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Ecrire - Marguerite Duras
mardi 7 janvier 2014 par Jean-Paul Vialard

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La folie de l'écriture.




Marguerite Duras - Écrire - Gallimard, 1993.

Source : NO BLOG LAST NIGHT.




Sur une page de Sylvie Wagner.


"Seuls les fous écrivent complètement ..." (Marguerite Duras : Ecrire)

"Ce qu’il y a de douloureux tient justement à devoir trouer notre ombre intérieure jusqu’à ce que se répande sur la page entière sa puissance originelle, convertissant ce qui par nature est “intérieur” en “extérieur”. C’est pour ça que je dis que seuls les fous écrivent complètement. Leur mémoire est une mémoire “trouée” et toute entièrement adressée à l’extérieur."




L'écrivain, il faut l'imaginer quelque part dans ses lieux électifs, dans sa maison de Neauphle-le-Château ou bien à Trouville, lieux par lesquels l'écriture prend corps. L'œuvre de Marguerite Duras, toujours, s'enracine dans un espace qui joue non seulement à titre de décor, mais devient la chair vivante de l'écriture. Ainsi figurent comme des motifs récurrents l'image de la maison, le parc, la forêt, la plage à l'horizon infini. Mais les lieux ne dessinent pas seulement une possible théâtralité, un praticable sur le fond duquel faire apparaître une fiction. Les lieux sont eux-mêmes de réels protagonistes, des constructions sur lesquelles édifier une possible architecture de l'écriture. Car, avant d'être hantée par le cadre d'une maison, l'espace ouvert de la Manche ou bien l'étendue infinie de la plage, Duras est d'abord habitée par l'écriture. "Habitée" veut simplement faire signe vers cette intériorité du corps peuplé de mots, de phrases, corps offrant sa textualité au monde ouvert de la littérature. C'est cela que veut exprimer l'auteur lorsqu'elle dit :


"C’est l’inconnu qu’on porte en soi écrire".


L'inconnu, certes, mais "en soi", voilà l'important, voilà ce qui nous donne à penser l'écriture comme ce breuvage, cette nourriture qu'on loge au creux même de son ombilic et qui commence sa longue alchimie avant que d'être métabolisée, traduite en mots, en situations, en personnages. Le problème est bien celui de quelque chose que le corps a phagocyté, qui s'est invaginé, a migré dans la moindre cellule de l'espace de chair. Pour l'écrivain tout fait sens qui s'intériorise immédiatement : aussi bien le livre lu que l'homme rencontré, aussi bien le paysage d'arbres que les sensations qui parcourent l'âme de leurs rapides effusions. "L'ombre intérieure", comment mieux dire la part obscure de toute création, cette part d'inconnu, précisément, qui parcourt la peau, l'électrise, semant ses frissons jusqu'au tréfonds du ressenti, là où s'agglutinent les pelotes du sens en attente d'être révélées. Alors le corps devient le lieu d'un combat. Déjà les mots lus, les hypothétiques amants aperçus, les films, les pièces de théâtre, l'art en quelque sorte se met à s'animer, s'invente un sabbat par lequel se manifester autrement que par un insoutenable silence. Tout fuse et se dilate à l'intérieur. Les images gonflent et se répandent jusqu'à l'extrême limite des yeux, les effigies humaines se dressent partout où se révèle de l'espace disponible, les mots font leurs boules d'étoupe et la tête est vite envahie de cette folie qui presse la dure-mère contre la boîte d'os.

Que reste-t-il alors de l'œuvre dans les limbes qui ne s'est pas encore révélée ? Que reste-t-il sinon à rechercher l'ivresse de l'alcool, à nimber son visage d'un éternel voile de fumée, à parcourir la plage de Trouville parmi les vols blancs des mouettes, à la recherche de celui qui, l'espace d'un roman, deviendra Yann Andréa ? Que reste-t-il sinon à s'enfermer dans la chambre d'hôtel et d'attendre que s'écrive, autrement que dans la perdition du corps, ce "Ravissement de Lol V. Stein", qui n'est que le ravissement de l'écriture. D'abord ravissement à soi dont la cause première sera de porter au-dehors cette folie qui menace d'envahir; ensuite ravissement de l'œuvre qui réduit toutes les contingences à n'être plus qu'un vague brouillard à l'horizon. "La puissance originelle" se répandant "sur la page entière" n'est que cette catharsis dont l'écrivain s'empare afin que ses démons intérieurs puissent trouver à s'exorciser. Pareillement au démon que le chaman extirpe de son corps symbolique afin que le corps, l'esprit du malade, par simple phénomène mimétique, parviennent à restaurer un fonctionnement sain.

Il en est ainsi de toute création, elle ne trouve à s'exprimer qu'au travers d'une douleur. La souffrance est passage obligé ou bien alors, l'art n'est pas. Ou bien l'écriture n'est que bavardage. Nous disant Yann Andréa, c'est le personnage de chair et de sang avec qui elle a partagé sa passion pour la littérature qu'elle nous restitue après l'avoir, en quelque manière, "somatisé", en avoir fait sa substance intime, en avoir vécu l'expérience singulière. Car l'on ne passe pas du Yann de la vie ordinaire à celui du livre par un simple décret de la volonté ou bien par le truchement de quelque magie. Longtemps il faut l'avoir porté en soi, en avoir assimilé les nutriments, accepté les contraintes corporelles et la "délivrance "peut alors avoir lieu. Marguerite-la-parturiente est grosse de cette folie qui se nomme Yann; grosse de la perte de la raison dans laquelle se précipite Lol, grosse de la noyade d'Anne-Marie Stretter.

Alors, vient le jour de la mise au monde. Alors vient le jour où la folie est extirpée du ventre à coups de forceps, à coups de frappes sur la machine qui écrit, dans le silence de la chambre, l'œuvre majuscule qui, bientôt, dira "La douleur", cet autre livre qui, d'une manière autobiographique , sera l'histoire d'un écartèlement, celui résultant de la vie, des livres à écrire pour, au-delà de la démence, pouvoir continuer à exister. Le dernier acte qui ôtera la camisole de force, c'est le lecteur qui la mettra en acte. La réception, vue du côté de l'auteur, est cette suprême incision qui libère les eaux résiduelles, ce que seul peut pratiquer celui dont la lecture termine le cycle, clôt l'épreuve qui a couru tout au long de la gestation. Là, nous pouvons reconnaître les vertus de la maïeutique socratique, laquelle, ici, est bien entendu de l'ordre du symbole, le lecteur constituant le dernier intervenant faisant accoucher l'auteur de l'obsession qui la conduisait aux portes de la folie.

Marguerite Duras affirmant : "Seuls les fous écrivent complètement ..." nous dit seulement en littérature ce que d'autres expriment par des cris depuis l'asile qui les protège des autres et d'eux-mêmes. Alors, quelle n'est pas la tentation, pour le créateur, de chercher à tutoyer cette folie qui rayonne d'un éclat quasiment solaire. Que l'on songe seulement à Van Gogh, à ces tournesols prémonitoires qui, lus correctement après coup, ne sont que la métaphore du geste en tout point comparable à celui d'Icare. Certains se sont essayé avec courage ou bien même inconscience à confronter cette sorte d'absolu. Henri Michaux faisant l'épreuve des gouffres par mescaline interposée. Il en restera de belles expressions graphiques, tracés telluriques témoignant du bouleversement du corps, de la démesure à laquelle a été confronté l'esprit. Antonin Artaud, lui, choisira la camisole du peyotl chez les Tarahumaras. Il n'en ressortira pas. La folie sera au bout. Pousser l'écriture dans ses derniers retranchements, là où l'incandescence de l'esprit est à son acmé et alors la psyché s'effondre. Après une intense période d'activité intellectuelle, Nietzsche sombre dans la démence. Il n'aura pas survécu à la surpuissance de Zarathoustra. Lautréamont, quant à lui, qualifié de "plus déchirant des aliénés" par Léon Bloy; atteint de "folie lucide" par Rémy de Gourmont, survivra de peu à Maldoror. C'est ainsi, l'art est une flamme et qui s'y expose risque toujours la brûlure. Seulement la tentation est grande, comme pour le joueur, de s'avancer jusqu'à l'extrême limite, de s'approcher autant que possible de l'Olympe. Sans doute cette démesure entraîne-t-elle, parfois le courroux de Zeus et c'est l'éclair qui frappe en plein front celui qui a osé franchir le Rubicon.

L'écriture est une exigence, l'écriture suppose un engagement total, aussi bien du corps que de l'intellect et l'âme est constamment à la peine. Marguerite Duras disant d'elle :

"Il y a une folie d’écrire qui est en soi-même, une folie d’écrire furieuse mais ce n’est pas pour cela qu’on est dans la folie. Au contraire."


Assertion contradictoire s'il en est, position extrêmement ambiguë, posant d'une main la folie qu'elle retire aussitôt de l'autre, comme pour s'en protéger, l'exorciser mais en la flattant, en la cherchant jusqu'à la fascination. Bien des héroïnes de Duras, comme il a été précisé plus haut, ont sombré dans cette démence par laquelle l'œuvre a existé. Yann; Lol; Anne-Marie Stretter, merveilleuse trinité littéraire qui, faisant don d'elle-même porte Duras sur les fonts baptismaux de la littérature, alors que Marguerite échappe à la folie. Toujours la parturition est-elle suivie du baptême. Seulement de cette manière l'œuvre est-elle promise à sa destinée. Marguerite, vous n'aurez pas souffert en vain !





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