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Mes révoltes - Jean-Marie Rouart

Editions Gallimard - 2022

mardi 15 mars 2022 par Alice Granger

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Tandis que, depuis toujours, il n’a pas arrêté de se révolter, contre la déchéance sociale de sa famille, ou contre des injustices frappant des humains pas du bon côté de la société en risquant à nouveau la chute alors qu’il avait réussi à appartenir à nouveau au milieu social intellectuel et artiste perdu, Jean-Marie Rouart, se voyant avoir été transporté de sa chambre de bonne du boulevard Montparnasse, du monde désargenté et morne de sa jeunesse, jusque chez les heureux du monde, se demande qui a écrit le roman de sa vie. Il pense que la vie est tracée, qu’un autre que lui en a la maîtrise.
Très vite, il s’aperçut que la vie avait du merveilleux, et que c’était celui-ci qui faisait lien pour réunir dans sa vie tant d’éléments disparates ! Quelque chose résonne, lorsqu’il raconte que, invité chez Maurice Rheims puis chez Jean d’Ormesson, devenant l’enfant adoptif de cette grande famille, il est ébloui par « la merveilleuse alliance qu’ils étaient parvenus à conclure entre leur argent, le goût passionné des lettres et un véritable art de vivre ». Encore plus que le fait d’avoir l’impression de se retrouver en plein XVIIIe siècle, « époque amorale vouée aux plaisirs et à l’art », il a l’impression de retrouver « ce climat que j’avais adoré chez ma tante Julie au milieu des Manet, des Renoir, la même liberté de ton, la même indifférence pour ce qui n’élève pas l’esprit ». D’où le sentiment que c’est déjà tracé ? Mais, dans cette grande famille, les tableaux étaient de merveilleux paysages où il s’attendait à voir apparaître par exemple l’abbé Bernis, cardinal des plaisirs, ou bien Mme de Pompadour !
Il y a donc, pour introduire l’énigme de la destinée de Jean-Marie Rouart, celle qui a ébloui ses parents par sa réussite, quelque chose qui se met en phase entre l’enfance et la vie d’adulte ! Depuis le dénuement jusqu’à la réussite qui le fait devenir enfant adoptif de la grande famille heureuse du monde, qui semble le tableau vivant que peignaient les peintres impressionnistes de sa famille célèbre, dans lequel il entre et qu’en écrivain il peint par l’écriture. Certes son père était-il un peintre désargenté, qui n’avait pas le sens des affaires, et avait-il quitté la lumière pour chuter dans l’ombre, d’où la révolte de son fils unique, Jean-Marie, mais celui-ci, de manière miraculeuse – comme si c’était écrit – avait réussi à aller vivre comme dans un rêve dans les tableaux impressionnistes vivants. Et lui racontant sa vie comme un roman, comme de la littérature ! Comme si son très précoce désir de devenir écrivain avait grandi en même temps qu’il était voyant, justement grâce à sa très généreuse tante Julie, fille de Berthe Morisot, fortunée, mais aussi grâce à sa tante Victoria sœur de sa mère, de l’ entrée de son propre personnage dans les tableaux impressionnistes vivants, témoin de sa lente mais sûre intégration de ce monde des lettres, des arts, du plaisir de vivre, parce qu’il voulait par l’écriture se faire… peintre de sa chance, comme celle d’une sorte d’enfant divin, qui a eu non pas un manque d’amour, mais trop ! « A mi-vie, n’avais-je pas obtenu miraculeusement tout ce que j’aurais pu souhaiter ? » Certes en frôlant très souvent le précipice, mais en ayant gagné le pari « que mon pauvre père dans son idéalisme n’avait pu concilier, une vocation artistique et une reconnaissance sociale, écrire sans pour autant être condamné à la vache enragée ». La vie était une fête.
Alors, pourquoi, ainsi favorisé par le destin, se met-il littéralement à « flamber » (c’est le verbe qu’il utilise à plusieurs reprises) pour des injustices qui frappent des humains appartenant à la mauvaise classe sociale, comme si c’était sa propre vie piétinée, en prenant l’immense risque de la déchéance du point de vue de sa réussite et sa reconnaissance sociale, risque très réel puisqu’il fut exclu du Figaro deux fois ? Comme si c’étaient, ces cas d’injustices, autant de rencontres (toujours sans prix pour Jean-Marie Rouart) comptant encore plus que celle avec les heureux du monde, car des rencontres au choc frontal avec une réalité qu’il voudrait différente ! Comme si, lui ayant réussi à entrer dans le tableau impressionniste vivant, et en commençant à en être par l’écriture le peintre, il lui fallait aussi faire entrer ceux qui en étaient exclus et étaient victimes des hypocrisies et petits arrangements de ceux du côté du pouvoir, de l’argent ! Comme si, ayant lui-même réintégré le monde des heureux, quelque chose en lui ne pouvait pas accepter que des humains en soient exclus par l’injustice sociale derrière chaque cas d’injustice particulière, et comme si le roman de sa vie, semblant si réussi, allait faire apparaître en même temps qu’un indéfinissable sentiment de culpabilité son impuissance à faire changer les choses, d’où sa mélancolie inguérissable derrière la vie devenue douce, comme s’il fallait l’avènement d’un autre saut logique qu’il n’était pas en mesure de provoquer, pour recommencer l’aventure de l’humanité en mettant pour de bon l’humain au cœur de l’intérêt général. Alors, le mieux qu’il pouvait faire, c’était de rendre visibles dans le tableau, mieux par son écriture que les meilleurs peintres impressionnistes, la « baroquisation » de ces humains frappés d’injustice.
Le premier cas fut cette professeure, Gabrielle Russier, qui avait été inculpée parce qu’elle avait eu une liaison avec l’un de ses élèves, âgé de quinze ans, et qui mourut d’aimer, poussée au suicide. L’article qu’il écrivit fut le premier qui soit littéraire, et son écriture fit résonner en lui le souvenir des femmes plus âgées qui « mêlant la tendresse maternelle à des étreintes certes coupables, mais non moins innocentes puisque c’est d’amour qu’il s’agit », lui avaient offert « la tendre sollicitude de ces bras expérimentés ». Il ne put qu’exprimer, dans une chronique qui sera publiée en première page du Figaro (espace réservé à l’aristocratie des écrivains, et où aucun journaliste – avant lui – n’était admis dans ce club très fermé), sa révolte contre une société qui mettait ces femmes initiatrices en accusation, qui pour lui entraient aussi en résonance avec le fait que depuis l’enfance il était une sorte d’enfant divin objet de sollicitudes féminines, la première de la longue série de femmes doux anges gardiens étant sa mère ! Le lendemain, il était passé d’un « petit plumitif à l’état sauvage en journaliste reconnu », et le « visage de mon protecteur s’éclaira » (qui l’avait accepté au Figaro avec la chaude recommandation de… la tante Victoria !). Jean-Marie Rouart avait osé, d’une manière littéraire, aborder un sujet scabreux dans ce journal bien-pensant qui, après mai 68, ne voulait pas passer pour n’être que « l’organe de vieux croûtons » ! Il était « la caution pour s’approcher du monde moderne avec précaution », et son intelligence d’écrivain l’avait saisi ! D’emblée, il prend une posture christique de défenseur des souffrants, des humiliés, des déchus, des sacrifiés d’une société régie par les intérêts personnels les plus scandaleux !
D’abord, journaliste politique au Figaro, il fut témoin, avec le regard d’un peintre écrivain, de la lumière artificielle qui tombait sur l’hémicycle de la Chambre des députés, se disant que c’était un théâtre, où il attribua alors des pouvoirs magiques aux députés ! Puis il lui apparut que la bouffe copieuse et largement arrosée semblait unir ces élus de la République encore mieux que la complicité dans les petits arrangements et l’arrogance d’avoir reçu l’onction sacrée du suffrage universel ! Ils étaient souvent des dormeurs arrachés au sommeil ! Accrédité aussi à l’Hôtel Matignon, là c’était un autre spectacle ! Il se demandait comment mesurer l’importance d’une déclaration, quand on est nouveau dans le métier et qu’on ne connaît pas la hiérarchie des informations politiques. Le soir, revenu dans sa garçonnière, les excitations de la journée l’empêchaient de dormir : ce monde était si romanesque ! Il n’en revenait pas d’en être le spectateur attitré, qui n’imaginait pas l’existence d’un terrain de jeu si vaste, où sa curiosité immense pouvait se satisfaire ! Il était entré dans le tableau impressionnant ! Accablé de travail, certes, mais forcé de se débrouiller seul, quand c’était à chaque pas difficile ! Il avait l’impression que ce métier était fait pour lui ! Puis il s’aperçut qu’il s’ennuyait, malgré son intérêt pour la politique !
Avec l’affaire de cette professeure, qui se suicida, il avait touché à quelque chose de différent ! Il se demanda quel était le lien « mystérieux, insoupçonné, … entre l’appareil de la justice et la littérature, entre l’injustice et l’amour ». Il sentit de l’insatisfaction, et un feu qui brûlait au fond de lui ! S’en étant bien tiré, avec l’article qu’il avait réussi à écrire sur l’affaire de cette professeure, il se sentait frustré de quelque chose d’essentiel ! Un livre était en lui, qui n’arrivait pas à naître ! Une lutte sourde commença en lui, le déchirant pendant des années ! Il lui fallait vivre avec un gouffre ! Qui ne le quittera pas !
Ce fut, au lieu de rester tranquillement, bien assis, à jouir de son installation commençante du bon côté de la société littéraire et artistique, des engagements d’écrivain pour des injustices qui lui firent risquer la déchéance. D’abord, c’est du côté de la prostitution qu’il se risqua. A Lyon. Se lançant dans une enquête à propos d’une affaire judiciaire qui mêlait policiers et proxénètes ! Ses yeux se dessillèrent, à propos d’un problème qui le passionnait, l’envers de la politique ! Il voulait voir ce qui se dissimulait derrière les apparences ! Voir les cales ! Pas que L’assemblée, ou Matignon ! Les prostituées se recrutaient essentiellement dans les milieux pauvres, leur situation était proche de celle de l’esclavage ! Conditions idéales pour des abus ! Tout cela couvert par le mépris pour elles, si ancien et si renouvelé, « les femmes de la bonne société étaient destinées à devenir des épouses, tandis que les pauvres, seules, issues de milieux défavorisées, devaient être dévolues au plaisir. C’est pourquoi la bourgeoisie avait construit une sorte de barrière morale » ! Une position de la bourgeoisie qui n’était tenable que parce que la prostituée c’était l’autre, très éloignée ! Le juge Ceccaldi lui apprit que la version des faits circulant à Paris était un montage de presse pour faire diversion et entacher la réputation d’un député, afin qu’un autre député soit élu ! Le montage venait de la police elle-même ! Car elle voulait dissimuler un scandale, qui n’était pas seulement celui des liens incestueux entre le commissaire principal et les proxénètes, mais celui de l’Institution policière lyonnaise : toute la hiérarchie avait l’habitude de pots-de-vin de la part des proxénètes, en échange de services, et avait été prise dans le sac par la police des polices ! Jean-Marie Rouart pense qu’un article sur ce scandale lui vaudrait les félicitations du Figaro ! Or, il était sur un volcan ! L’article fut bien publié, mais censuré de l’essentiel ! Un autre article fut publié pour démentir le sien, disant qu’il avait une tendance naturelle à romancer, comme écrivain ! L’injustice était en train de le mobiliser !
Puis il « flamba » pour le cas de Roger Bodourian, revendeur de pétrole de Marseille, qui accusait les compagnies pétrolières de l’avoir mis en faillite et qui, petit s’attaquant aux grands, rendu fou par l’injustice dont il était victime, avait décidé de poursuivre en justice ces compagnies ! Jean-Marie Rouart fut frappé par sa « formidable énergie qui se dégageait en volubilité et en longs raisonnements byzantins » ! Il découvrit non seulement des compagnies pétrolières voulant se débarrasser d’un revendeur qui ne leur était plus utile, en usant d’expédients pour le mettre en faillite frauduleuse, mais aussi que ces compagnies dirigeaient souterrainement le monde, et qu’un système de corruption consistait « à truquer la plupart des marchés publics de France et de Navarre dans lesquels ils étaient impliqués », en arrosant bien sûr les partis politiques ! Dans son article il osa dénoncer tout ça ! Bien sûr, il sentit à quel point son article était risqué, mais c’était une question d’honneur ! Même si cela devait causer sa perte ! Son « protecteur » se demandait comment il pourrait remettre dans le droit chemin un garçon si passionné qui n’en faisait qu’à sa tête, et qui, en enfant de chœur, faisait une découverte qui était un secret de Polichinelle ! Mais Jean-Marie Rouart, quelque chose en lui faisant que rien ne pouvait arrêter sa détermination, en appela à la société des rédacteurs, toute-puissante, lui parlant de ce cas patent d’ingérence des puissances d’argent pour réduire un journaliste au silence. Celle-ci dit à la rédaction en chef, soit vous publiez cet article, soit c’est la grève ! L’article fut publié, et il se sentit alors bien seul, privé de soutiens, ayant acquis la réputation de gauchiste !
Le retour de bâton arrivera quelque temps après ! Lorsque Robert Hersant racheta Le Figaro ! Qui était appuyé par Marie-France Garaud et Valéry Giscard d’Estaing. Jean d’Ormesson ne s’était pas affolé de cette arrivée, disant qu’il allait s’adapter. Aron eut la direction politique du Figaro. Mais Jean-Marie Rouart, lui, fut humilié, Max Clos ayant décidé de lui faire « redescendre l’échelle de toutes les promotions qui m’avaient été accordées », de le muter au service des informations générales ! Pour lui apprendre le métier, c’est-à-dire fermer les yeux… ! Lorsqu’il se précipita dans le bureau de Jean d’Ormesson, il saisit au quart de tour son agacement, comme si lui, le journaliste incontrôlable, allait lui apporter une nouvelle tuile ! D’abord, d’Ormesson lui dit de ne pas être si snob, les informations générales, ce n’était pas si mal. Espérant son soutien, Jean-Marie Rouart tomba de haut, car celui qu’il avait follement admiré, qui oubliait le rôle qu’il avait joué pour le faire entrer au Figaro, tombait dans un hypocrite jésuitisme ! Il l’abandonnait à son sort ! Voilà, il était face au risque réel qu’il avait pris en écrivant un article où la politique était éclaboussée ! Il eut beau argumenter, Jean d’Ormesson resta un mur, disant qu’il est des situations où il faut accepter d’avoir tort ! C’était comme si d’Ormesson, renonçant à lui-même si compréhensif, si conciliant, faisait la preuve qu’il pouvait ressembler aux hommes de pouvoir, prouver qu’il avait rejoint le monde des adultes, les hommes d’action, des Hersant, des de Gaulle, se donnant l’illusion d’être un chef. Alors que Jean-Marie Rouart n’avait-il pas espéré de lui qu’il soit comme son propre père, non intéressé par des réussites viriles mais fidèle à sa vie d’artiste, à la beauté, et donc d’Ormesson à la littérature ! Alors même que pour Jean-Marie Rouart ce fut la chute, puisqu’il allait répliquer en donnant sa démission en sombrant à nouveau « dans cette déchéance qui était mon angoisse », il se manifesta à lui-même sa propre qualité d’âme, en comprenant les raisons intimes qui avaient fait que d’Ormesson l’avait sacrifié sans pitié : « En fait, en se parant de cette rigueur qui sonnait faux, il croyait recueillir les suffrages posthumes de son père qui n’avait cessé de lui reprocher son inconséquence et sa légèreté » ! Bref, d’avoir choisi la littérature ? C’est là que, dans ce livre, nous entendons quelque chose d’important justement pour la sensibilité inconditionnelle de Jean-Marie Rouart pour les humains victimes de l’injustice du monde de l’argent, et parfois de ses alliances avec le pouvoir : c’est qu’il n’a pas eu le même père que d’Ormesson ! Son père, ayant choisi d’être peintre, artiste, comme habité par la certitude qu’un « fais ce que tu voudras » lui laissait cette liberté au point qu’il n’eut jamais le souci d’installer sa famille dans une sédentarisation bien assise, n’a jamais poussé non plus son fils dans une voie virile qui l’aurait fait puissant parmi les riches. D’ailleurs, si, au Figaro, il a toujours voulu lui-même écrire ce qu’il voulait, en porte-à-faux même du journal, n’était-ce pas par certitude que lui-aussi était invité à avancer dans un monde où il pouvait faire ce qu’il voudra ! Or, c’était le choc frontal avec la réalité du monde hypocrite et magouilleur de l’argent, du pouvoir, des puissants. Et il se retrouva dans l’angoisse de son avenir.
Mais bien sûr, par ses articles dérangeants, il avait avancé, pour sa réputation, on pourrait dire pour que son propre personnage, christique, s’incarne, et surtout comme écrivain. Loin de la lutte des titans qui se joua ensuite au Figaro. Allant prendre son tour dans la file des chômeurs, il inquiétait ses parents, déçus que leur « enfant prodige » soit tombé de son piédestal, et qui ne comprenaient pas sa brouille avec d’Ormesson, et pourquoi il acceptait cette dégringolade. Pour eux, cette infamie, c’était « comme un reniement de la bourgeoisie ». Occasion de constater que, bien que désargentés, et vivant dans un morne appartement sans lumière, triste à mourir, ils appartenaient à la bourgeoisie. Or, pour Jean-Marie Rouart, ce fut l’occasion offert par le destin d’avoir la liberté d’écrire ! Et il s’en voulait d’avoir tant idéalisé d’Ormesson !
La chute lui avait donné en effet la matière pour écrire, puisqu’il voulait comprendre le sens profond des événements afin de ne plus subir la blessure. Pourquoi « cette société des heureux de ce monde, qui m’avait tellement attiré, me semblait-elle avec le recul si décevante ? N’était-ce pas moi le fautif, qui avais projeté trop de rêves en imaginant que la réalité ressemblerait aux livres qui avaient enfiévré mon imagination ? » En effet, cette réalité l’avait mordue, comme Artaud, et personne d’autre que lui ne voulait passer cette porte ouverte pour aller la voir de près. Alors, pas question de fermer cette porte ouverte sur quelque chose que personne ne voulait voir ! Une force obscure, une nécessité intérieure profonde, le guidait. Du mal qui l’avait jeté à terre était en train de naître un bien ! L’avenir allait lui confirmer que « toute souffrance trouve sa justification dans un plus grand bien ». Il creusait, par l’écriture, un tunnel. Non sans que le confort de la vie de journaliste ne le tente par ses séductions. Il aurait voulu retrouver la nonchalance, regardant passer les jolies filles aux Deux-Magots ! Mais devant lui, seuls passaient ses personnages ! La littérature, la vie qui était pour lui peintre écrivain de la littérature, était plus forte que tout ! Beaucoup de ses personnages venaient de son expérience journalistique. Ils étaient liés par l’ambition, qui les faisait se déchirer : cette drogue dure le séduisait ! Il obtint avec ce roman le prix Interallié ! La question se posa à lui : fallait-il qu’il se mette du côté de ces drames, de ces déceptions, de ces humiliations, pour obtenir la lumière de la reconnaissance littéraire ? Il y avait décidément une dimension christique dans tout cela ! Poussé à endosser la souffrance et les blessures humaines ! Il se pose toujours cette question ! Mais quant à nous, en lisant, essayons de trouver le fil d’Ariane… !
Alors, il s’éveilla dans un rêve, comme dans le palais d’un père. Transporté en Eden ! Philippe Tesson, créateur du journal « Le Quotidien de Paris », l’accueillit. Il y retrouva le climat qu’il avait connu à l’institution La source, école privée obéissant aux principes de Mme Montessori ! Chacun faisait ses articles selon son talent et sa liberté d’esprit. Tesson l’avait fait entrer parce qu’il était écrivain, aimait l’art, la littérature. C’était un homme en lequel tout était littéraire. Ce fut pour Jean-Marie Rouart une délivrance. Il n’y avait plus le risque de déplaire au pouvoir, aux juges, à la police, aux annonceurs ! Liberté était laissée pour les investigations sur des sujets dangereux et explosifs ! Sa réputation d’être incontrôlable était un atout pour le journal ! Tesson l’a propulsé vers les questions culturelles, et il prit la direction d’un supplément littéraire qu’il avait la charge de créer ! Un rêve qui, là aussi, se réalisait ! L’équipe qu’il a choisie était composée de jeunes débutants et de « chevaux de retour de la critique ». C’était une famille ! Le journalisme d’enquête avait cessé de le séduire parce que la littérature occupait toute la place. Bien sûr, son écriture se ressentait de son expérience au Figaro, et « des haines politiques qui s’étaient affrontées » qui lui donnaient le désir de tenter de comprendre leur complexité ! C’est alors qu’il a revu Jean d’Ormesson ! Ils s’en voulaient réciproquement, l’un d’avoir été déçu, l’autre de n’avoir pas été à la hauteur de lui-même ! Ils retrouvèrent le chemin de l’amitié perdue ! Ils partageaient « une conception ludique et passionnée de la littérature que je n’ai connue qu’avec lui » ! Il retrouva aussi Aron, mais un fossé les séparera toujours.
Le voilà de retour au Figaro de Hersant, dans les nouveaux locaux de l’ancien quartier des Halles. Il avait l’impression de voguer désormais dans une longue histoire, son esprit s’envolait, une Parque lui tissait un destin inimaginable et très troublant ! Il se sentait être le jouet de forces obscures ! Il était là où il n’aurait pas dû être ! Mais il était si heureux ! Hersant l’avait rappelé pour édifier un nouveau « Figaro littéraire » ! Il est vrai qu’il avait obtenu le prix Renaudot, et que cela avait ouvert la porte du retour ! C’était désormais, au Figaro, la liberté totale ! Les mêmes cartes avaient été redistribuées ! Mais toujours les éternelles questions : pourquoi tant de malheurs pour en arriver là ? Son sentiment de revanche jaillissait du fait d’avoir si souvent frôlé le précipice ! En fait, c’était les hauts et les bas de la vie oxymorique ! Mais là, pendant dix-huit années, ce fut les moments heureux sans chutes ! Le talent foisonnait, les liens couraient entre les générations, la passion était dilapidée sans compter ! Or, curieusement, pendant ce temps heureux si long, Jean-Marie Rouart cacha en lui un gouffre, une mélancolie, un sentiment de vide profond, et seule l’écriture lui permettait de s’échapper ! « Couvert d’amis, de femmes, vivant dans un tourbillon de gens divers, me brûlant à ce feu sacré, j’étais condamné à la solitude ». Cette solitude, ce gouffre, le reliaient à son père. C’était ça qu’il jetait sur sa toile avec ses pinceaux. Comme s’il cherchait à peindre une autre sorte de temps heureux, dont il était voyant, celui venant d’un futur, non pas du passé qui était en train de s’en aller, celui d’un monde accueillant à chaque humain sans exclusion, car mettant au cœur de l’intérêt général la vulnérabilité en partage, celle dont il semblait avoir la foi, puisqu’il vivait certes douloureusement mais en étant étrangement confiant en la providence (qui s’appelait Julie la riche et généreuse… !) ?
D’abord, avant de revenir à l’envers du décor, à la réalité dont les récits le glaçaient, au monde grouillant de la prostitution et de l’asservissement que la bonne société refusait de voir, au cas de ce jardinier accusé du meurtre de sa patronne, par lequel la chute reviendra pour Jean-Marie Rouart, dans son roman, il prend le temps de peindre le tableau du monde heureux, dans lequel il est entré comme s’il était éternel. Les vacances semblaient un autre visage de la littérature, c’était la douceur paradisiaque de vivre dans ce coin de Corse, où s’était constituée une colonie d’écrivains « telle qu’il n’en a peut-être jamais existé ». Là, l’esprit a soufflé comme nulle part ailleurs, qui ensuite se dissipa. C’était l’harmonie, entre les plaisirs du corps, les bains de mer, les promenades en bateaux, les veillées sous le figuier, les conversations libres. Qui avait réussi ce prodige ? Bien évidemment une bonne fée, une femme, Paule de Baumont, comme si elle était une mère toute-puissante pour créer le paradis ! Jean-Marie Rouart parle de son inspiration qui « consistait, dans un mouvement généreusement égoïste, à réunir autour d’elle, avec un fol éclectisme, des écrivains ou des gens intéressants, susceptibles d’apporter un frisson d’intelligence et de fantaisie dans le papotage mondain. » Une femme qui fut très belle mais dont le visage était abimé par la chirurgie esthétique. De même, elle avait eu l’idée de cette colonie d’écrivains pour lutter contre le temps, et faire que la vie soit le plus riche possible d’étreintes et de joutes verbales, de prouesses physiques et intellectuelles, appréhendant tout par la sensualité, dévorant les nourritures terrestres dont les nourritures de l’esprit faisaient partie. « Je sortais épuisé et ravi des conversations qu’elle lançait ». Elle avait une originalité « si rare dans le milieu mondain qu’elle fréquentait et dont elle était issue. Car elle restait sauvage et fantasque dans ce monde policé ». Elle avait, bien évidemment, l’argent, mais était libre par rapport à lui et par rapport aux codes mondains. Ce qu’il faut souligner, c’est à quel point ce personnage féminin est en phase avec la tante Victoria, dont il sera question après ! Dans cette colonie d’écrivains, il y avait aussi, pêle-mêle, des gens très argentés comme Gianni et Marella Agnelli et des « plumitifs désargentés », cette femme archifavorisée ayant les moyens d’offrir pour unique religion le soleil et l’amour. On pourrait dire qu’elle était une femme qui avait réussi à matérialiser le fantasme de toute-puissance maternelle, recevant dans cette Corse paradisiaque comme dans une matrice retrouvée ne manquant de rien ! C’était elle qui avait jeté son dévolu sur Jean-Marie Rouart, les quarante années les séparant n’étant pas un problème, et ce fut une amitié passionnée.
Retour, donc, dans le roman, à la réalité oxymorique. A la fondation Scelles créée par un résistant, bourgeois fortuné, c’était l’autre vie derrière la surface policée des choses ! Des femmes contraintes à se prostituer étaient l’objet de tortures, de viols, de meurtres. La fondation voulait sortir ce peuple de l’abîme. Comme Jean-Marie Rouart s’était fait connaître par des articles sur la prostitution, on fit appel à lui pour sensibiliser l’opinion qui montrait une totale indifférence. Allant à leurs réunions, il s’aperçut avec effroi qu’en quelque sorte, il avait été complice d’un mal ancré au plus profond de la société ! Une violence souterraine qu’il n’avait jamais voulu voir ! Un travail sur lui-même était nécessaire. (Mais irait-il jusqu’à reconnaître que les femmes étaient réduites à des formes strictement liées à leur féminité, à leur vagin et à leur utérus, et donc n’existant jamais comme être humain libre, d’où la femme objet sexuel, de l’épouse pour la sexualité sédentarisée, à la maîtresse se sentant par exemple libre par rapport à l’époux ou bien par l’argent et à la prostituée forcée par sa classe sociale défavorisée à se soumettre en objet sexuel ?) Jean-Marie Rouart découvre donc « l’exploitation sexuelle d’une classe sociale par une autre », tandis que les écrivains semblaient insensibles à cette tragédie, n’en voyant que la surface amusante ! Hypocrisie ! La liberté sexuelle « dont nous disposons est un bien rare, accordé à une caste de privilégiée », les prostituées n’étant que des esclaves ! Ayant perdu l’estime de soi, se considérant comme une chose sans importance ! Jean-Marie Rouart se demanda si sa compassion particulière pour les prostituées venait de son âme chrétienne, et sa croyance en la personne humaine. Le chrétien en lui voyait dans chaque prostituée le visage même du Christ. Il était déjà tombé sur les rapports incestueux entre la police et la prostitution, mais il y avait aussi la complicité des pouvoirs publics admettant ce trafic afin que les soldats et officiers de l’armée aient des filles pour le repos des guerriers ! En passant bien sûr par les proxénètes ! Il écrivit un livre, « Le livre noir de la prostitution », organisa un colloque à l’Unesco, où c’était une majorité de femmes qui intervenaient, souvent féministes, dont il sentit leur conception étriquée de la vie, voulant punir le sexe hors normes pour refouler leur appréhension, l’ennemi étant l’homme, proxénète cruel et client avide de plaisir face au vide de son existence. Femmes honnêtes peuplant ce colloque, assoiffées de bonnes œuvres, ne tentant pas de comprendre vraiment la vie qui n’était pas la leur et qu’elles enfermaient « dans une morale de caissière » ! Heureusement, lorsqu’il eut l’occasion de parler au Sénat, Jacques Delors, ce chrétien, fut autrement bouleversé par ce qu’il entendait, comme s’il était resté à côté de la vraie vie, cruelle ! Bref, Jean-Marie Rouart fut saisi par l’erreur qu’était cette loi faisant condamner pénalement le client, alors que la question de ces femmes objet sexuel faisait partie de la vie, et que tout restait encore à entendre ! Une prostituée, venue de Bulgarie, fut tuée à Pantin. Sa mort soulevait beaucoup de questions ! « On entrait dans le roman noir où policiers et trafiquants d’êtres humains nouaient des liens incestueux » ! Jean-Marie était dans le cortège qui alla déposer des fleurs là où elle fut assassinée. Restait ouverte la question : pourquoi la sexualité libre, rare, n’était-elle possible que pour « une caste privilégiée » ? Des femmes avec de l’argent ? Mais alors, que sont-elles, pour les hommes qui ont le privilège d’être invités dans leur paradis ? La femme-mère matériellement, réellement, toute-puissante, pour le plaisir des corps et de l’esprit, tout venant d’elle comme à travers son corps matriciel métaphorisé par un lieu paradisiaque, comme pour le fœtus tout le monde sensoriel, et ses stimulations, vient du corps de la mère ?
Mais, en Corse, en train d’écrire un roman, absorbé « dans ce merveilleux équilibre entre la beauté de la nature et la quiétude prélude aux vacances », comme s’il était dans l’attente d’un événement ouvrant une issue au « prisonnier » heureux dans son tableau impressionniste matérialisé, voici qu’il tomba en arrêt devant le récit d’un fait divers, dans un journal ! Celui d’un crime commis à Mougins ! L’épouse divorcée d’un industriel connu et fortuné avait été assassinée dans sa cave, et sur les portes était écrit avec son sang « Omar m’a tuer » ! Il eut immédiatement l’intuition que cet article était un tissu de mensonges, rien ne tenant dans l’accusation ! Comment une femme en train d’agoniser aurait-elle perdu du temps pour se sauver en écrivant cette phrase ? Il fut saisi d’effroi, comme si le suspect, c’était lui-même ! Il fut révolté par ce scénario préparé d’avance ! « Et vingt-six années durant, je ne parvins pas à séparer mon cas du sien » ! Toujours, sa présence était là, curieusement, en filigrane… pour lui faire entendre une autre injustice, plus originaire ? Car son « esprit a beaucoup erré dans cette cave obscure » (de l’inconscient ?) « où le crime avait été commis ». Comme par hasard, cette cave de la demeure où avait été commis le meurtre se mettait en phase avec celles des si belles demeures du monde heureux qu’il avait fréquentées ! « Tout comme les mœurs de cette société privilégiée venue chercher le soleil et un climat tempéré pour couler des jours paisibles alors que la vieillesse approche » ! Si la paix y règne, l’ennui gagne, avec la monotonie lourde, « quand l’amour n’éclaire plus la vie de ses feux ». Jean-Marie Rouart connaissait bien la bourgeoisie dont était issue la victime : famille honorable fréquentant le golfe, fière de ses liens avec le duc de Noailles, éprises de mondanités, de respectabilité, d’occuper un rang social huppé, où les mésalliances étaient vues d’un mauvais œil ! Comme par hasard, c’est dans une telle bourgeoisie que se recrutent, il en est lucide, beaucoup de lecteurs de ses livres ! Lecteurs qui le regarderont ensuite, à cause de sa prise de position pour le jardinier victime d’injustice, comme l’un des leurs ayant mal tourné ! « Si inséré que je fusse dans cette classe sociale, si attaché que je puisse être au charme et à la délicatesse de ses usages, à la civilisation que par bien des aspects elle incarne – je devrais dire « incarnait » car elle est en phase terminale – ce n’est pas pour autant qu’elle me fera perdre de vue la valeur supérieure que représente la vérité. » Jean-Marie Rouart a en lui une fidélité dont peut-être il ignore encore la nature…
En tout cas, son interrogation fondamentale résidait dans cette question, pourquoi la famille de la victime freinait toute recherche d’une autre piste ? « Cet enfermement familial dans une certitude que ne justifiait nullement une intrigue aussi bancale me troublait » ! Et pourquoi ? Est-ce que cela résonnait en lui avec un autre silence ? Il est sûr, on cache quelque chose ! Alors, habité par cette certitude, il observe les manipulations grossières des gendarmes pour créer des mobiles au crime du jardinier, afin de créer de toutes pièces le coupable ! Or, à ces yeux pourtant la vérité l’emportait, car il était innocent ! C’est pourquoi il fut accablé par le verdict, dix-huit ans de réclusion ! Le lendemain, il manifesta son indignation par une conférence de presse au Figaro, soutenu par Franz-Olivier Giesberg, qui lui ouvrit les colonnes du journal, pour créer un comité de soutien en faveur du jardinier, en enrôlant des amis écrivains. En délégation au Ministère de la justice, Jacques Toubon manifesta de l’indifférence. La droite prouva son peu d’intérêt pour l’injustice. L’avocat Jacques Vergès était l’objet de dénigrement. Politiquement, Jean-Marie Rouart dérangeait ! Mais paradoxalement, c’était la gauche qu’il dérangeait le plus, marchant sur ses plates-bandes, intrus dans une chasse-gardée alors qu’il appartenait à un journal conservateur, et avait la réputation d’un mondain ! Ironie du sort, il appartenait au milieu mondain de la victime, et il était même lié à la belle princesse Sabine Poniatowska, fille d’un premier mariage de M. Marchal, époux divorcé de cette victime ! Elle était incompréhensible, la désolidarisation de Jean-Marie Rouart de son appartenance au meilleur des mondes ! « J’étais dans l’antre du diable » ! Ou bien titillé par une fidélité inconnue ? En tout cas, même l’avocat du jardinier, Maître Vergès, se demande à quelle catégorie d’êtres il appartenait ! Mais c’était un avocat pour lequel la « bonne société lui semblait la pire des impostures » ! Le voyant souvent, il sentit en cet avocat qu’il « avait atteint des rivages désertiques au-delà du désespoir. » Est-ce que ça rimait avec le même gouffre en lui, la même mélancolie ? Il lui faisait penser à un survivant ! Il le questionna sur sa conviction, à propos de l’innocence d’Omar. Il répondit : « Avec Omar c’est autre chose. Je vous avoue que c’est le premier innocent que je défends. Et cela me fait drôle » ! Jean-Marie Rouart décida d’écrire un livre ! Car que des articles, cela ne mènera à rien ! Un impératif très fort le poussa à l’écriture ! Les voisins de la villa où s’était passé le crime collaborèrent, pour son enquête, ils étaient convaincus de l’innocence du jardinier : ils étaient révoltés. Le livre parut, afin d’alerter l’opinion. Puis un colloque. Il fut mis en évidence à quel point l’instruction avait été bâclée. Lorsqu’Omar sortit de prison sept ans plus tard, Jean-Marie Rouart le voit pour la première fois, et il est frappé par son absence de haine, par sa force incroyable de caractère, par la lumière singulière qui se dégageait de lui comme d’habitude des êtres habités par une singulière force spirituelle ! Il a dit : « Rouart ne m’a pas défendu, il a défendu la justice, il a défendu la France » ! Or, cette libération d’Omar n’était pas une fin, mais un commencement ! Car un procès fut intenté à Jean-Marie Rouart ! Pour avoir soulevé la question épineuse du rôle de la famille de la victime « dans la condamnation d’Omar, par des moyens de pression dignes de cette justice du Moyen-Age rendue par une caste à son seul profit » ! Jean-Marie Rouart, pressentant qu’il sera inéluctablement condamné, avait pourtant la certitude de « défendre une vérité qui mystérieusement me protégeait » ! Cela suscite le désir fou d’aller, en lisant, à la recherche de ce dont il s’agit, à propos de cette vérité. Une vérité qui protège ! Au procès, curieusement, la famille de la victime n’est pas affligée par le meurtre de leur proche, mais parce qu’un homme, de manière inexplicable, avait trituré la plaie ! L’avocat s’adressait à Jean-Marie Rouart en l’appelant « le petit marquis ». Pourtant, la question restait entière : pourquoi la famille, « loin de s’être tenue à l’écart, non seulement avait pesé de tout son poids pour faire condamner Omar mais, la condamnation obtenue, s’était acharnée à éviter une révision du procès ». Ce fut la double peine : non seulement Jean-Marie Rouart fut condamné, mais il fut destitué du Figaro Littéraire ! Il quitta, pour la deuxième fois, le Figaro ! Mais cela ne l’a pas dissuadé de défendre ensuite d’autres injustices ! D’une manière christique ! L’injustice étant finalement un obstacle mystérieux placé sur le chemin d’une existence ordinaire, pour l’enrichir en perturbant son cours. Pour Jean-Marie Rouart, il semblerait que ce soit, curieusement, pour perturber sa vie dans le monde heureux où il est entré dans le tableau vivant impressionniste, qu’avec l’écriture il peint lui-même. En exergue du roman, il parle de ce monde heureux où il a réussi à entrer par une citation de Napoléon : « Nous naissons, nous vivons, nous mourons au milieu du merveilleux ». Pourtant, n’a-t-il pas, si souvent, voulu s’échapper dans le merveilleux malheur, comme en s’identifiant lui-même à une protection presque féminine des blessés des injustices d’un monde très oxymorique où l’argent et le pouvoir s’arrangent avec la justice. Comme prouvant que lui-aussi, un homme, pouvait avoir des dons d’ange gardien comme une mère miséricorde ?
Alors, peut-être la lecture doit-elle aller chercher dans l’enfance qu’est-ce qui, pour Jean-Marie Rouart, lui a tellement donné cette sensation d’une protection dans l’adversité, d’un amour qui veille et est là pour tendre la main au fond du gouffre, qu’à son tour il ait voulu si souvent faire pareil, venir tendre la main aux souffrants, aux humiliés, aux victimes d’injustices, prouvant que comme les femmes il avait des dons empathiques à la vulnérabilité, comme faisant sa part d’une sollicitude maternelle qui devrait être l’intérêt général des humains, et non pas être l’apanage des femmes parce que la maternité les rendrait plus sensibles à la vulnérabilité, telle celle de l’enfant. Jean-Marie Rouart est empathique à la vulnérabilité et aux injustices qui frappent comme par hasard des humains d’un milieu social défavorisé, en tant qu’être humain, dont nous sentons qu’il a mis au cœur de son éthique de vie justement cette vulnérabilité humaine, en se révoltant, à chaque fois, contre l’indifférence et les petits arrangements de la société, du pouvoir, de l’argent.
Dans l’enfance, c’est d’abord ce père qui a une grande importance : « dépourvu de tous les attributs qu’il est d’usage de réclamer d’un chef de famille : sa fragilité l’empêchait d’être un rempart face aux difficultés et de prendre l’adversité à bras-le-corps. Il restait, en dépit de son âge, un enfant jamais guéri de ses blessures familiales », qui montrait à nu sa tragique insuffisance, était inapte à commercialiser honorablement ses œuvres, à les céder à leur juste valeur, alors qu’il était un artiste de grand talent, dans la lignée familiale des peintres impressionnistes. Bref, ce père n’assure virilement aucune installation à la famille, et ceci précipite son fils unique dans la sensation de la précarité de la vie, et de la vulnérabilité, mais aussi à être très sensible à la douceur providentielle d’une sorte de maternité du dehors, miséricordieuse, merveilleuse, providence qui certes prendra les visages de Julie, de Victoria, puis d’autres fées. Déjà la douceur de cette mère qui se résigne à cette vie désargentée, dans un appartement petit-bourgeois sinistre. La chute, telle une naissance dans la réalité du dehors où il y a des favorisés et des défavorisés, s’imprime tout de suite dans la vie de Jean-Marie Rouart, avec ce père, le sentiment d’une damnation sociale lui venant après les récits à propos des anciennes et riches propriétés familiales, et avec le fait d’avoir de prestigieux aïeux, des peintres impressionnistes telle Berthe Morisot, Paul Valéry, et des arrière-grands-pères, grands-oncles, oncle qui étaient tous des peintres impressionnistes connus. D’abord, cette chute sociale avait fait que la famille s’était retrouvée sur une île, au bord de l’océan (où Renoir, si proche de la famille, et Monet, avaient peint), et avait une maison toute simple, rustique, sans prétention, mais proche de la nature, que Jean-Marie Rouart considère comme la maison de ses rêves (a-t-elle abrité ses toutes premières années ?). On imagine que pour le couple parental, si artiste, c’était du merveilleux trouvé dans cette chute sociale, comme une naissance au contact direct de choses sensibles simples, où ils vécurent pendant dix ans une vie frugale, s’éclairant à la bougie ou à la lampe à pétrole, le dénuement n’étant rien à côté de la beauté des paysages, du silence et de la solitude choisie. Jean-Marie Rouart décrit ce temps-là (à lui raconté ?) comme un très paradoxal âge d’or, une douce maternité du dehors accueillante à ceux qui ont tout perdu comme si c’était une matrice riche quittée, et lui faisant pour toujours caresser l’impossible rêve d’une vie en autarcie, de cette douce utopie « d’adapter ses besoins aux produits de la nature ». Ses parents, il imaginait leur bonheur, avec ces deux infinis, celui de l’océan, et celui de l’art, puisque son père trouvait le ciel et la lumière pour peindre, afin de transformer son paysage intérieur douloureux, tout en nerfs, en insatisfaction, en tableaux magnifiques ! La nature changeante offrait une matière infinie pour son art. Paradoxalement, la résignation de sa mère à cette vie désargentée, et à l’art qui était toute sa vie pour son père, ce qui semblait une chute sociale par rapport au passé familial artistique en pleine lumière, à un riche pedigree, leur avait offert cette maternité du dehors poétique, simple, la beauté d’un âge d’or, telle la douceur maternelle venant du dehors sensible, de la terre. Comme si, très tôt, l’enfant Jean-Marie Rouart, avec ses parents, avait lui-même aussi fait corps avec cette île de douceur si accueillante, que d’autres îles réitéreront. Et que c’était ça qui était resté en lui, pour qu’à son tour il accueille les humains blessés par les injustices, qui étaient frappés par la déchéance après l’avoir été déjà par leur appartenance à une classe sociale défavorisée. Cette maison de bord de mer si simple, si ordinaire, mais en même temps la maison de ses rêves, fut détruite par les Allemands, à la fin de la guerre. Plus tard, devant le tas de pierres, il serra les poings, habité du désir de dominer sa vie, et de ne jamais se laisser imposer « la loi de la réalité qui toujours du côté des puissants écrase les faibles ». Et là, il éprouva sa première révolte. Et avait surgi cette question : pourquoi son père n’avait-il pas relevé cette maison ? Qui symbolisait cette vie proche de la nature, cette douceur d’une terre accueillante à la vie, une maternité terrestre ouvrant ses bras ? Etait-ce la force virile d’un homme qui devait assurer cette « maison des rêves », ou bien autre chose, recommençant l’aventure humaniste ? « Cette maison, il me semble que c’est elle que je n’ai jamais cessé de reconstruire ». Mais, en effet, ne l’a-t-il pas sans cesse reconstruite, toujours de manière très précaire, pour accueillir les blessés par les injustices, par sa douceur empathique et battante déterminée à courir le risque de déchéance pour lui-même, redressant les torts faits par les articles, les livres, ouvrant à ces humains tombés dans le gouffre un accueil humain, une maison faite de mots, de littérature, de fraternité, d’empathie, qui était, comme dirait René Char, une flamme sédentaire, une maison vivante faite de mots battants venant au secours ? Comme si la vie lui avait appris que la maison de ses rêves était aussi dans la parole, dans l’art, dans la flamme ! Et d’ailleurs, Jean-Marie Rouart, chaque fois que les rencontres sont de vrais événements, miraculeux, il dit qu’il flambe.
Puis, toujours ce père fut dans l’acceptation résignée de la gêne financière, et cela exaspéra longtemps son fils, stimulant en lui abandonné à l’adversité une ambition, il réussirait, par la littérature, à revenir dans le tableau que peignaient les impressionnistes, à vivre dans le monde heureux ! Son père traînait une « enfance hérissée de déchirements familiaux dans de luxueux appartements, qui l’avaient dégoûté à jamais d’une opulence associée immanquablement au malheur », comme si la chute sociale était « son vœu secret ». Jean-Marie Rouart, lui, connaît très tôt les ravages de la mélancolie, comme si ce passé familial dans la lumière de l’art, de l’impressionnisme, était une morte qui ne pouvait pas s’en aller d’où un deuil familial impossible, comme si l’ombre qui précéda la lumière pouvait la ramener à la lumière. Peut-être parce qu’il pouvait s’échapper de cette ombre en allant chez son grand-père, qui régnait « dans son vaste salon atelier couvert de toiles de maîtres », parmi lesquelles des Corot, des Renoir, des Degas. Auprès de lui, loin de l’appartement familial lugubre de Montparnasse, il respirait une atmosphère de haute culture, de poésie, Baudelaire, Verlaine, Chateaubriand. C’était le grand style, une prodigalité de grand seigneur, la survivance « éclatante d’une prospérité familiale » ! C’est là que la morte redevenait vivante, et qu’il s’envolait « vers des rêves de grandeur, la fugitive restitution d’un bonheur perdu ». Peut-être était-ce déjà là la figure d’une Ophélie noyée n’en finissant jamais de s’en aller, comme la noyée, l’inconnue de la Seine, et ce tableau dans sa chambre dont il parle dans d’autres livres ? Mélancolie, on imagine, en constatant, chez son grand-père, quelle était l’étendue de la rapide déchéance de son père. Puisqu’il lui suffisait, enfant, d’aller chez ce grand-père, pour passer de l’ombre à la lumière, pour retrouver le passé familial perdu !
Mais il y a un autre personnage très important, appartenant à l’illustre famille impressionniste et sa principale héritière, qui empêche aussi la morte de s’en aller, et qui va, toute l’enfance, jouer au for-da avec la mélancolie du jeune Jean-Marie, en l’éloignant par sa générosité, tout en ne faisant jamais disparaître la déchéance sociale, mais étant là comme la providentielle maternité revenant du riche passé. Julie, la fille de Berthe Morisot et du frère de Manet, au train de vie et un héritage prestigieux, était la tante (ou grand-tante ?) de Jean-Marie Rouart. Il se retrouvait chez elle chaque semaine, avec joie, retrouvant, là aussi, un monde d’insouciance, de fête, de légèreté, une présence artistique et spirituelle sans prétention ni vanité ! Elle avait aussi un château ravissant, dans une propriété qui était un paradis de verdure. C’est cette tante Julie qui paiera les frais de scolarité très élevés de Jean-Marie Rouart dans des écoles privées prestigieuses, dont celle s’inspirant de l’école de Montessori, et ainsi, il put bénéficier, pour pallier des difficultés scolaires qui étaient peut-être celles que rencontrent des surdoués, d’une éducation de privilégiés, mais pas pour le mener à une vie future d’assis, de notable. Puisque seule la littérature l’intéressait. Il garde donc toujours ce lien avec le passé familial glorieux, aussi par cette tante.
Jean-Marie Rouart décrit comme un peintre impressionniste la maison de ses grands-parents maternels, dans le Béarn, près de la frontière espagnole ! Dans cette famille, comme par hasard, régnait « une atmosphère féminine, virginale, préraphaélique, à l’écart de toute réalité prosaïque, croyant vivre un éternel conte de fée » ! Voilà, en cette atmosphère féminine dont on imagine qu’elle a façonné une qualité d’être chez la mère de Jean-Marie, quelque chose de très propice à l’accueil de l’enfant divin ! Comme par hasard aussi, il y a une chute, dans la famille de la mère de Jean-Marie Rouart. Le grand-père maternel, centralien, proche de la cour d’Alphonse XIII, dirigeait les chemins de fer espagnols, et ses cinq filles sont nées à Madrid. Mais, à la suite de mauvais placements de sa fortune, ce père a eu un revers financier très sévère, tandis qu’un tremblement de terre a détruit la maison familiale ! Bref, comme l’écrit Jean-Marie Rouart, sa mère avait été préparée dans sa propre enfance à être de plain-pied « avec nos malédictions familiales ! C’est le grand-père paternel de Jean-Marie Rouart qui fut enchanté par le charme de ce lieu qui avait déjà intéressé jadis la famille impressionniste, et y séjourna quelque jour avec son fils ! Celui-ci fut intrigué par les jeunes filles de la maison patricienne qui portaient le deuil de leur mère et était vêtues tout de noir ! Tiens, le noir ! Celle qu’il remarqua, Juliette, et invita à poser pour un tableau, était blonde, belle, et réservée, et cela devait mener au mariage. Clément, le fils de Julie, se maria avec la sœur, Victoria, brune, exubérante, audacieuse. Les deux sœurs étaient liées par une affection passionnée. Les deux sœurs entrèrent, par ce double mariage, dans une famille « sujette à un survoltage nerveux bien éloigné de la félicité si harmonieuse qu’elles avaient connues auprès de leurs parents », en « raison de la confluence inhabituelle d’une folie artistique héréditaire et des pesanteurs de l’existence bourgeoise ». Mais n’était-ce pas avec cette félicité harmonieuse de l’enfance restée en elle que la mère de Jean-Marie Rouart a accueilli et élevé son fils : conçu selon cet esprit d’harmonie, cette spéciale atmosphère féminine qui régnait dans la maison du Béarn ? Que lui-même a intégrée, lui conférant à lui-aussi une qualité d’être le rendant sensible à la vulnérabilité des humains, à leur gouffre vibrant avec le sien, qui vibrait aussi avec la chute vécue des deux côtés de ses parents ?
Victoria est une tempête qui arrive dans une famille qui semblait confite dans les conventions bourgeoises. Avec son caractère bouillant et fantasque, elle était une tornade qui réveillait le sanctuaire voué au culte de Berthe Morisot et de Manet, figé depuis leur mort ! Régnait dans la famille un ennui teinté de mélancolie. Il était passé, le temps de la « furia créatrice des grands artistes, leurs désordres sentimentaux » et c’était « une vie parcimonieuse, mesurée, rythmées par les offices religieux, les mariages, les baptêmes… les expositions, les rétrospectives ». Paul Valéry n’était encore qu’un poète obscur. Julie soutenait généreusement le train de vie de tout le monde, en « héritière tous azimuts de Berthe et des frères Manet » ! Victoria, pourtant ni très belle, sans ascendance artistique, sans grand bagage scolaire, provinciale, était douée d’une intelligence suprême, et en quelques années elle allait tout régenter, osant tout là où on n’osait rien ! « Elle croquait la vie » ! Parlant à tous, ramenant à la maison ceux qu’elle rencontrait. Sans doute cette grande ouverture aux humains a-t-elle aussi nourri l’humanisme de Jean-Marie Rouart, déjà transmis par sa mère. Le tempérament sociable de Victoria, sa nature curieuse, était sans doute pour son neveu comme pour toute la famille et en particulier pour la mélancolique Julie sa belle-mère une « miraculeuse épiphanie » ! Et elle surplombera sûrement la vie intellectuelle mondaine future, dans le monde des heureux, de son neveu ! Julie était prête à tout accorder et à tout pardonner à cette bru fascinante. Il y a aussi, de la part de Julie, très riche héritière, son accueil de la provinciale, qui n’aurait dû intéresser personne de ce milieu bourgeois et artiste, qui l’a « élevée », qui lui a fait justice, socialement, intellectuellement, qui l’a reconnue pour des qualités faisant revenir la vie dans une famille mélancolique, qui a sans doute aussi transmis à Jean-Marie Rouart une leçon de vie qu’à son tour il va mettre en acte, à l’égard des victimes d’injustices, d’indifférence, d’arrangements glauques entre l’argent, le pouvoir, la police. Clément aussi était réveillé de son apathie par la bourrasque qu’était Victoria. Victoria, c’était la victoire de la vie sur la mort, qui tenait tête à la mélancolie !
Cette Victoria s’enticha d’un jeune adolescent « qui éveillait dans son bon cœur une particulière commisération », fils naturel adopté par une élève de Renoir, peintre, et grande amie de Julie. Filleul de Jean Renoir, celui-ci « vivait douloureusement le hasard de sa naissance illégitime » (donc, là-aussi, Victoria sensible à sa vulnérabilité, à sa blessure secrète, à la discrimination sociale de ceux qui ne sont pas nés dans la normalité œdipienne), et Victoria s’institua sa protectrice ! C’est ainsi qu’il devint, son ambition étant stimulée par un désir de revanche, l’un des directeurs du Figaro. Et c’est par là que Victoria fit entrer Jean-Marie Rouart au Figaro !
Victoria utilisa son crédit « illimité » pour subvenir aux besoins de sa sœur Juliette, mère de Jean-Marie Rouart, dont le mari, peintre, était « absolument démuni de toute compétence à trouver sa subsistance » ! Un mot de Victoria à Julie, et la manne tombait du ciel ! Victoria jeta son dévolu sur son neveu, fils de sa sœur préférée, dont la nature paisible, rêveuse, d’une fragilité mélancolique, faisait vibrer la corde maternelle en elle, et cela devint une passion exclusive ! Bref, le jeune Jean-Marie Rouart était dans un rêve perpétuel, un nuage, mais curieusement inapte aux apprentissages scolaires, ce qui faisait redoubler l’affection de Victoria, qui, sans doute, y fut pour quelques choses dans le fait que Julie finança des scolarités très coûteuses dans des établissements scolaires privés ! Mais cette si forte sensibilité maternelle de Victoria ne serait-elle pas liée au fait que ces deux sœurs (et les autres ) étaient en grand deuil de leur mère, vêtues de noir, lorsque, dans cette maison du Béarn, elles intéressèrent le père de Jean-Marie et Clément le fils de Julie ? Et que Victoria, d’instinct, s’identifia à cette mère disparue, par exemple auprès de sa sœur, ayant le pouvoir matériel et spirituel de faire revenir la morte en étant entrée dans une famille riche où Julie très généreuse lui donnait les moyens d’aider la famille de sa sœur ? En tout cas empêchant cette présence maternelle de s’en aller puisque la générosité protectrice revenait, sans jamais faire disparaître la sensation de précarité, d’où cette mélancolie sous-jacente au rêve perpétuel, au fait qu’être sur un nuage, cela implique qu’il y a toujours un nuage dans la fête ? En tout cas, il s’agit toujours du passé qui revient, et non pas d’un futur, d’où le romantisme.
Victoria fut non seulement la première de ces protectrices « qui se sont penchées sur moi tout au long de ma vie et ont adouci de leur tendre soutien les duretés de l’existence », mais elle est le paradigme de ces protectrices, elle est la protectrice originaire. Plus exactement, elle rend possible à sa sœur, en faisant revenir auprès d’elle une présence maternelle protectrice, telle la noyée retenue dans sa disparition – l’inconnue de la Seine, image qui était au mur dans la chambre d’enfance de Jean-Marie Rouart si je me souviens bien – d’avoir « la dilection absolue que me portait ma mère, tentant de compenser par un surcroit de tendresse la culpabilité qui la rongeait de m’avoir abandonné, quatre années durant, chez les pêcheurs de Noirmoutier ». Paradoxalement, Jean-Marie Rouart ne manqua jamais d’amour, il en avait trop ! Exilé de l’air pur romantique de l’océan, qui ne nourrissait pas, plante chétive dans un Paris hostile, « je trouvais dans cette serre chaude un délicieux cocon ».
Avec sa mère, ils avaient chaque jour à cinq heures rendez-vous avec une émission radiophonique qui les embarquait loin du quotidien, et la voix qui sortait du poste était pour le garçon comme un bonbon à sucer ! Une actrice, chaque jour, reprenait la lecture d’un roman interrompu la veille. Le garçon et sa mère, silencieux, étaient enveloppés de magie, et ils oubliaient l’appartement étriqué, la cour sinistre, la médiocrité. C’était un séjour indiscret dans la vie des autres, que ce roman ! Tandis que le père, de son côté, peignait ! « Ce que j’aimais dans ces histoires, c’était être emporté ailleurs par une voix en compagnie de ma mère » ! La seule héroïne était la voix ! Elle lui parle encore aujourd’hui, tel un fantôme ! Voilà ! Et déjà, à Noirmoutier, il allait chez une vieille dame fripée tromper sa tristesse d’enfant esseulé : elle lui racontait les histoires effrayantes des guerres vendéennes, le tenant en haleine ! Dans les intervalles d’attente entre les émissions de radio, le garçon était rongé par la rancœur, par l’insatisfaction dans cet appartement mesquin, un sentiment d’angoisse dans le cœur. Il voulait s’échapper ailleurs, ne pas se faire piéger dans l’humiliation d’une existence aux ailes rognées. Les romans écoutés à la radio étaient l’expérience originaire de tout ce qui s’ouvrira à lui avec l’entrée au Figaro et constitue aussi l’originaire matière pour l’écriture, lui faisant pressentir la vie qu’il peindra par l’écriture en étant lui-même dans le tableau, « le grand tumulte des passions amoureuses, le théâtre social, les tempêtes de la politique, tous les drames des adultes, je rêvais qu’ils m’emportent dans leur houle ». Bref, tout s’est réalisé pour lui comme dans un rêve, comme si le tableau impressionniste était revenu du passé, lui étant à la fois dedans parmi les personnages d’un monde heureux retrouvé éternellement et le peintre du tableau en écrivant, tandis que dans ce tableau, s’ouvre une porte sur une réalité vers laquelle il est le seul à aller ! Donc, c’est vrai que tout semble écrit depuis l’enfance, dans une logique parfaite ! Dont on peut suivre le fil d’Ariane ! Victoria, avec la fortune de Julie, a été l’incroyable fée pourvue d’une baguette magique, puisqu’elle a en quelque sorte écrit le bel avenir de Jean-Marie Rouart en le faisant entrer au Figaro, là où il a pu mettre en acte une qualité d’être acquise en enfance, comme en écrivant un roman familial revenu dans sa propre vie, où la porte ouverte sur la réalité oxymorique lui permettra aussi de rejouer à plusieurs reprises la chute advenue dans sa famille.
Pourtant, dans cette réussite inimaginable, il reste avec cette impatience, cette attente que quelque chose arrive enfin, d’où la mélancolie qui l’habite ! Comme si sa sensibilité féminine, qui fait qu’il a la même qualité d’être que sa mère, que sa tante Victoria, pour reconnaître la vulnérabilité particulièrement mise à vif par les injustices, volant à leur secours de manière empathique comme Victoria tandis que lui-même est désormais dans le monde heureux, pour mettre en acte des dons d’accueil ouverts à la faiblesse humaine, aux oubliés, aux blessés, aux humiliés, aux cassés, il sentait que c’était du passé s’en allant telle la noyée, l’inconnue de la Seine, car de même que Victoria pouvait l’élever dans un rêve perpétuel, lui-aussi peut venir en aide aux cabossés de la vie parce que lui-même a du pouvoir par sa notoriété, par le fait qu’il appartient au monde des heureux ! C’est-à-dire que sa mélancolie, le gouffre qu’il a en lui, la sensation douloureuse que la France humaniste s’en est allée alors que lui se sent incarner cet humanisme plein d’amour pour l’humanité souffrante, c’est aussi sa propre impuissance à faire que ce soit la société elle-même qui offre une sorte de Fonds humain d’accueil à tous les humains sans exclusion ! Toute la question du retour de la France humaniste ! C’est pour cela que l’inconnue de la Seine a une telle importance tragique ! Cette Ophélie dont le père Polonius a été tué, à travers le rideau, par Hamlet ! Mais cette « inconnue de la Seine », telle une morte que la mélancolie dans le monde des heureux a les moyens de retenir, j’ai aussitôt entendu, lorsque j’ai lu dans un roman de Jean-Marie Rouart qu’elle avait été dès l’enfance sur le mur de sa chambre, que c’était « L’inconnue de la scène », donc venant plutôt du futur !
Dans son roman, Jean-Marie Rouart nous a donné avec grand talent les pistes pour aller à la recherche du fil d’Ariane de son aventure d’écrivain !
Alice Granger



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