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Médium, Philippe Sollers

Editions Gallimard, 2014

vendredi 31 janvier 2014 par Alice Granger

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Venise, du côté de la gare maritime. Le temps s’est arrêté, est devenu éternel, depuis cet après-midi là où ils posèrent leurs valises. Elle était trouvée, la contre-folie pour ne jamais être pris dans la folie du monde. L’écriture de Sollers raconte à l’infini cet événement, sans doute très précoce mais qui put s’écrire avec la rencontre de la femme aimée qui seule pouvait reprendre l’histoire à ce moment-là ancien : l’arrêt du temps à un certain statut du corps, celui du bébé garçon entre les mains savantes d’une femme mère, et vice-versa celui de la fille s’appropriant son corps en éclosion infinie par un homme père, tout ce que résume cette citation tirée de la Divine Comédie de Dante, si importante, si cardinale pour Philippe Sollers : Vierge mère, et fille de son fils. Tout ce que les humains recherchent comme jouissance sur terre, si faussement embarqués par cette société de consommation programmée et de surveillance qui les prend en mains totalement, lui, par sa contre-folie, n’a pas besoin de s’y soumettre, par cette sorte d’arrêt du temps précoce, rendu possible bien sûr par des femmes d’exception, son corps est déjà en gloire. La notion de médium se serait-elle pas à rattacher à ces femmes-là, qui ont compris au quart de tour cette contre-folie ? Alors, de sa position en retrait, il peut comme Saint Simon observer le monde et les humains comme personne ! Il n’a jamais eu à y aller comme tout le monde…

Voici quelques extraits, pour donner envie d’aller lire ce roman :

« Je suis avec une femme que j’aime. On se tait beaucoup, le quartier est tranquille, les mouettes sont groupées sur les larges pontons de bois brun. » Le temps infini s’est ouvert ! Paisible. « A l’instant, j’ai 30 ans, je suis à Venise, cet angle de soleil en sait long sur moi. » « Après tout, pourquoi ne pas disparaître ici, tranquillement, dans l’ombre ? » D’une certaine manière, il a en effet disparu là, et la vie normale n’aura aucune prise sur lui. Dans cette sorte de retrait, à l’improviste les êtres humains lui parlent, de leurs soucis, de leurs contrariétés, de leurs fausses gaîtés, de leurs espoirs déçus, il écoute aussi les filles qui parlent trop, qui se plaignent de leurs mecs, de leurs copines, se croient supérieures et ne cessent de consulter leur portable ou leur ordinateur.

Ada la masseuse connaît les corps. Et oui, elle les fait s’arrimer à un temps très ancien, lorsque les sensations étaient en éclosion, et le corps fabuleusement naissant. « … elle s’approprie tout, pénètre tout, tout de suite. Je m’offre à elle… au bout de la troisième séance elle m’embrasse et se plante sur moi, et voilà. » Une vraie médium ! Le médium est le massage. Elle fait refleurir le corps du « professore » qui vient de Paris chaque fin de semaine, elle le cueille. « Je suis devenu son bébé, qui subit avec joie la séduction précoce de sa peau satinée… » Un homme ainsi ramené « à une poupée d’enfance. » Voilà où s’enracine le temps de la contre-folie…, qui réussit en amont ce que la folie du monde promet à la masse humaine en vain.

« On forme une très belle Pietà dans le crépuscule. Je suis mort, elle est ma mère restée jeune comme à ma naissance, elle me porte sur ses genoux. Mais elle est en même temps ma fille puisque je suis son père qui est aussi son fils. »

Arrêt à ce temps-là. La masseuse le tourne et le retourne comme un bébé, et elle prend son plaisir dans la dilution du sien. C’est vraiment le temps de Sollers ! Vierge mère, fille de son fils. Ada « s’occupe du corps de son étrange client, elle le connaît sur le bout des doigts », et les sensations sont toujours nouvelles, il y a un corps dans le corps qui a sans cesse des choses nouvelles à dire. La médium sait faire venir de très loin.

Une jeune fille, Loretta, aide son grand-père à La Riviera, le petit restaurant avec terrasse où depuis longtemps le narrateur a ses habitudes. Le narrateur et elle se parlent le matin lorsqu’il lit les journaux, il est le « professore », décalé, anachronique, il lit beaucoup, peut-être est-il exploitable, comme une plaisible figure paternelle ? Mais non, il est inaccessible aux calculs, aux ambitions, pas mêmes ceux de cette jeune fille. Il accroche juste sa curiosité, cet homme non exploitable. Il se met toujours à la même table, près des bateaux, comme si depuis des années c’était toujours la même journée. Pour Loretta, il ne s’intéresse pas à la vraie vie, celle où il écrirait pour le cinéma. Il est comme un père la sevrant lentement de son désir qu’il fasse quelque chose pour elle, qu’il marche dans ses calculs, et l’abandonnant à elle-même, peut-être a-t-elle une chance de pouvoir s’approprier un statut méconnu et oublié de son corps.

C’est plutôt Marie qui « parfume ce dieu évident »… Un dieu qui pensait que, par moments, la prostitution était un art sacré.

A Venise, la déesse « prend possession, en douce, des lieux et des personnages… C’est une étoile filante en plein jour. »

Le français traduit tout, il s’impose, c’est son secret. « J’ai ma clef de mort, elle ouvre toutes les portes. »

Les visages se superposent. Peuvent sembler des animaux, nichée de chiens, femmes grenouilles, homme porc, femme fringante comme une truie, jeune fille pélican triste, garçons cockers. Et accélération, aussi : de vraies stars vite remplacées par les suivantes, oubli rapide.

Saint-Simon : « Par rapport à lui, n’importe quel écrivain titube, tâtonne… Ce ne sont qu’approximations, barbouillages, érotisme poussif, sentiments, doutes, marmelade. Aucune légitimité, comme s’ils n’étaient pas nés. » Le duc du 18e siècle n’a rien à imaginer, il a toute la comédie qui se déroule sous ses yeux, comme Sollers. Depuis son angle vide, il observe à la loupe les mariages, les naissances, les bâtardises, les fortunes, les vols, les usurpations, les trafics, les agonies, les ruines. Venise, comme Versailles, est devenue une navette spatio-temporelle qui peut se poser partout, Paris, New York, Shanghai, les passagers se croient vivants, ils sont morts. Dans les couloirs de n’importe quelle entreprise, il y a des possédés. Quel est l’état général du monde, décrit à la manière de Saint-Simon par Sollers, qui reste indemne de cette folie par sa contre-folie, « Tout passe, tout s’avilit, tout se détruit, tout devient chaos… Tout est en pillage et en indécence… Prostitutions, mélange, confusion, règne des gens de rien, pillage et insolence des financiers, avilissement de tout ordre, aversion et crainte de tout mérite, vils champignons dominants dans les premières places, dont tout l’intérêt est de tout décomposer et de tout détruire… » Les Français ? « hâbleurs, arrogants, désespérément normaux, faussement gais, revendicatifs, renfrognés. Ils méritent leurs Françaises tassées, conformistes, tristes. » Un Girondin ne croit pas à la France ! « … vous êtes corrompus, alors que nous sommes riches ! » Les Français, surtout, ne sont pas au courant de l’élément « femme », ils se sont vengés de l’esprit qui l’habitait ! Alors, petites bourgeoises françaises, partout au pouvoir ! Ada la masseuse, elle, fait payer ses massages, mais en vérité il y a la gratuité, elle donne beaucoup plus, elle est le médium. « Une Française expédie des organes, une Italienne s’expédie elle-même quand ça lui plaît. » La Française fait de la prose, l’Italienne chante.

Alors que, pour lui, tout fait voûte, rien n’est inutile, sans interruption.

La dose : prendre la bonne dose, sinon, état de désagrégation violente. Dommage, lorsqu’on a un cerveau cosmique ! « Vous prenez la substance…, vous voyagez au bout du fini, vous rentrez dans vos limites après avoir volé dans le temps et l’espace. »

« Comme le monde est fou, il faut bien s’inventer une contre-folie efficace, et devenir ainsi un contre-fou aussi déterminé que possible. » Par exemple Saint-Simon.

Voilà, ceux qui résistent à la froide folie du monde peuvent aller lire ce nouveau livre de Sollers, qui est en vérité toujours le même roman qui s’écrit à l’infini.

Alice Granger Guitard



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