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N’entre pas si vite dans cette nuit noire - Antonio Lobo Antunes

Editions Point, 2004

vendredi 23 juillet 2021 par Alice Granger

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L’auteur dit de son livre qu’il s’agit d’un poème. Il ne dit pas que c’est un roman. C’est une œuvre qui semble l’association libre d’une jeune femme sur le divan du psychanalyste. Celle qui dit « je », Maria Clara, fait en effet une psychanalyse. Cela pourrait être aussi un journal qu’elle écrit, son mari inquiet cherchant à le voler, voulant qu’elle arrête ça. Et elle ne pouvant pas s’arrêter, et peut-être est-elle devant une photo trouvée dans le coffre du grenier, où « je suis une fée avec une baguette de bambou surmontée d’une étoile en papier de soie… j’ai peint mes yeux et ma bouche devant la coiffeuse de ma mère et j’étais plus fée encore, toute brillante, même si une enfant qui n’était pas moi dans la boue du bassin, une étrangère jamais vue, le fameux homme de la maison comme disait ma mère… marchant dans le noir effrayée par le noir, s’endormant la lumière allumée… je me souviens d’un si rouge… il y avait des cadavres… mon père m’a prise dans ses bras… et je n’ai pas rêvé des morts », et elle dit dans ce journal à ce mari, « ne me demande pas d’arrêter, ne m’ordonne pas d’arrêter, les yeux de mon mari, ses paupières grandes ouvertes, sa peur, continuer à écrire jusqu’à la fin de la page, de cette dernière page… et j’aurai rempli mon journal, je terminerai de préparer le dîner, mettrai la table et voilà tout, je resterai avec toi sois tranquille, ne t’inquiète pas je resterai à la maison avec toi dès lors que / dès lors que ta main ne me touche pas et que tu ne me dis pas_ Clara ».
A propos de son père, dont sa mère - qui appartient elle à la lignée prestigieuse d’une grande famille distinguée ayant des domestiques et de bonnes manières mais qui a subi un revers de fortune dont on ne saura jamais s’il est en relation avec l’infirme et si celui-ci est le général son père - dit qu’il n’a pas de famille, Maria Clara pressent un secret de famille, une question dont elle est mordue sans doute depuis son premier souffle, car elle brouille son origine, l’empêche de savoir qui elle est. Alors, elle profite de ce que ce père soit hospitalisé pour une opération à cœur ouvert, qui pourrait le faire entrer dans cette nuit noire de la mort avec son secret, pour aller dans le grenier, où il passait des heures sur une chaise à bascule - sans doute à larguer les amarres en retrouvant dans un coffre les traces d’un passé qu’il ne partageait pas entièrement avec sa famille mais qui étaient ses ombres silencieuses, son autre vie, étrangère à celle d’une grande famille de la haute société - et il observait par la lucarne le jardin, le portail, la rue, ses deux petites filles. Y trouvera-t-elle, à travers des photos, des lettres, des documents, qui est son père, quelle est son origine, ses parents ? Là seront les points de départ d’une imagination foisonnante passant d’un personnage à un autre comme si on l’entendait en train de penser et d’imaginer sans fin, se retrouvant elle-même, ou sa sœur aînée, petites filles, à partir de photos d’enfance ramenant à la mémoire des instants de questionnements anciens déjà là, le lecteur étant toujours en train de se perdre comme dans un labyrinthe sans autre issue qu’un ombilic des limbes qui est le vide. Et en effet, le poème mène à « L’envie de rester seule à disséquer mon vide. »
Question qui mord Maria Clara, l’homme de la maison dit d’elle sa mère peut-être parce qu’elle ressemble à son père, parce qu’elle n’est pas distinguée comme sa sœur Ana et comme cela sied de l’être dans une bonne famille : pourquoi sa mère Amélia a-t-elle épousé un homme, Luis Filipe, qui sent le pauvre, qui fait tache par rapport aux gens de haute société qui sentent tous son odeur étrangère à leur classe sociale, qu’il n’a pas les codes, qu’il ne cherche pas à les avoir, qui met le chaos dans la certitude de l’origine sociale, dans la généalogie, qui y fait entrer le vide, au point qu’à un moment donné, cette association libre errante sème le doute sur Amélia elle-même, la fait apparaître de basse origine, déclassée. Pourquoi l’a-t-elle épousé ? En écho, des paroles de Luis Filipe disent d’elle : quelle amante ! Et puis, à un autre moment, l’imagination mène à Luis Filipe qui dort dans le bureau, va voir une femme du peuple, Léopoldina, chez laquelle il va d’abord en sortant de l’hôpital, dont on se demande parfois si c’est sa fille, ou une maîtresse de sa classe sociale, il y avait un indice qui suscitait la curiosité, le parapluie étranger dans la voiture. Et qu’est-ce que c’est, cette histoire du chauffeur, Amélia, son mari prenant de la distance, attirée du côté de l’ombre de sa classe sociale inférieure, attirée elle-aussi vers des penchants de l’ombre ? On ne sait jamais vraiment. Pourquoi a-t-elle épousé un homme mettant le chaos dans sa belle généalogie, pris le risque d’altérer aux yeux de sa classe sociale sa propre image ? Parce qu’il gagne beaucoup d’argent, et que ça assure un train de vie retrouvé, et en effet, ça et là apparaissent des paroles évoquant Maria Clara et sa sœur Ana avec leurs parents comme dans une famille privilégiée. On se doute qu’il a de l’argent, mais à travers cette imagination débordante, perdant le lecteur, revient toujours ce qui effraie Maria Clara au point qu’elle imagine des cadavres, la police, l’arrestation, son père a des activités louches, elle l’imagine contrebandier, marchand d’armes, rencontrant des Noirs et des Arabes dans son bureau, il y a tous ces camions qui passent la frontière, elle sent une menace, les policiers viendraient fouiller la maison, ce serait une réitération de la catastrophe qui avait ruiné la famille appartenant à la haute société.
La peur du déclassement, cette horreur vécue, perdure à travers la grand-mère fantasque qui va jouer chaque soir au casino, la vieille gouvernante Adélaïde, lui gardant une fidélité indéfectible peut-être parce que maintenant c’est elle qui est la plus forte, lui prêtant de l’argent pour qu’elle le joue en espérant se refaire une fortune lui permettant de récupérer les bijoux engagés, les beaux meubles vendus, la belle vaisselle perdue. Et y a-t-il une mystérieuse complicité, ressemblance de classe entre pauvres, entre Adélaïde et le père Luis Filipe, au point que le lecteur se demande, sans jamais avoir la réponse, si c’est elle sa mère inconnue ? Et avec quel homme l’aurait-elle eu ? Un homme marié et de haute classe sociale ? Le questionnement ne mène qu’au vide, tout en semblant livrer des indices. Le déclassement semble aussi s’écrire par la différence entre les deux sœurs, Ana et Maria Clara. Ana est une belle jeune fille distinguée comme sa mère, a de bonnes manières, de l’éducation. Tandis que Maria Clara non, s’en fout, est toujours ailleurs. Le père semble préférer Maria Clara, l’appelant Clarinha, et faisant avec elle ce geste qui, on le devine, parce que de nombreuses fois évoqué, la troublait follement en même temps que son odeur dont il semble que pour elle c’était l’odeur d’autre chose que celle du pauvre, ce geste de lui toucher son cou avec son pouce. Comme si ce père l’entrainait vers quelque chose qui ouvrait une issue de très inquiétante liberté. Mais il est question, à un autre moment de cette association libre foisonnante, de la robe tachée d’Ana revenant à la maison, comme si elle avait rencontré un mauvais garçon, et le père lui-même ne voulant pas le croire, c’était arrivé alors qu’Ana pour ce père c’était encore sa petite fille !
Maria Clara imagine que son père a une autre fille, dont il ne lui a jamais parlé, mais peut-être est-ce l’autre elle-même, inconnue, où il l’entraîne par ce vide d’origine. Comme à ce père, elle imagine une double vie, une autre vie, non seulement celle d’un contrebandier que la police à tout moment peut venir arrêter, mais aussi celle d’un homme qui a une maîtresse de sa classe sociale, comme une serveuse de bar, et il l’emmène dans une chambre, et on se demande à d’autres moments si ce n’était pas le même scénario avec Amélia sa mère. Maria Clara imaginant que son père n’était pas à l’hôpital mais qu’il avait passé des semaines avec une ou des amantes.
Dans ce poème qu’écrit Antonio Lobo Antunes, Maria Clara dit à son psychanalyste qu’elle invente tout le temps. Comme si ce ne pouvait être que de l’invention, de l’imagination, puisqu’aucune de ses questions ne pouvait trouver de solution. De solution à la question de ce mariage déclassé de ses parents, dont elle est née, cet ombilic des limbes. Une question que sans doute elle se pose pour son propre mariage, auquel mène ce poème, la montrant avec ce mari assis sur un canapé en moleskine – un détail trahissant sa classe sociale -, et son fils, une vie qui la force à s’évader par l’imagination en écrivant son journal, et en allant chez le psychanalyste. Les gens, et même sa belle-famille, se demandant d’où elle vient, comme si elle-même, même avec celle famille-là, était aussi déclassée que son père dans la famille de sa mère, en étant ailleurs.
Maria Clara demandant à son corps qui il était, et lui répondant, je ne sais pas, « si peu corps, si distrait, si aveugle, au réveil il trébuche tout seul… et ces traits sont-ils les miens ou est-ce moi qui m’y résigne… » Puis entendant son père lui dire « Clarinha », et elle est une princesse, une fée, on dit au père « Comme votre fille Maria Clara est belle » et Ana est jalouse, et la phrase « Comme votre fille Maria Clara est belle », « dans un murmure qui s’introduit dans ma robe et mon cou comme une orchidée fanée », puis vient l’image de « non, ma mère et » et un blanc, est-ce « et le chauffeur » ? Puis, vient tout de suite dans la filée de cette association libre « le sourire de mon mari les samedis après-midi / _ Clara / qui ne m’avale pas, me demande la permission, me cherche, s’éloigne, se résigne… et quand elle est de l’autre une intranquillité, un mal-être, mon mari se frotte la joue, se masse l’épaule, sa main collée à la mienne / _Regarde la bébête / je n’ai pas envie de chatouilles ni d’une bête qui monte qui monte et m’oblige à rire, ne me fais pas lever du fauteuil de moleskine, ne m’oblige pas à », et un blanc, un silence, puis « le gosse est là », puis elle pense à sa mère, dès qu’elle « Luis Filipe », « si seule dans l’entrée, si affligée, si fragile, ne vous mettez pas en colère si je vous avoue que vous me faisiez de la peine maman vu qu’un mari peut avoir une femme mais une femme n’a jamais un mari, seulement l’illusion d’un mari ».
Et Maria Clara se disant que son père n’est pas mort, qu’il est guéri, « passant son pouce sur ma nuque / _ Clarinha / pas un faux pouce, son vrai pouce, oubliant de manger pour me regarder et sous ce regard ma certitude de ne jamais atteindre dix-neuf ans, me marier, changer d’appartement, enfanter, m’appeler / - Clara / ma certitude d’être / _ Maria Clara / d’être /_ Clarinha / et que des grives sur les frênes me juraient qu’aucun homme ne s’assiérait avec moi le dimanche, délaçant le cendrier, décroisant les jambes, se frottant la joue et approchant sa main de moi avec l’espoir que je ne dise pas /_Non /… et il n’y aurait pas moyen de m’obliger à », et un blanc, un silence. C’est le père qui l’appelle Clarinha, et elle se demande pourquoi il ne lui a jamais parlé de sa sœur, et on entend l’autre elle-même, inconnue, « me ressemblant c’est-à-dire la peau brune et les cheveux noirs mais plus ronde, plus sûre d’elle », à laquelle elle écrit des lettres en se les écrivant à elle-même, fermant la porte à clef « et parler de tant de choses que je ne raconte pas à Ana ».
Et imaginant dire à son mari : « si effrayée que mon nom se transforme en question, depuis le début j’ai été un point d’interrogation pour toi n’est-ce pas, je ne te prenais pas dans mes bras, je ne t’embrassais pas ».
Et imaginant Amélia dire de son mari Luis Filipe : « même dans la voiture l’odeur persistante, quelque chose difficile à expliquer, semblable aux petits rideaux froncés et aux biscuits bon marché, que dégageait Luis Filipe à l’époque presque oubliée où nous dormions ensemble, sa honte, son empressement à m’être agréable, son désarroi, ses hésitations, ses petits rires ».
Puis elle dit : « Aujourd’hui je serais prête à m’en aller. Je mettrais tout l’argent du tiroir dans ma poche, je laisserai ici ma valise, mes documents, les signes de ce que je suis ». « Une fillette me sourit depuis l’appareil (de télévision). Malheureusement son sourire ne dure pas. Peut-être pas un sourire. Peut-être n’est-ce que moi qui ai besoin d’un sourire. Il y a des moments dans la vie où nous avons tant besoin d’un sourire. Faute de mieux je toque du doigt contre la vitre. »
Mais peut-être l’association libre a-t-elle mené à une autre question, qui rend encore plus inconnue l’autre qu’elle est, dont elle espère le sourire : pourquoi son père a-t-il épousé Amélia, fille d’une bonne classe sociale qui, si sa famille n’avait pas subi un revers de fortune, n’aurait jamais été pour lui, même gagnant bien sa vie, mais dans des activités paraissant douteuses, et surtout faisant tache en s’habillant mal, sans la bonne éducation et les codes de l’élite de la société. La question de la honte de son père, de sa classe sociale, de son désarroi avec Amélia. Son silence sur son autre vie, par honte. Mais Maria Clara prête à aller vers l’autre elle-même, peut-être en ayant senti, par-delà l’odeur de son père, son incarnation, ce quelque chose de vivant, qui réussissait à s’échapper, Amélia le voyant se séparer.
Et Maria Clara ayant compris l’essentiel, avant que son père entre dans cette nuit noire.

Alice Granger Guitard



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