donc tenir compte des ambiguïtés, instabilités et versatilités humaines ! Il ne s’agit pas de vouloir transformer l’homme, mais de développer le meilleur en lui, c’est-à-dire sa faculté à être responsable et solidaire. Impossible d’édifier un monde de relations humaines améliorées, dit-il, si l’on reste égoïste, vaniteux, envieux, menteur ! Donc, la réforme personnelle doit réussir à penser le monde sensible, à connaître la complexité du monde, agir selon l’impératif éthique de responsabilité et solidarité, vivre selon le besoin poétique d’amour, de communion, d’enchantement esthétique ! Comme l’écrivait Montaigne : « J’estime tous les hommes mes compatriotes » ! La pleine qualité humaine est en effet la reconnaissance d’autrui ! Cela doit devenir un principe universel concret, une unité humaine, loin de la colonisation, de l’exploitation des humains. Mais cette unité humaine est liée à la diversité humaine ! Donc, l’humanisme régénéré requiert une dialectique permanente ente « Je » et « Nous », liant l’épanouissement personnel à l’intégration dans une communauté, afin d’y trouver les conditions de l’épanouissement.
Qu’est-ce que la raison sensible ? Elle est loin du calcul, de la raison glacée et sa logique du tiers exclu. Notre raison doit toujours rester sensible à tout ce qui affecte les humains ! Surtout, elle doit intégrer en elle l’amour, qui est une composante de la rationalité complexe.
Cet humanisme régénéré complexifie les notions de réalisme (celui de croire que le réel présent est stable, alors qu’il est travaillé par des forces souterraines, celui de croire intangible l’ordre et l’organisation de la société et du monde) et d’utopie. Le vrai réalisme sait que le présent est un moment dans un devenir. Il essaie de concevoir les possibilités d’utiliser et de modifier les processus transformateurs du présent. Il sait que l’improbable est possible, est que l’inattendu est fréquent dans le réel. De même, la vraie utopie aspire à une réforme de la mondialisation en abandonnant le néolibéralisme, à un contrôle de l’hyper-capitalisme. Il ne s’agit pas de l’utopie du meilleur des mondes, mais d’espoir d’un monde meilleur, cette grande et permanente aspiration de l’humanité ! Le vrai réalisme est de pratiquer la régénération permanente, rien n’étant acquis. Le véritable art du réalisme, écrit Edgar Morin, « est stratégique et non programmateur » ! L’écologie de l’action enseigne que toute action, lorsqu’elle entre dans le milieu qu’elle doit modifier, peut être modifiée par ce milieu, détournée de son but, et même aboutit à son contraire ! Donc, il s’agit de veilleur à ce qu’elle ne soit pas détournée.
Si l’humanisme portait en lui l’idée de progrès, une idée née en Occident, cela promettait un futur radieux, mais un futur qui s’est effondré, remplacé par les incertitudes et les angoisses. La foi en le progrès ne doit pas croire en un futur promis, mais espérer dans un futur possible !
Edgar Morin ajoute que l’humanisme régénéré ne peut être que planétaire. Car la mondialisation a créé une interdépendance entre tous les humains devenue une communauté de destin. La mégacrise du coronavirus est, écrit-il, « le symptôme brutal d’une crise de la vie terrestre… d’une crise de l’humanité, qui est elle-même une crise de la modernité, une crise du développement technique, économique, industriel, une crise du paradigme maître qui a organisé et imposé toutes les forces désormais déchainées dans une course à l’abîme ». Pour que l’humanité puisse survivre, elle doit se métamorphoser. Déjà l’humanisme de Montaigne ou de Montesquieu donnait à la solidarité/ responsabilité un sens universel ! Alor, la conscience planétaire arrive logiquement à l’idée de la Terre-patrie ! Les humains vivent sur cette minuscule planète perdue dans le gigantesque univers, qui est notre monde, mais aussi notre maison et notre jardin. On pourrait même parler de maternité du dehors ! Edgar Morin parle de matrie terrestre ! Le message le plus fort de cette crise, c’est que nous sommes les enfants de la terre, et cette prise de conscience doit être l’événement de notre siècle ! C’est notre Terre-patrie ! S’il semble impossible de changer de voie, il faut se souvenir que toutes les voies nouvelles qu’a connues l’histoire humaine ont été inattendues. Il faut espérer dans l’improbable, Edgar Morin insiste, lui-même ayant réussi à vivre une si longue vie alors qu’à la naissance il était né mort et a dû être ranimé pendant une demie heure ! L’histoire enseigne que l’improbable est permanent ! Par ailleurs, l’humanité possède en elle des vertus de génération et de régénération ! Comme dans notre corps, il y a des cellules souches dotées d’aptitudes polyvalentes propres aux cellules embryonnaires, à l’état dormant. Et, comme Hölderlin l’a écrit, « Là où croît le péril croit aussi ce qui sauve » !
En conclusion, Edgar Morin rappelle qu’être humaniste, c’est aussi ressentir au plus profond de soi que chacun d’entre nous est un moment éphémère, une partie minuscule d’une aventure incroyable commencée il y a sept millions d’années ! Une aventure formidable, avec ses grandeurs, ses crimes, ses esclavages, ses empires. L’humaniste n’est pas seulement le sentiment de communion humaine, de solidarité humaine, mais aussi le sentiment d’être à l’intérieur d’une aventure inconnue et incroyable, et d’espérer qu’elle continue vers une métamorphose, d’où naîtrait un devenir nouveau. Comme il est si plein de vie, d’énergie, d’amour, cet espoir qui habite cet homme de presque cent ans, qui se fait notre tête de proue vers un monde meilleur !

Alice Granger Guitard



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