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Je suis un intello précaire 1er acte - Ph. Nadouce
vendredi 9 octobre 2015 par Philippe Nadouce

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Je suis un intello précaire1...



... J’en avais toujours eu l’intuition mais il me fallut l’article du Monde Diplomatique2 pour que j’en prenne pleinement conscience.

Il y a une dizaine d’année, lorsque je décidai de travailler exclusivement sur Internet, mon idée sur le sujet était simple. Je venais de publier mon premier roman dans une maison d’édition parisienne qui se cherchait un « fond d’auteurs »... je devais être le sept cent cinquante-deuxième... -la porte se referma juste derrière moi- et puisque j’avais décidé de ne jamais dialoguer avec la bourgeoisie, je m’ôtai la possibilité d’en faire ma profession. Cette nouvelle certitude n’arrangeait pas mes affaires. Ceux qui croyaient en moi me disaient : « Toi, pour le moment, écris ! T’occupe pas du reste. Écris ! ». J’étais cependant très au fait des travaux de Bourdieu sur le capital symbolique et le champ littéraire… Les conseils d’amis bienveillants ne changeaient rien à l’affaire ; tourner le dos à la bourgeoisie intellectuelle était un suicide littéraire, s’exclure de la vie intellectuelle de marché, un atavisme de classe. C’est ainsi je commençai ma carrière d’intello précaire.

A l’aube des années 2000, j’avais aussi sabordé un brillant avenir universitaire pour des raisons que j’exposerai sans doute un peu plus tard –des gens abjects. Je me souviens de ce professeur de macro-économie de la fac de Poitiers, qui, le premier jour de cours, nous avait dit, amphi 600 -il était si petit, tout en bas, devant son pupitre, que je ne voyais que la tache noire de son trois pièce-, que nous étions l’élite de la Nation et qu’il fallait des hommes forts et préparés pour commander ceux qui ne comprenaient pas les nécessités des temps nouveaux, etc. J’aurais pu me satisfaire d’un tel mariole mais ce qui me dégouta vraiment fut que mes 600 compagnons de banc l’applaudirent comme au concert ; ils y croyaient vraiment, fallait voir ça ! L’élite, réunie à Poitiers, ne rigolait pas ; la paume des mains leur en cuisait !

Pendant mes trois ans de pionicat, puis au cours des dix années suivantes, la littérature devint mon activité principale ; toute mon énergie, mes heures, mes week-ends, ma vie privée, mes vacances, furent bookées et je m’y tins. Je dus seulement me résoudre à le faire pour la gloire... La décision, je le répète, loin d’être douloureuse me fit tout d’abord entrer en religion puis en politique. J’échappai littéralement aux dresseurs... Ce témoignage se veut résolument optimiste et désire mitiger le misérabilisme que professent souvent les rares intellectuels qui s’intéressent à nous. Même si le livre d’Anne et Marine Rambach cité plus haut colle parfois la sinistrose, il analyse remarquablement un phénomène social qui est passé inaperçu dans les médias et le monde littéraire. Le phénomène est pourtant connu de longue date par les sociologues3.


Lutte de classes

Dès mes premiers pas dans le désert qui me séparait des champs sociaux auxquels je désirais appartenir, loin des grandes caravanes de l’information et de l’exercice officiel de la pensée, j’observais avec lucidité mes contemporains moins regardant s’adapter au cynisme des temps et à l’imbroglio infiniment complexe qui se tisse entre déterminismes sociaux et nécessités des actionnaires. Un exemple, extrait du Monde diplomatique d’octobre 2015. Six des dix principaux milliardaires français ont dans leurs mains des conglomérats médiatiques qui sévissent en France4.

Pour survivre, je me fis donc professeur de langues étrangères mais je continuais d’écrire comme un forçat.


Politique et littérature

Les intellos précaires sont en quelque sorte la frange consciente des masses en quête de symbolique ; nous sommes les « banlieusards de l’intelligentsia »5. Le groupe social une fois défini, il serait hasardeux d’en faire une entité compacte, agissante et douée d’une volonté de classe. Chez les intellos précaires, il y a tout d’abord ceux qui travaillent dans les grands médias, certes, mais ils sont à la pige. On en use, on les pille, on les humilie, corvéables à souhait. Et il y a les autres, ceux qui n’ont pas la chance d’avoir même un contrat et qui font autre chose pour payer les factures. J’ai parfois eu la chance de faire partie de la catégorie des corvéables à contrat précaire.

Je travaillai dans ces conditions pendant presque trois ans pour Canal+ en Espagne. A l’époque, les Guignols français et Nulle Par Ailleurs, se vendaient comme des petits pains franchisés. Les Espagnols s’étaient mis en tête de cloner ces émissions à succès. On me refila les trois cassettes des Deschiens pour en faire une analyse. Je m’en tirai tellement bien que les 100 pages écrites en quelques jours servirent de bible aux réalisateurs d’une série comique produite à la même époque. Ma chef, je me souviens, n’était pas revenue du nouveau d’analyse dont j’avais fait preuve. Je n’avais pas le look des bureaux de Canal, il faut dire. Elle ignorait sans doute que j’étais un homme de théâtre. L’intellectuel précaire peut aussi ne pas être bobo. Quelques semaines plus tard, je m’aperçus qu’on parlait beaucoup de ce rapport sur les Deschiens dans mon département et dans les étages supérieurs mais les collègues ne m’y associaient pas du tout. Ma chef, elle, m’avait pris à la bonne et me présenta à son mari, un psychiatre à la mode. Je fus invité à dîner et le type, sans doute piqué au vif par l’opinion de sa femme, passa au crible mes connaissances. J’eus l’impression de passer un test. J’échoue très souvent aux examens. L’idylle n’eut pas lieu mais encore une fois, le destin s’entêtait à me mettre dans la bonne direction.

Quelques semaines plus tard, j’appris par hasard que mon nom avait disparu du rapport. Il était maintenant, dans les griffes des producteurs et personnes dans mon département ne pouvait mettre la main dessus. Je tombai des nues ; elle m’avait pillé sans vergogne, et lorsque je revendiquai mes droits, elle me déclara entre morgue et amusement –étais-je naïf !- que je n’étais qu’un employé et que des gens comme moi ne pouvaient rien réclamer. Les coups de téléphone se firent plus rares ; on cessa bientôt de m’appeler puis on ne renouvela plus mon contrat... Je fis une sortie discrète de Canal+ et retournai à ma vie d’écrivain, à mes heures, intello précaire.


Dès que je fus libéré des bureaux de la Torre Picasso6, je retournais dans mon trou, au cœur du quartier de Lavapies…


(A suivre…)

1- De l’ouvrage « Les Intellos précaires », écrit par Anne et Marine Rambach. Hachette. Coll. « Pluriel ». Paris 2002.


2- Lire « Le paradis sur terre des intellos précaires » de Mona Chollet. Le Monde Diplomatique. Mai 2006.


3- Lire par exemple l’ouvrage de Pierre Bourdieu : « La distinction ». Ed. De Minuit.


4- Respectivement. MM Bernards Arnault, Serge Dassault, Patrick Drahi, François-Henri Pinault, Vincent Bolloré, Xavier Niel. Source : Challenge, Paris, 8 juillet 2015.


5- Cf. Note 1

6- Célèbre tour du centre de Madrid où se trouvaient une partie des studios de Canal+.

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