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La Grandeur, Saint-Simon - Jean-Michel Delacomptée
dimanche 5 juin 2016 par Pierre Perrin

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Jean-Michel Delacomptée, La Grandeur, Saint-Simon, Gallimard, 2011, 240 pages, réédition 2015.

Dès l’exergue, naturellement emprunté aux Mémoires, Saint-Simon s’avère intemporel : « Au temps où j’ai écrit, surtout vers la fin, tout tournait à la décadence, à la confusion, au chaos, qui depuis n’a fait que croître. » Qui ne pourrait partager une telle vue ? Cependant le sujet de Jean-Michel Delacomptée s’inscrit, lui, dans le temps : « à partir de quel moment un écrivain, chargé d’un projet longuement fermenté mais qui lui résiste, finit par se lancer et, d’une traite, le réalise ? Par quels méandres, et en quelles circonstances, advient soudain ce qui se refusait à lui jusqu’alors ? » Entre ces deux extrémités, la mise au net du titre de l’ouvrage prend tout son sens, qui est d’établir la grandeur de Saint-Simon. Sujet vaste, puissant, bien à la dimension des possibilités de l’auteur qui ne manquent ni de force, ni d’éclat, tout en restant dans le ton juste, maîtrisé. Les trois prix qui ont couronné ce livre attestent sa réussite, qui va bien au-delà de sa parfaite architecture.

C’est vers la fin, page 210, au moment de répondre à la question ci-dessus posée d’entrée, page 12, que Jean-Michel Delacomptée révèle combien Saint-Simon fut un écrivain. Il est en effet de ceux qui portent un sujet toute une vie. On sait que Flaubert a successivement écrit Mémoires d’un fou en 1838, puis Novembre en 1842, avant de livrer L’Éducation sentimentale, en 1869. On sait moins que Saint-Simon, à l’âge de 24 ans, avait déjà rédigé des « espèces de Mémoires de ma vie ». On connaît force lettres, notes de toutes sortes, rédigées avant ses Mémoires qu’il ne publiera pas lui-même. Il avait noté : « Il faudrait donc qu’un écrivain eût perdu le sens pour laisser soupçonner seulement qu’il écrit. » C’est plus qu’une coquetterie. Comment parler de ses contemporains ? Cependant pourquoi écrire ? La raison est sans détour. Il s’agissait pour lui de « sauvegarder, contre l’oubli, le lustre de son nom ». Instruire aussi au rang des rois. Mais pourquoi s’être attelé si tard à la rédaction ? Il fallait n’être plus de rien dans les affaires. « Au seuil des Mémoires, il n’était plus grand chose. » Et Jean-Michel Delacomptée d’observer que « la distance des temps condense la puissance du style ».

Il campe si fermement le personnage et ceux qu’il côtoie, père, femme, et ceux de la cour, que ses portraits valent ceux de Saint-Simon lui-même. Il fait renaître sous sa plume les jets de venin, les éclats de la rhétorique dont Saint-Simon était si féru et passé maître à l’oral devant le roi. « Par la virtuosité de sa dialectique, il aurait ressuscité Lazare. » Saint-Simon « l’un des plus ardents rôtisseurs de mots […] savait aimer autant qu’il savait haïr. C’était un homme tout d’une pièce qui partageait le bon grain de l’ivraie comme la foudre coupe un arbre en deux ». Ce livre de Jean-Michel Delacomptée est une véritable restitution, résurrection de ce grand individu, en même temps que l’analyse atteint à la finesse. Par exemple : « La plus noble grandeur signifiait […] l’extension vers le moins, vers le peu, vers l’essence de l’être ». Lire cet essai, qui tient de l’analyse littéraire la plus discrète et de la biographie, dispenserait presque d’en revenir à Saint-Simon lui-même, si l’envie de le lire toutes affaires cessantes ne s’échappait de ces pages comme une fragrance. « Il s’exprime sans enfiler de cagoule. »

« Le Saint-Simon des Mémoires […] est devenu un individu pleinement responsable de sa conception des choses, de sa langue et de son destin. » Pour dénoncer les dérèglements de la cour, Saint-Simon recourt à « une langue foncièrement libérée des relents de collège, humorale, cravachée, pétulante, gonflée d’excès rageurs, boursouflée d’hyperboles, de métaphores farouches, d’incidentes à rallonges, dont le déferlement catapulte des adjectifs énormes dans des rafales de verbes qui se bousculent avec l’énergie d’une épopée sauvage. Cette langue a ceci de particulier (mais sans doute est-ce la marque des véritables écrivains) de n’être pas collée au style dominant de son époque. Pour un homme aussi hostile que Saint-Simon aux mésalliances et aux mélanges, il est extraordinaire d’observer combien sa langue embrasse les siècles, les mêle, les fond en cette fournaise où il consume les frontières. Des expressions lui remontent des périodes où vivaient ses aïeux, d’autres lui arrivent directement de la sienne, il en crée […] une fidélité absolue à la langue française dans ses différentes couches ».

À ceux qui trouveraient les Mémoires d’un autre âge, Jean-Michel Delacomptée oppose une réponse sans appel. « Ce qu’on appelle modernité n’est souvent que la morgue de l’oubli, la sombre fierté de l’ignorance. » Un beau livre de haute littérature, vif, seigneurial, somptueux et sobre à la fois. Du grand art et de l’amour à l’encre indélébile. On ne saurait conseiller à ses amis meilleur régal.

Pierre Perrin [3-4 juin 2016]

N.B. Cet ouvrage a obtenu les prix Louis Barthou de l’Académie française 2012, Prix Historia de la Biographie Historique 2012, prix Charles Oulmont de la Fondation de France 2012.



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