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Penser le monde aujourd’hui avec Marcel Duchamp…
dimanche 10 mars 2013 par Serge Uleski

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Pour une grande dépression de l’Homme qui a refusé la consolation de l’Art

***

Né dans l’Art, tombé dans la peinture et la sculpture dès sa naissance – grands-parents, frères, sœurs sculpteurs et peintres -, et bien qu’il ait échoué au concours d’entrée des Beaux Arts de Paris, Marcel Duchamp hésitera très tôt entre deux carrières : humoriste ou peintre jusqu’au jour où…

Mais... laissons la parole à Marcel Duchamp à propos de son tableau Nu descendant un escalier : « Je l’avais envoyé aux Indépendants de Paris en février 1912, mais mes amis artistes ne l’aimèrent pas »

L’article 1 du statut de l’association Les Indépendants dispose que l’objet de la Société des artistes indépendants - fondée sur le principe de l’abolition des jurys d’admission - est de permettre aux artistes de présenter leurs œuvres au jugement du public en toute liberté.

Si dans cette œuvre « il y avait plus à comprendre qu’à contempler » l’entourage supposément « révolutionnaire » de Duchamp, composé d’artistes cubistes, refusa ce nu ainsi que son titre au prétexte qu’ils n’étaient « pas assez cubistes » à son goût.

Sans doute Duchamp ne s’est-il jamais remis de ce refus - il a alors une vingtaine d’années -, car des biographes audacieux ont vu à propos de ce rejet les prémisses d’une sorte de scène primitive, expérience traumatique qui s’avèrera fondatrice d’une vision de l’Art qui du jour au lendemain changea du tout au tout : à compter de ce refus d’un dogmatisme inattendu proche d’un académisme que ce mouvement cubiste était pourtant censé récuser. de toutes leurs brosses de peintres, jamais plus Duchamp ne touchera un pinceau ni un tube de peinture. Et c’est dans un immense éclat de rire… jaune de surcroît, le premier et le dernier rire - il sera tel Buster Keaton, un homme qui ne rit jamais ! -, que Duchamp est devenu Marcel Duchamp alias R. Mutt.

Plus de règle, plus de hiérarchie, à compter de ce refus, tout sera de l’Art - une roue, un porte-bouteille, un urinoir -, comprenez : plus rien ne le sera. Renonçant aux catégories de l’Art, au beau, au laid, à la notion même d’œuvre, dans un travail de sape sans précédent qui en annoncera bien d’autres encore (dans les années soixante dix, des excréments seront exposés comme proposition d’objet de contemplation dûment signé par son auteur et propriétaire) comme autant de tentatives d’enfoncer le clou profond, bien profond… tout en sachant que rien ne lui résisterait ni matière ni aucun entendement…

C’est alors que le Ready-made verra le jour (dès 1913 donc ), aube et crépuscule tout à la fois, sitôt ouvert, sitôt fermé car, désormais, le nom de Duchamp sera associé aux détournements d’objets tout faits, sans intérêt visuel de préférence, qu’il choisira pour leur neutralité esthétique : roue de bicyclette (1913), porte bouteilles (1914), fontaine (1917) ; il se contentera de les signer R. Mutt (alias inspiré par les comic strips - sorte de bande dessinée humoristique bon marché vendue alors à des millions d’exemplaires aux USA)…

Le Ready-made… « Objet manufacturé promu à la dignité d’objet d’Art par le seul choix de l’artiste » tout en oubliant d’ajouter... et celui des collectionneurs-investisseurs, spéculateurs, critiques d’art, commissaires et autres agents de la scène artistique, se verra doté d’un discours froid, indifférent à l’image de l’objet choisi, sans humour ni ironie, purement théorique, replié sur lui-même et fermé tel un coup de semonce atone : pas de descriptions, pas d’explications ni d’intentions affichées, ni revendications ni dénonciation : « Un ready made ne doit pas être regardé, on prend notion par les yeux qu’il existe, on ne le contemple pas. Le ready made ne peut exister seulement par la mémoire. »

Anti-rétinien (Circulez y a rien à voir ! Y a qu’à se souvenir !) des carrières se sont alors bâties autour et sur le nom de Duchamp, à partir de l’interprétation de son non-art et le commentaire de sa non-œuvre souvent à propos du comment mais plus rarement sur le « pourquoi » (pourquoi a-t-il fait cette non-œuvre-là et pas une autre ?) car si Duchamp a révolutionné la conception de l’art- là où il commence et là où il ne se termine pas ; ni fin ni commencement puisque tout est Art -, il s’est très certainement agi d’une révolution dans laquelle on ne reconnaîtra à l’être humain qu’un droit et qu’un devoir : celui de marcher sur les plates bandes et de pousser mémère dans les orties certes ! mais… tout en prenant soin de marcher droit car dans le cas contraire...

Couvrant de ridicule et de quolibets quiconque aurait dans l’idée de célébrer et de défendre quelle que valeur esthétique que ce soit : efforts et travail dispensés pour une finalité bouleversante et incontestable dans sa maîtrise et son inspiration, témoin indiscutable d‘années de recherche et d’apprentissage solitaires et têtus... au profit d’un un Art de force, de témérité et de victoire qui s’appuie sur une ascèse indéfectible…

Si Duchamp donc a mené une réflexion sur la notion d’Art et sur l’esthétique, comme on l’a longtemps prétendu, et aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui s’y sont engouffrés mais… à moindre frais, dans un effort moindre d’une paresse d’une complaisance inouïe, en suiveurs adeptes du "moindre" jusqu’au moins que rien dans un tout qui n’en serait pas davantage, sinon moins encore, trop heureux qu’ils étaient de servir un système d’une finalité tout à l’image des projets de société qui ont été développés après la Seconde guerre mondiale, culminant dans les années 60 avec une société consommatrice de tout et d’un Pop art dont les acteurs de la scène artistique n’ont jamais pu se départir pour le malheur de cette scène, puisque cet art-pop occupe aujourd’hui 80% de la couverture médiatique artistique (art opportuniste qui, tout comme la musique pop mondialisée, trouve sa raison d’être dans le business que l’on peut y faire et seulement dans cette perspective !)…

C’est sûr, le pop art doit tout à Duchamp et les fortunes faites lui sont plus que redevables du fait que, par voie de conséquence, tous les jugements ne seront pas seulement suspendus mais tout simplement congédiés : tout le monde aura droit à sa minute non pas de silence mais de tintamarre de reconnaissance, de célébrité et de gloire ! Le mouvement fluxus ne sera pas en reste, sans proposition mais actif, bien décidé à perpétrer l’œuvre sans œuvre du maître sans majuscule et simple mortel comme nous tous ici bas... même vu d’en haut.

Tour à tour cubiste, futuriste, dada, surréaliste, bénéficiant d’un désert artistique dans un pays neuf et sans art (autre que premier ou primitif des autochtones indiens si tant est qu’il ait été valorisé à cette époque !), continent privé d’histoire de l’Art donc, seuls les Etats-Unis pouvaient très tôt, bien avant les années 20, fêter Duchamp.

Mais… qu’à cela ne tienne, malgré les apparences aussi trompeuses qu’elles peuvent l’être quand elles nous dissimulent l’essentiel d’une démarche à la racine de laquelle on trouvera très certainement un désabusement mâtiné de mélancolie, plus rien ne vaut la peine de rien - qui nous parlera du spleen de Duchamp ? -, état dépressif d’un monde pressenti déprimant avant l’heure, comment Duchamp a-t-il pu survivre à un tel refus, même ludique ?

Est-ce la célébrité qui a porté Duchamp, une reconnaissance mondiale qui lui a permis d’acheminer son existence, année après année… pour mieux survivre psychiquement (d’autres sombreront très vite dans le non-être à coup d’overdose) à un tel renoncement très tôt dans son existence : « Tout est art » - le renoncement de tous les renoncements pour un artiste : le non choix car alors, tout se vaut.

Dépression, tristesse assumée comme un moindre mal… on le serait à moins, c’est sûr, aussi soyons compatissants... que penser d’une société prête à accepter une telle proposition, une société disposée à se tirer une pareille balle dans le pied, du gros calibre en l’occurrence, et dont la détonation n’a pas fini de se faire entendre même si aujourd’hui, essoufflée, cette société a cessé semble-t-il d’en rire ou d’en ricaner préférant tenir des discours très sérieux et posés autour de cet Art qui, après réflexion, n’aurait jamais quitté Duchamp, qui ne s’en serait jamais absenté, même un instant, jusqu’à le célébrer car, finalement, oeuvre il y a, et Art aussi, et pire ou mieux encore : Duchamp est bel et bien et à jamais entré dans l’histoire de l’Art - d’autant plus qu’il n’est plus là pour s’élever contre toutes ces louanges et tous ces discours...

Cette société-là est sans aucun doute sur une pente savonneuse…

Duchamp, lui, tirera sa révérence sans bruit à l’âge de 81 ans, jeune et beau. Mais alors est-ce que le non-art conserve les non-artistes bien mieux que tous les autres qui revendiquent la poursuite d’une oeuvre ?

A la décharge de Duchamp on notera encore une fois l’absence de cynisme et la présence d’une remise en cause radicale proche d’un désespoir aussi profond qu’indéfinissable, sans doute insondable que l’ART seul peut dépasser et transcender même dans la négation - et c’est là le paradoxe -, lui pour qui l’on devait tous faire le deuil de cet Art qui devait mourir parce que Marcel Duchamp en avait décidé ainsi à l’entrée de l’âge adulte qui n’est que l’enfance de l’Art pour tout artiste qui mettra toute une vie à en venir à bout… en vain.

***

Marcel Duchamp nous a donné à comprendre que « Le ready made ne fait rien, il attend la mort, les questions d’art ne l’intéressent plus »

Et aujourd’hui, qu’est-ce qui intéresse nos sociétés ? Quels projets ?

Allons donc voir du côté de tous les renoncements dont elles sont aujourd’hui capables, et ce au plus haut niveau de décision de toutes les décisions qui concernent ses millions de membres.

Prophète malgré lui mais indifférent, avec Duchamp, ce non-artiste d’une non-œuvre qui célèbre le non-art ou bien plutôt sa mort, c’est l’humain qui tire sa révérence et qui attend, lui aussi la fin - Oh non ! pas la fin du monde ! -, mais sa fin à lui, sa petite fin à la fois unique et commune à tous, sa petite mort mais immense car il n’en aura pas d’autre... sans projet, à bout de force, résigné, tel un bouchon sur l’eau, sans plus de volonté. Seul le courant sait où il le mène, où il les mène tous, et nous tous avec lui.

Duchamp a allumé une mèche dans les années 20, l’étincelle continue son petit bonhomme de chemin… elle se rapproche du baril ; certains pensent qu’il est vide, d’autres plein d’une substance inoffensive même sous le feu et sa chaleur ; d’autres encore redoutent le pire…

Pschitt ou boum ?

Pile ou face ?

Et même si un coup de dés jamais n’abolira le hasard, en attendant, qu’est-ce que l’homme est joueur tout de même !

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