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Avec John Fante - Marie-Claude Roulet
samedi 24 novembre 2012 par Sanda Voïca

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Sanda Voïca

Chez elle, comme dans un tableau de Hopper…

 

                       Voilà un livre qui s’est… intéressé à moi, qui m’a… parlé, de la même façon que le livre de John Fante, que l’héroïne de la première nouvelle lit, s’est intéressé à elle : «… elle avait besoin de ça qu’on s’intéresse à elle, même – surtout ? – un écrivain mort depuis vingt ans. »

                       Un « intimisme » vite installé, ni oppressif, ni oppresseur, aéré ou étayé par des citations et des notations acérées. Intimisme doublé de l’ironie, de la distanciation. Ce qui fait dès le début de ce livre le contraire de « ces produits épiciers en devanture » que sont les livres dans les  vitrines et les librairies elles-mêmes le plus souvent, comme le remarque l’héroïne.

                       L’héroïne, justement, parlons-en : on passe sans arrêt de « Elle » à « Louise » et vice versa.  Pourquoi cette oscillation ? Parce que le « elle », malgré la troisième personne, suppose encore un rapport d’intimité, alors que « Louise » creuse la distance ? Mirage ? Ce qui est sûr, c’est que la première fois que Louise prend la place d’Elle, c’est quand on fait « sa connaissance », on trouve « Elle » encore plus loin qu’auparavant…

                       Comme le livre de John Fante pour Louise, le livre de Marie-Claude Roulet devient pour moi « l’oxygène » pour deux-trois jours (et pas pressée, moi non plus, comme l’héroïne ses livres préférés, de le finir !). Le but recherché par l’auteure elle-même ?

                       L’oreille que l’héroïne est, a toujours été : « je ne suis qu’une oreille, ça a quelque chose de fascinant cette noyade dans le quotidien, le matériel », n’est-elle pas le ressort de son écriture – savoir écouter ? S’agit-il là de son « ars novellistica » ? Non. Laurette, « la femme aux œufs », qui aime tant parler d’elle et d’elle seulement, représente, c’est vrai, la réalité elle-même : « [grosse femme] réductrice et dévorante » ! (moi qui souligne). Quant audit « ars », on assiste plutôt à un dédoublement : d’un côté, il y a la réalité, dont « Louise » est l’indice, la représentante - l’exposante même, comme l’indice de la puissance en mathématiques. A nous de voir pour quelle base. Et de l’autre côté, il y a elle-même, « Elle », à son tour exposante, mais de…celle qui écrit surtout, de l’auteure donc. « Être chez elle, hors d’atteinte de cette grosse femme…, loin » - c’est surtout cela écrire.

                       On assiste à ce jeu/ passage permanent (et tout au long de la nouvelle) de Louise à Elle, disions-nous plus haut : Louise – quand les « choses » ne la concernent pas directement, même quand il s’agit de sa fille – « cette petite personne sortie d’elle et qui lui était parfaitement étrangère ». La distance s’installe « avec stupéfaction, puis tristesse, puis curiosité. ». Mots qu’on appliquerait volontiers à la façon de « faire » de Marie-Claude Roulet, en insistant même sur la curiosité : qu’est-ce que cela donne, ou fait, d’écrire. Jusqu’où on peut aller, etc.

                       L’héroïne a quitté son mari. Pour se reconstituer une « carapace protectrice naturelle ». Pourquoi la carapace ? Pour aller vers cette « naïveté surprenante de ceux qui ne sont jamais émus d’être nés différents », et qui caractérise le vieux couple d’homosexuels qui l’hébergent ? Vers l’inconnu : « libre […] dans ce parc à la dérive qui repoussait toutes les frontières géographiques et mentales de la propriété. […] l’idéal serait de ne plus sortir et que ça serait comme de s’embarquer pour l’inconnu. » (m.s.)[1]

                       Celle qui ne peut pas dire ou faire certaines choses, c’est Louise. Celle qui parle d’elle, des choses qui la concernent « intimement », ou celle qui… dérape, c’est Elle. Et déraper, c’est… écrire ? Eh oui, déraper, c’est écrire. Et lire, ce qui revient au même pour un écrivain. Les citations dans cette nouvelle, éponyme, ne sont jamais « innocentes ». Et quelle autre confirmation pour le « dérapage », que ces autres mots de l’auteure, presque synonymes : « … Les paumés, les décalés, les déjantés de tous bords la réchauffaient, un autre monde existait, non conventionné, un espace de liberté où les mots et les actes revêtaient un autre sens. »   (m.s.).

                       Paradoxalement, « Elle » cherche de… l’air dans la lecture (et l’écriture) quand celle-ci même l’étouffe : « […] les mots évocateurs l’étouffaient toujours un peu comme à quinze ans, […] ».

                       Si les lectures qui avaient marqué à vie l’héroïne étaient « ironiques et lucides », l’écriture de Marie-Claude Roulet l’est autant : très ironique et extrêmement lucide – au superlatif même !  

                       Et quand on dit livres, il faut absolument rajouter peinture : car les livres et les peintures préférés sont ceux « de la lumière et de la solitude » Hopper, Balthus…

                       « Elle » n’est elle-même que dans l’éloignement (de la réalité), dans le mélange de réalité et rêverie provoquée par la lecture ou les tableaux…

                       Mais si la nouvelle finit avec « Louise », qui s’approprie la chienne de son ex-mari, qui s’identifie même à elle, aux animaux – tel John Fante qui, dans « Mon chien Stupide » (titre mentionné dans le texte même), avait écrit : « C’était un misfit et j’étais un misfit » (citation aussi dans la nouvelle) – même si elle (Louise) fait tout pour devenir intégralement « Elle » (mettre « l’extérieur » en ordre !) – elle n’y arrive pas. Elle se met à pleurer.

                       Une mise en scène pour rien. Ou pour les larmes. « Cathartiquement vôtre », semble dire l’héroïne et avec elle l’auteure, et avec l’auteure nous. Une mise en scène pleinement vécue, et donc bien écrite ! Le cercle a été fermé : ça finit comme ça a commencé : « sa vie lui apparaissait morne, stérile, horizon bouclé de surcroît, plus de goût à rien […] ».

                       Petit questionnement : le « sexe » des deux amis, qui à la page 10 sont : une à Lille, l’autre (« un », pour avoir « amis » avant) à Arles » - s’intervertit à la page 22 : « le Lillois…, l’Arlésienne […] ». Qu’on me corrige, si je me suis trompée, si quelque chose m’a échappé…

                       « Maison au bord de la voie ferrée » : dans cette nouvelle, comme dans les suivantes, la question de la lumière – lumière traitée surtout par des peintres comme Edward Hopper, et Turner, et les impressionnistes, et Carl Larsson (des tableaux champêtres !) – sera récurrente. Dans chacune des nouvelles, l’héroïne peint, ou dessine, ou bien a un rapport étroit à la littérature. Les histoires de famille – retrouvailles entre un frère et une sœur, le quotidien finalement éclaté d’une famille avec trois filles, dont des jumelles, le déménagement d’une bibliothécaire et, dans la dernière, la mort d’un père – ne sont que des mises en scène, sans que ce soit à aucun moment artificiel, ou gauche, ou invraisemblable – au contraire. L’héroïne évolue non pas séparée de tout, mais intimement liée à tout ce qu’elle « raconte ». Des canevas où à chaque fois elle insère sa conception de l’écriture : son ars novellistica est  donc affirmé dans des phrases comme : « Elle peut rester des heures sans bouger, à laisser les images l’envahir et s’ordonner d’elles-mêmes, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une main prolongée d’un pinceau, l’instrument des dieux. » Variante : « […] réintégrer le tableau de Hopper [« Solitude », par exemple], retrouver son poids, sa consistance, sentir à nouveau le pinceau qui prolonge sa main et le souffle de vie des dieux sur son visage. ». Et aussi : « Elle est chez elle, dans un tableau de Hopper. C’est elle la femme accoudée à la loggia, abstraite et solitaire. Elle attend. ».

 

                       La lumière est omniprésente, recherchée tout le temps et si c’est elle qui ponctue les nouvelles, ce n’est pas en ignorant le gris : au début, en alternance ; dans une autre : le gris du début vaincu par la lumière de fin – « luminosité ambiante », « soleil triomphant »  (« Dans le champ de pommes de terre ») ; dans une autre la lumière du début vaincue par le gris de la fin. Toujours des  « variations » de cette recherche constante de lumière et de solitude à travers le gris. Parfois intimement liés : « Douceur du ton, des mots, de la lumière grise du fleuve », dans « Maison au bord de la voie ferrée ». Lumière grise pour dire, dans cette nouvelle de la retrouvaille frère-sœur, que, malgré les différences, ils étaient pareils.

                       La solitude du créateur (sa vie monacale) peut devenir une drogue : « L’austérité voulue, cultivée, est aussi une drogue. »

                       Le fait de peindre et écrire s’avère une passion et cette passion fait une coupure dans la vie : « Je me demande comment j’arrivais à vivre avant. » (souligné dans le texte), dit Grigri (Greta), l’héroïne des « Beaux jours », qui peint. Et comme le peintre fou de lumière et de couleur, Turner, quant elle peint : « Je m’abîme dans mon Turner ». Et : « Ce sont toujours les mêmes formes que je reproduis, le même paysage ou le même rêve, mais autre. » (m.s.) C’est aussi ce qu’on a pensé en lisant ces nouvelles : des variations sur un même thème : l’écriture de la lumière, qui suppose éloignement, s’en aller, partir, être ailleurs, etc. Entre le créateur et le réel il y a un rapport de jumelage : le texte est la même chose que le réel, mais autre. Le rapport entre le réel et la peinture/l’écriture est celui d’une recomposition, évoqué aussi très clairement.  « C’est le mot exact, celui qui exprime le plus parfaitement ce que je fais » (« Les beaux jours »).

                       Finalement (et c’est écrit dans le texte) : la lumière tant recherchée est dans l’héroïne même, est elle-même ! Du coup, chaque nouvelle est une mise en scène de soi-même, de sa propre écriture (façon d’écrire) à travers les « histoires familiales ». « Tu irradiais. – Tu m’appelais ta lumière ». (« Couleurs d’automne »). Et : « […] l’émerveillement me donnait comme une brillance intérieure, je le sens ». (« Les beaux jours »)         

                       On vous laisse découvrir par vous-même comment la peinture frôle à une extrémité l’attardement, à l’autre le bonheur – sans les séparer pour autant.

                       Trouver l’équilibre dans la tempête (comme Turner attaché à un mat sur un navire) pour pouvoir la décrire.

                       S’il est beaucoup question de peinture, il ne faut pas pour autant minimiser les livres – la lecture est « un bien précieux, à la fois repos du guerrier et connaissance ». Le nom de John Fante, dans la première nouvelle, dont on a déjà montré l’importance, et les autres noms d’auteurs qui parsèment le volume – Faulkner, Tchekhov, Brautigan, Marcel Aymé, Erri de Luca, Caldwell, Giono… s’avèrent des ancres sortant du livre et s’accrochant  à nous, pour ne plus nous lâcher… 

                       Qu’est-ce qu’il y a à venir ? Quelles conséquences ? Quel « projet » ? Un déjà annoncé : « aller vers le "plus rien" ». Ecrire surtout « une histoire à mi-chemin entre réel et fantastique », comme la fin de la nouvelle « Couleurs d’automne », et avec elle celle du livre même, semble l’annoncer.

 

 Sanda Voïca
 21 novembre 2012

 

 

 


[1] (m.s.) = C'est moi qui souligne;



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