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Ne pars pas avant moi, Jean-Marie Rouart

Editions Gallimard, 2014

mardi 9 décembre 2014 par Alice Granger

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Le titre de ce roman autobiographique est une phrase adressée à Jean-Marie Rouart par Jean d’Ormesson. Comme si cette figure du père, dans la grande famille des Immortels, qui à son âge avancé garde encore intactes des raisons d’espérer, une sorte de verdeur souriante et joyeuse, taquinait l’étrange et romantique attrait pour la mort qu’il avait repéré chez l’écrivain entré si jeune sous la Coupole ! Un titre qui suggère l’oxymore du vieil homme tellement plus jeune que le jeune curieusement vieux au fil d’un style de vie aux couleurs éternellement adolescentes. Comme il est beaucoup question dans ce roman de rencontres avec des Immortels, avec de beaux portraits de chacun d’eux, on ne peut s’empêcher de noter que dans Coupole, on entend le verbe couper… Et donc la castration : la figure immortelle du père, qui reste tellement vivant dans son grand âge, semble impossible à castrer, il surplombe de sa coupe le plus jeune se laissant aller à sa mélancolie plutôt que de se prêter au jeu d’une confrontation de générations par lequel c’est lui qui devient puissant tandis que l’ascendant entre dans son crépuscule. Ne pars pas avant moi : la prière que lui adresse Jean d’Ormesson plonge au cœur de la question que se pose Jean-Marie Rouart à propos de la destinée, de la sienne bien sûr, avec la place particulière de l’échec, comme si son destin peinait à s’écrire, comme s’il n’arrivait jamais à la fin de sa gestation. Adolescence à l’horizon bouché, bac plusieurs fois raté, une jeune fille pas de son milieu avec laquelle il vit une passion mais avec laquelle rien ne se concrétisera : de l’autre côté, la possibilité d’entrer et d’être accueilli parmi les illustres Immortels, qu’il va rencontrer, fréquenter, admirer, et auxquels il va s’identifier. D’un côté l’échec, l’impuissance, le milieu familial artiste désargenté, une peinture de la faillite du cocon, des années d’enfance dans une famille pauvre de Noirmoutier, la chambre de bonne à Paris tandis qu’il n’arrive pas à passer le bac, et de l’autre cette jeune fille, Solange, qui, à travers la passion et la sexualité, joue le rôle d’une passerelle vers un autre milieu, à la fois barré, impossible, mais dont il peut cependant jouir. La jeune fille obéira au destin qui lui est réservé dans son milieu, elle épousera celui qui lui est destiné, mais cet impossible aura toujours pour contrepartie une sorte de liberté sexuelle infinie et sans autre finalité que le plaisir, ce dont profitera le jeune homme qu’elle aimera toujours.

Il y a donc Solange, dont le destin est de se marier avec un homme de son milieu, mais qui trouve au comble de l’obéissance la voie d’une liberté si infinie que même celui qu’elle aimera toujours, elle le trompera aussi. Lorsque Jean-Marie Rouart écrit la passion qu’il traverse avec elle, tandis qu’il vit dans sa chambre de bonne où il a honte des odeurs de fritures qui viennent des chambres voisines, il est d’emblée soumis aux affres de l’impossible. C’est du possible borné à jamais par l’impossible, ce qui offre aussi des avantages... Ce qui le rive au lit étroit d’une liberté qu’il doit souffrir. Solange incarne son destin sexuel : elle ouvre la série de femmes étrangement libres, et qui dans un cadre triangulaire oedipien se donneront à lui tout en restant impossibles, mariées ou promises à un autre, allant vers lui esseulées ou pleines d’ennui. Il n’y a jamais dans ces amours-là, sur le modèle de Solange avec laquelle il ne se mariera pas et ne fondera pas de famille car restant au seuil de cette famille pourtant si dynamique qui l’attire, de perspective d’installation, d’image de chef de famille qu’il rejoindrait. De ce côté-là, la perspective est celle du plaisir, de la jouissance, de la passion. Les occurrences ne manqueront jamais. Pour rien d’autre que ça. Suivre ce fil-là, ce courant qui noie comme l’inconnue de la Seine, et qui réveille dans un lit à une place.

Par ailleurs, il y a cette série de personnages Immortels, ces Académiciens qu’il admire, qui forment une autre sorte de famille, incroyablement accessible celle-à contre toute attente. Un ensemble d’êtres singuliers, exceptionnels, ayant chacun un destin, l’accueillant dans une communauté à part, sous la Coupole ou dans des propriétés hors du temps.

« Seule la famille de Solange était dynamique : c’est pourquoi elle m’attirait. Ces bourgeois avaient l’appétit de la conquête sociale, le snobisme les stimulait, le désir d’accroître leur statut les fouettait d’impatience à se dépasser. Dussent-ils laisser des morts sur le carreau ! Moi, en l’occurrence ! Mais un mort qui, comme au théâtre, s’était relevé dès le rideau tombé, pas mécontent de ce coup de fouet salutaire infligé par la vie. » Et oui ! Ainsi, notre écrivain a échappé à l’installation bourgeoise, à une certaine normalité, et l’impossible lui a donné accès à l’envers de la scène, à ces femmes esseulées, ennuyées, libres pour des amours avec un homme resté libre… C’est-à-dire que ce jeune homme est très préparé à la peinture de cet effondrement de tout espoir d’entrer, par exemple par mariage, dans le milieu bourgeois, par la faillite de son milieu familial artiste, par le fait que sa généalogie sociale embrouillée lui soit tôt apparue comme sans solution hormis celle d’écrire. On sent chez lui que la notion de faillite vaut ouverture sur autre chose, sur un autre style de vie, un peu romantique et adolescent, flirtant avec la fascination pour la mort, la passion qui a toujours une fin annoncée. « L’orage va éclater. Tout l’annonce, comme le déchaînement bienfaisant d’un spasme amoureux. La mer couleur d’ardoise se tend. Elle frémit sous un ciel lourd de nuages sombres. La baie, si paisible d’ordinaire, semble se crisper pour se libérer des forces qui la compriment. La touffeur est insupportable… » Cela pourrait être le tableau incroyable du désir qui gronde dans le corps de femmes qui s’échappent, et que le peintre écrivain saisit au quart de tour… Ceci toujours dans un cadre triangulaire, oedipien…

« Je détricotai ma vie en imaginant tous les échecs, beaucoup plus graves, auxquels j’avais réchappé et à la chaîne des chances qui m’avait conduit… à cette journée extravagante au pays des volcans éteints. » Le pays des volcans éteints ? Déplacement en France profonde où il pense être accueilli dans un château-hôtel, académicien coiffé d’une couronne de laurier. Et là, même son nom est écorché…

« Je ne voulais pas rester enfermé dans ma famille. Je voulais vivre toutes les vies possibles. » D’une certaine manière, il a réussi. Sa famille d’artistes n’aimait que l’art, méprisait les mondanités, et les académies semblaient le comble de l’arrivisme car elles avaient méprisé l’impressionnisme. Le fils est entré à l’Académie ! Gardant chevillé en lui, dirait-on, « un jansénisme de la meurtrissure, une secrète aspiration à la flagellation, qui s’aigrissait parfois en solitude et en retrait, sécrétant un poison : la peur d’affronter les autres » qui venaient de sa famille, celle qu’il a un peu trahie.

Val d’Isère : « l’Enchanteur était là. Jean d’Ormesson était l’invité du libraire de la station pour une causerie avec moi dans les salons d’un grand hôtel… » Un illustre père avec son fils ? « Quelque vaine ambition que j’eusse d’exister, je savais que je devrais me contenter du rôle de faire-valoir. » « On venait contempler un phénomène littéraire, un écrivain dont le statut dépasse de loin celui que confère la littérature. On venait prendre une leçon de vie, un bain de culture, assister à un exercice intellectuel aussi vertigineux que la descente à ski de la Vallée blanche. » Le petit fasciné par le père si grand, et qui, lui, n’est pas en faillite ! Vivre en différé une enfance ré-enchantée par le père !

Monde des riches, chez les Agnelli. Pas tape-à-l’œil pourtant. « Prince des temps modernes, il avait conscience que rien n’est plus aimable chez les grands de ce monde que la simplicité. » « Il m’examinait avec indulgence comme une de ces créatures évanescentes venues d’une autre planète… » Mais Marella aimait la littérature, ils ont beaucoup de conversations sur les romans, l’amour, la vie spirituelle. C’est une vraie reine d’Italie. « … la femme la plus proche de l’idée que je me faisais d’une héroïne de roman… » Ce sont aussi des tableaux qui se peignent en vrai, comme chez les artistes impressionnistes ils se peignaient sur la toile ! Jean-Marie Rouart chez les grands de ce monde écrit ce qui l’impressionne ! Il est impressionnable comme une toile sur son chevalet ! Libre, il peut aller de tableau en tableau, de grandes familles en Immortels, assuré d’une impression renouvelée. « Marella m’entraînait dans son monde qui m’enchantait car il semblait débarrassé des contraintes de la réalité. Bien sûr, j’étais amoureux d’elle. » Il y a toujours cette impression d’une femme qui prend le petit garçon par la main pour l’entraîner dans son pays enchanté, que ce soit celui de la passion ou celui de l’amitié amoureuse, réécrivant et repeignant une enfance où une sublime maman lui ouvre un paradis. Que de mains disponibles pour des aventures en terre paradisiaque !

« Solange se plaisait à exciter mon imagination qu’elle savait inflammable afin d’assurer sa domination sur moi en se prévalant sans cesse de son appartenance à ce milieu… » « « Je piaffais de rencontrer autrement que dans les livres de vraies comtesses… » « … l’Himalaya social… jamais, de ma vie entière, je ne me trouverais sur leur passage. »

Chez Solange, « rue de la Pompe, j’étais devenu une sorte de passager clandestin… Jean d’Ormesson, dont j’avais vu le roman dédicacé dans la chambre de la sœur de Solange, avait droit, lui, au tapis rouge. Comme écrivain, normalien, agrégé de philosophie, fils d’ambassadeur, sa présence n’était pas redoutée comme la mienne, mais ardemment souhaitée. » Plus tard, quelle revanche ! Le passager clandestin sous la même Coupole que l’illustre D’Ormesson !

« Nourissier est l’écrivain du désenchantement du monde. Un artiste du noir… Voilà les réflexions que je me faisais en face de ce monument des lettres tandis que nous passions à table… Sa griffe s’abattit sur moi… Je ne lui en voulus pas pour ce coup de patte avec lequel il voulait assurer son règne de fauve dominant. Je l’admirais trop pour me vexer… » Toujours la castration, mais pour un jeune homme qui s’arrange pour être à portée de griffes !

Corfou. « J’étais en compagnie d’une femme qui m’était d’autant plus chère que sa conquête s’était révélée difficile, aussi ardue que la prise de Famagouste par les Vénitiens… c’était une actrice… Son attitude froide, hiératique, de statue habituée à l’admiration, ne m’aidait pas à la faire descendre de son piédestal… » Au fond, il est en train de nous dire que, dans son impossible, tout est aussi possible, même d’avoir une aventure avec une statue… « j’étais avec elle pour une semaine. Je l’avais tout à moi. Et c’était l’enfer. Pis, j’avais envie de la tuer. » L’hôtel qu’il avait réservé n’ayant pas tenu ses promesses, comme en écho à la chambre de bonne d’avant, l’actrice « imputait le choix de cet hôtel non seulement à mon incompétence, mais à mon avarice… » Ils changent d’hôtel, le nouveau est hyper moderne comme elle l’a choisi, il ne l’aime pas, et, comble de malheur, il s’aperçoit qu’elle est venue dans l’île pour… écrire un roman. « Etre traité en surnuméraire était blessant. D’autant plus blessant qu’après tout, l’écrivain, c’était moi. J’étais supplanté par plus égoïste et plus narcissique que moi ! » Là aussi, rencontre de la castration. Domination. Masochisme. Et aussi, certitude du couperet de la fin, de l’impossible. L’impossible durée. Cela ne marche qu’entre deux parenthèses. Ce qui unit est aussi ce qui sépare.

Solange. L’infidélité dans le sang. Couperet. Pas vers autre chose.

Beau portrait de Maurice Rheims, dans lequel l’auteur semble mettre quelques petites touches d’autoportrait. « Lui aussi avait souffert. Mais ce n’était pas l’image qu’il donnait : celle d’un allègre cynique, d’un roublard au regard malicieux, jouisseur autant qu’un homme peut l’être… Il aimait l’art par-dessus tout, l’argent qui procure de l’art et des femmes, mais aussi l’art qui donne de l’argent… Mais aussi la belle société qui permet à l’art de s’épanouir et aux femmes d’êtres élégantes… en fait, il aimait tout, les aristocrates, les banquiers, les jeunes arrivistes qui lui rappelaient sa jeunesse, les monstres sacrés de l’art, les peintres dans la dèche et même les bandits avec lesquels il se sentait des connivences secrètes… » Bref, comme l’auteur, Maurice Rheims vit toutes les vies, mais toujours dans un autre monde… « Il examinait passionnément les êtres comme des objets : il les prisait avec un réflexe d’expert… » Les Immortels se retrouvent dans sa propriété en Corse, Jean-François Deniau, François Nourissier, Jean D’Ormesson par lequel c’était la fête qui arrivait. « Mais comment aurais-je pu dormir après de telles soirées ? Je restais seul à contempler les étoiles… Je leur demandais de me dire où j’allais. Quand passait une étoile filante, j’avais l’impression qu’elle m’adressait le signe que j’attendais. Mais j’étais bien incapable de comprendre ce qu’il signifiait. » Elle est curieuse, cette question : où va-t-il ? Nous avons plutôt l’impression que la vie de Jean-Marie Rouart, à travers ce roman autobiographique, est ouverte sur un beau monde toujours impressionnant qui lui fournit d’une manière inépuisable chaque jour des rêves, des aventures passionnantes qui passent toujours, des personnages époustouflants, des tableaux vivants qui forcent son admiration, son désir, son identification. Sa vie à lui semble plutôt immobile, avec un kaléidoscope d’images, de beaux mondes, de rêves, tout autour de lui, qui s’ouvre et se ferme en permanence tandis qu’il peut à tout moment se lever de son lit solitaire à une place pour aller s’émerveiller du côté d’ une sorte d’aristocratie qui, désormais, ne snobe plus quelqu’un qui vient d’un milieu artiste désargenté. Même si Jean-Marie Rouart ne manque pas de prendre parti pour les démunis et les victimes d’injustice, parce que cela entre en résonance avec ses propres blessures, il reste incroyablement addict d’un beau monde qui l’impressionne comme de beaux tableaux impressionnistes vivants ! Sans doute l’Académie purifie-t-elle tout cela…

Voilà un roman qui peint un beau portrait de l’écrivain, renvoyé par petites touches par celui de tous ces grands d’un bel autre monde de privilégiés qu’il réussit à côtoyer en se sentant sans doute de moins en moins un passager clandestin. Encore un peu, et sera-t-il à son tour l’Enchanteur… tandis que la mélancolie laisserait enfin place à une joie de vivre communicatrice ?

Alice Granger Guitard



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