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Le corps à corps de l’écriture - M Duras
mercredi 2 octobre 2013 par Jean-Paul Vialard

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Le corps à corps de l'écriture

 Le corps à corps de l'écriture. 

 

 (Sur une citation de Sylvie Besson).

 

 

 

Source : Passage de Témoins - Caen.

 

 

 

 "Oui, c'était un été admirable. Le souvenir en est plus fort que nous qui le portons... que vous, que vous et moi ensemble devant lui... c'était un été plus fort que nous, plus fort que notre force, que nous, plus bleu que toi, plus avant que notre beauté, que mon corps, plus doux que cette peau sur la mienne sous le soleil, que cette bouche que je ne connais pas." La question ne s'est jamais posée ainsi pour moi. Je n'ai jamais imaginé partir de vous. Je ne peux pas, vous comprenez, je ne peux pas sans vos yeux enfermés dans ces frontières-ci. Sans votre corps ici. Sans cette chose... vous savez... cette légère perte de présence qui vous atteint lorsque d'autres vous regardent et que je suis là parmi eux... vous savez bien... cette ombre sur le sourire qui vous fait si désirable et dont je suis seul à savoir ce qu'elle est."

 

 MARGUERITE DURAS Agatha.

                                                                   

 

  Mais, Marguerite, jamais nous n'avons " imaginé partir de vous", de cette si belle écriture, - personne n'écrit plus comme cela de nos jours - de cette langue si songeuse, toujours à la dérive, sur le bord d'une révélation, cette langue savamment intellectuelle qui dit tout sans ne jamais rien dire, aux confins de l'effraction, cette langue suspendue entre deux nuages de fumée, avant le whisky, après l'amour, à contre-jour des lieux qui, toujours, furent la place de votre écriture, ces lieux étonnamment, indissolublement liés à cet événement qu'est constamment, pour un écrivain, la rencontre avec quelque chose qui le dépasse, - précisément le lieu - dont il fait la pâte même de ses fictions, les personnages n'en étant que des émanations, des lueurs océaniques, des fuites pareilles à la courbe des galets, des horizons plats et infinis, des manières d'abstractions, - personnages rapportés à la réalité concrète, compacte, j'entends - concrétions littéraires perdurant dans le temps - cette matière dont est tissé tout surgissement écrit - et, Marguerite, vous lisant à l'aveugle, nous vous reconnaîtrions parmi la multitude des mots et des déferlements langagiers, c'est cela, un écrivain, d'abord un STYLE, et que ceux parmi les lecteurs qui ne l'ont encore compris renoncent donc à ouvrir vos livres, ils n'atteindront pas ce que vous avez à dire qui est de l'ordre de la confidence, sans doute, mais de celle qui habite les grandes intuitions littéraires.

  Point n'est besoin d'une savante herméneutique pour faire corps avec ce que vous écrivez. "Pour faire corps", car c'est bien de cela dont il s'agit, de corps, d'amour, de passion, d'érotisme. C'est avec votre corps que vous écrivez, avec votre bouche, vos hanches - vous aimez tellement danser -, votre sexe - vous aimez tellement le corps à corps, c'est-à-dire la LITTÉRATURE, car la littérature, ce n'est pas un simple assemblage de mots, une savante rhétorique, - tout le monde saurait écrire suite à l'exercice d'une propédeutique -  la littérature c'est une chair, des sens, des mains, des doigts, des jambes, des émotions, des bouleversements - vous avez toujours été une grande amoureuse, autrement dit un grand écrivain - et d'ailleurs comment aurait-on pu lire un seul de vos livres - le merveilleux "Ravissement de Lol V. Stein", par exemple - sans "tomber amoureux" de vos personnages, de votre écriture ?

  Car, en définitive, vous ne parlez que de cela, d 'ECRITURE, de cette obsession qui vous ronge, vous pousse à boire, fumer, passer des nuits blanches, faire l'amour jusqu'au bord de l'évanouissement. L'amour, l'écriture, l'événement littéraire sont une seule et même chose :"un ravissement". L'on est ravi à soi, à l'autre, au monde. Condition de possibilité de toute profération : cette abstraction de soi qui vous métamorphose en ces mots que vous extrayez de votre corps dans la douleur. C'est un truisme que de dire, en même temps, l'enfantement, la création. Tout le monde sait cela, mais tout le monde l'oublie, comme l'on oublie sa propre naissance. Mais quand donc comprendra-t-on qu'écrire et faire l'amour sont issus d'une même décision, d'un même élan dont la finalité est de porter l'œuvre à son effectuation ? Quand ?  Pourtant des milliers d'œuvres - les vraies, s'entend - ne disent que cela, cette perdurance de l'amour à s'inscrire dans la chair vive de l'œuvre.

  Avant d'être l'amant, Yann Andréa Steiner sera l'écriture en acte, ce par quoi vous, Marguerite, amante et aimante, donnerez d'essentiel à la littérature, votre corps sacrificiel. Tout écrivain authentique sait cela, ce tribut à payer aux mots. On n'écrit pas comme on fait une simple correspondance, dans la distraction. L'écriture est une attention de tous les instants. Un style : existentiel, une façon de fumer, de rejeter les volutes grises, de parler, d'aller dîner, de se promener sur la plage à Trouville, de regarder la mer. Le regard, surtout. On n'est pas écrivain si l'on ne sait pas regarder. La vie d'abord. Les pensées des autres, leurs sentiments, leur dérive esthétique, leur profondeur, leurs manies, leurs obsessions. Entrer en l'autre afin d'en extraire les mots dont il est tissé.

  Car les gens ne sont que cela : des mots. La preuve : vous pouvez les décrire, en faire le portrait, en créer des fictions. Les autres sont une pâte malléable, infiniment ductile. Vous, écrivain, savez depuis le manuscrit que vous raturez, qui n'est en définitive que vos personnages en train de se solidifier, que cela sera un combat, une polémique, un pugilat. Comme l'amour. Il n'y a pas de différence essentielle de nature. C'est constitué de la même essence, celle de l'altérité. Car c'est bien de l'autre, du différent, du décalé que vous tentez de produire, simplement à partir de vous. C'est difficile, ça se débat, cela refuse, cela vous saigne à blanc. Comme l'amant exigeant, fuyant, qui glisse entre les doigts et que vous vous exprimez à saisir, sachant la fugacité de l'événement qui va se produire, qui, déjà n'est plus là, alors même que vous vous apprêtiez à le fixer sur le papier. Toute l'intensité du monde est là, dans ce point d'incandescence de l'écriture, dans cette pointe extrême, fusionnelle. Le sentiment de possession - en même temps que de dépossession qui lui est corrélatif -, fusionnel, disions-nous, chair de l'écrivain jouant en écho avec sa propre chair, comme une chair spéculaire, en réalité une manière de dédoublement - et ici, inévitablement se pose la question de la proximité de l'écrivain à lui-même, à l'autre, à ce qui le rattache au plus près de ce bourgeon initial de la fratrie (n'oublions pas, ici, le thème central "d'Agatha" : la naissance d'un amour incestueux entre un frère et une sœur), mais alors, l'écrivain ne serait-il pas, toujours, victime de sa propre obsession, enfermé dans une autarcie indépassable, la frontière de son propre corps, pas même celui du frère, de la sœur et alors l'écriture ne serait que cet essai de sortie de sa propre enceinte de peau en direction du monde, cet autre hautement insaisissable dont s'emparerait l'imaginaire afin de l'amener à l'éclosion dans une hypothétique fiction.  Autrement dit une manière d'aporie indépassable dont l'œuvre serait la mise à jour. Le métaphysicien ibérique Miguel de Unamuno aurait dit " le sentiment tragique de la vie". Le livre n'est peut-être que cet aveu-là. Peu importe. L'art est toujours au prix d'un renoncement à soi de son créateur. Merci Marguerite d'avoir autant aimé, pour notre plus grand bonheur. Rarement passion a-t-elle pu déboucher sur un si parfait accomplissement. Vous nous manquez ! Nous vous aimons !

 

 

 


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