Simone Émonet - Catherine Millet

Editions Flammarion - 2025

mercredi 22 octobre 2025 par Alice Granger

©e-litterature.net


D’abord, dans ce livre où Catherine Millet (co-fondatrice de la revue ArtPress et longtemps la rédactrice en chef) tente de savoir qui était sa mère, qui s’est suicidée à soixante-trois ans en se jetant par la fenêtre, je suis frappée par le nom de cette mère, choisi pour nommer l’œuvre que sa fille lui dédie. J’entends le prénom « Simone » qui se répète en partie dans le nom. A force de le lire et le relire, j’entends comme le bruit d’un écho, « mone » dans le prénom, « mone » dans le nom, et le « É » remonte d’en bas, après la chute, comme un « hé ! » qui résonne, pour dire « mone est », et non plus « net », c’est-à-dire « n’est ». Émonet est le nom de jeune fille de Simone, qu’elle avait repris lors de son divorce, qu’elle demanda peu après la mort prématurée accidentelle de son fils, parce que, restés seuls, elle et son mari ne pouvaient éviter le tête-à-tête. Le fils avait été témoin de leur perpétuelle guerre de tranchée. Catherine Millet n’aime pas le nom de jeune fille de sa mère. Car, écrit-elle, c’est « un mot qui s’éteignait de lui-même ». De sa mère, la fille n’a pas gardé grand-chose, que les « souvenirs », c’est-à-dire les albums photos, les cartes postales, les bulletins scolaires des enfants, des livres, des bijoux, des foulards.
Celle qui est partie définitivement par la fenêtre et non pas par la porte, celle dont la fille n’a jamais vu le cadavre, qu’elle regarde sur les photographies prises à tous les âges comme elle ne l’a jamais regardée de son vivant et qui a toujours le même regard, est-elle vraiment entrée par la porte de la vie, se demande-t-on ? Sur les photos, jamais elle ne sourit, elle attend juste que ça se passe. C’était une grande dépressive, elle a pris pendant des années du Lithium, elle a toujours eu de grands cernes sous les yeux, comme sa propre mère. Avec les années, apparaît sur ces photos une grande lassitude. Sur une photo prise avec des collègues, on ne voit qu’elle, avec son visage « étrangement impassible », alors que tous les autres sont « surpris, souriants, amusés », signifiant qu’elle est ailleurs, « délibérément absente ». Catherine Millet termine son livre sur sa mère par ces mots : « j’en viens à aimer cette détermination à ne pas se laisser prendre ». Simone « est » celle qui ne se laissait pas prendre.
Catherine Millet choisit de parler de cette mère en évoquant sa vie à elle. En invitant dès la première page les lecteurs à entrer, justement (par la porte ?) chez elle, à la « Fabrique de Reuilly », anciens ateliers de marbrier transformés en habitations, où Jacques Henric et elle se sont installés avec d’autres artistes et intellectuels. Là, dit-elle, « la jeune femme qui s’enfuit que j’avais été quatorze ans auparavant, échappant à ses parents, quittant sa banlieue, avait confusément trouvé une sorte de maison de famille ». Est-ce pour faire résonner que cette maison de l’hospitalité faite d’art où elle-même a eu la chance inouïe d’entrer par la porte, sa mère ne l’avait jamais eue, d’où ces photos où elle le dit, elle montre qu’elle est « délibérément » absente ? Dans ces premières pages, la fille qui parle de sa mère se montre elle-même, dans les moments heureux des débuts de la revue d’art, et à la Fabrique, où elle prenait le soleil à moitié nue dans la cour, où Jacques Henric commençait à publier ses livres, dont parlait la presse, qui recevait des lettres élogieuses. Allant avec lui, à moto, à Assise, en Italie, découvrant les fresques de Giotto, elle pensa que ce même songe d’harmonie allait durer toute la vie.
Et voilà que, maintenant, en écrivant, elle devait tourner son regard vers le passé, pour enfin savoir où sa mère, elle, était passée, pour partir ainsi par la fenêtre. Tandis qu’elle, sa fille, grâce à Jacques qui avait repeint les murs de l’appartement de La Fabrique, avait trouvé pour eux un « lieu de vie merveilleux, sans que j’aie eu à le chercher ». Sa mère n’y est venue qu’une seule fois. Rencontrant chez sa fille des artistes connus, cette mère ne fut pas intimidée, mais discrète, très attentive aux paroles. Catherine Millet a l’impression d’avoir seulement rêvé cette visite bien réelle.
Une mère dépressive, qui a pris du Lithium pendant des années, puis avait dû arrêter, continuant toute sa vie à prendre des antidépresseurs. Toujours la proie de mille maux, de migraines, qui avaient augmenté avec les années. Son entourage disait : « Pauvre Simone ! ».
Tandis qu’à sa fille sont confiées de grandes responsabilités dans le monde de l’art, les hospitalisations de sa mère, celles de son père atteint d’un cancer de la gorge, l’obligent à courir d’un hôpital à l’autre. Le père meurt le 20 août, la mère le 24 mars d’après. Le suicide de cette mère ne provoque sur le coup aucune culpabilité chez sa fille. C’est Paule Thévenin, qui transcrivait les manuscrits d’Antonin Artaud, qui lui a dit ces mots : « Vous verrez, pour une femme, la mort de la mère est une seconde naissance ». Catherine Millet pense en l’entendant que ce sont des mots passe-partout. Qui deviennent ensuite une sorte de talisman.
C’est longtemps après que la fille redescend les cartons du grenier, l’enfant en elle réclamant « de faire encore un tour », se penchant sur les photos comme Paule Thevenin sur les manuscrits d’Artaud. Parce qu’elle était ignorante de l’amour qu’il y avait eu entre ses parents, car « rien jamais ne m’avait conduite à le penser », qu’il avait existé. Or, une photo prise en Italie, qu’elle croit d’abord être leur voyage de noces (mais s’avère un voyage de groupe, avant le mariage, où sa mère est toujours au centre, la plus pimpante et la plus espiègle du groupe), elle pense que cela prouve que « ça-a-été » ! En plongeant dans les albums, ignorant que cela la conduirait à écrire, elle arrive au jugement que, dix ans avant sa naissance, en tout cas, cela avait « marché » entre ses parents. Sur une autre photo, prise en 1945, elle ressemble à Vivien Leigh, star hollywoodienne, portant des boucles d’oreilles qui se transmettaient de mère en fille, que sa fille Catherine a toujours enviées. Pour cette photo, Simone avait déboutonné son corsage. Sur des photos plus anciennes, c’était une jeune fille à la taille fine et moderne. Cette mère assortissait toujours ce qu’elle mettait, et Catherine aussi. Soudain, la fille arriva à un jugement déstabilisant : sa mère avait été bien plus belle qu’elle ! Mais elle n’en avait jamais eu conscience, n’avait pas été jalouse, parce que la beauté de cette mère avait toujours été refoulée par la souffrance, les multiples maux. Elle découvre, dans cette plongée dans les cartons, sur des photos dont la première série est de 1941, une mère ravissante, très vigilante, les yeux plantés droit dans l’objectif, toujours au centre, aimant ce qui donne du mystère au regard, par exemple un chapeau, des accessoires, une veste masculine. Jusqu’en 1945, quand son mari Louis, parti à la guerre pendant cinq ans, longtemps en captivité, va revenir. C’est alors que sa fille, Catherine, se pose la question : quel œil avait pris ces photos où sa mère avait déployé tant de coquetterie ? Le photographe est invisible, mais a transmis ces images d’une jeune femme désirable. Elle se demande dans quel jeu elle s’est immiscée à retardement. Catherine avait appris de sa grand-mère que le mariage de ses parents avait eu lieu par un dépit amoureux, un homme aimé l’avait lâchée. Le photographe, était-ce lui, qui était revenu en l’absence du mari ? Selon un ami, il s’agit d’une autre version : sa mère n’aurait pas supporté l’absence de son mari pendant la guerre. En tout cas, le lot de photographies prises pendant la guerre était exceptionnel par l’élégance de sa mère, et intéressa une historienne de la mode, pour une exposition dans un musée, en 2023. Sa mère allait être bien en vue, reproduite dans des catalogues. La fille se demande si l’aventure extraordinaire de ces photographies font partie du destin de cette Simone qui avait anéanti son corps en sautant par la fenêtre.
Au cours d’une séance de psychanalyse, le souvenir lui revint de sa mère qui, dans l’encadrement de la porte d’entrée, se haussa sur la pointe des pieds pour déposer un rapide baiser sur les lèvres d’un homme. Une pointe de jalousie ? Plus tard, au bout d’une longue relation, c’est à sa fille qu’elle demanda d’éconduire cet homme, qui en fut humilié, qui avait été après le divorce de ses parents l’homme à tout faire.
Cette longue plongée, même cet égarement, dans les photos, rime avec l’évitement du face à face frontal avec le suicide de cette mère. Des mois avant son saut final, au cours de ses séjours à l’hôpital, cette mère avait fait résonner des récits pour tenter de se dérober à un mal allant de l’extérieur jusqu’à l’intérieur de son corps, où il malmenait ses organes. Enfant, adolescente, sa fille avait si souvent observé le corps de cette mère, et vu tous ces accessoires qu’elle utilisa encore au temps de chagrin et de misère, pour conserver une candide séduction. C’est avec les regards du photographe inconnu des années de guerre, puis de l’historienne de mode beaucoup plus tard, que sa fille se voit regarder sa mère avec le regard de son mari Louis, si mal reçu lorsqu’il était rentré d’Allemagne.
Lorsque le père de Catherine Millet luttait contre un cancer incurable et qu’un « incube mauvais » attaquait de toutes parts le corps de sa mère, en ce début des années 80, le temps était aux bagarres idéologiques et esthétiques rudes. La revue ArtPress avait pris parti pour les Nouveaux Philosophes, d’où les attaques d’intellectuels de leur propre milieu, par exemple lors de dîners en ville. La fille se demandait ce que « les bien vivants peuvent bien faire pour aider les mal vivants et les presque plus vivants ». Son père n’était presque plus vivant, et sa mère se débattait avec un corps possédé. Tandis que Catherine, en Toscane, allait contempler des fresques de la Renaissance, celles de Masaccio, celles de Piero della Francesca. Catherine se demande pourquoi elle n’a jamais pensé pouvoir partager avec sa mère, au moins par des cartes postales, « un peu de cette plénitude qu’apportent certaines images ». Catherine, elle, avait « appris l’histoire de l’art physiquement », en étant impressionnée. Ce qui donnait tellement de joie à la fille n’aurait-il pas pu en apporter à cette mère dépressive, ou en tout cas n’aurait-il pas pu la distraire de ses souffrances ?
Malgré l’art, les voyages, les rencontres, le cabinet d’un analyste, Catherine Millet continuait de porter le fardeau familial. C’est-à-dire, dit-elle, « le sort qui pèse plus lourd sur les classes populaires que sur celles où l’on apprend tôt à ne pas s’en laisser conter, où l’on ne se laisse pas faire par la fatalité ». Mais elle est lucide, ce n’est pas seulement son milieu social populaire (d’où l’accès difficile par exemple au milieu de l’art, comme la fille a eu cette chance inouïe) qui a frappé de malheur la vie de sa mère. C’est son mauvais mariage. Et nous entendons résonner dans ce livre sur sa mère, en contrepoint, l’importance miraculeuse qu’a eu Jacques Henric, pour Catherine, leur entrée main dans la main par la porte de la Fabrique, et celle de l’art. De plus, sa mère avait eu une jeunesse sacrifiée par la guerre, elle avait perdu un fils si beau et si doué pour les études, et puis ses multiples douleurs. Elle se demande : était-ce une faute d’avoir eu cette vie-là. En tout cas, ses dernières années, cette mère fut souvent submergée par une bile noire qui la jetait dans les établissements psychiatriques, entre autres à Maison-Blanche, à l’est de Paris, construite au milieu de nulle part, et sa cellule d’isolement d’où sa mère lui avait dit de la sortir de là où, en effet, « on ne devrait pas traiter les fous comme ça », puis revenait chez elle. La fille se souvient que, dans son enfance, sa mère avait déjà des crises dévastatrices terrorisantes. Puis, peu à peu, tous ses organes se sont détraqués, son corps entier. La fille avait appris à résister passivement.
Un médecin avait dit qu’au moins elle n’était pas suicidaire. Pourtant, bien avant, la fille se souvient qu’un soir de crise de nerfs, alors qu’elle était adolescente, sa mère avait enfourché le rebord de la fenêtre de la cuisine, mais elle avait son visage tourné vers ses enfants, son mari, et il y avait de la peur dans ses yeux. Son mari avait réussi à la ramener.
Catherine et Jacques sont allés souvent la visiter dans ces établissements. Toujours, la fille s’est demandée que raconter à l’humain « qui est malade de la vie et précisément convaincu de ne plus avoir de place dans toute cette activité au-dehors, à celui qui a goûté jusqu’au dégoût toutes les ressources de la pharmacopée ». Dont l’esprit est amputé par les cures de sommeil ou les électrochocs.
La fille a eu le sentiment, alors, que cette mère ne voulait pas être ramenée dans ce que l’on appelle « la vie normale ». Elle comprenait « que l’on pouvait renoncer à tenir son corps debout dans le monde parce que la bousculade qui s’y produit ne mérite pas qu’on y prenne part ». Et pourquoi le savait-elle, Catherine ? Et bien parce qu’elle se voyait y batailler ! Son livre en effet est entièrement écrit en dessinant la vie artistique et intellectuelle où la fille a réussi à entrer, avec la présence si importante on le devine de Jacques, sa chance qu’il lui accorde « autant d’attention » écrit-elle, mais aussi l’art qu’elle a appris avec son corps, les joies intenses vécues en découvrant les œuvres, les fresques, ainsi que la réussite de la renommée revue d’art. Tandis que la mère n’a pas trouvé la porte, celle de l’art pour sa fille. « Simone n’avait pas eu cette chance », écrit-elle, la chance de ne pas devenir « psychotique » comme Jacque lui avait dit qu’elle aurait pu le devenir avec une mère comme la sienne. A un moment donné, lorsque tout le monde était parti, alors qu’elle avait quand pu tenir si bien sa maison, repeignant les murs, déplaçant les meubles, sa mère n’avait plus réussi « à tenir son corps ».
Catherine Millet évoque ces années où sa mère ne réussissait plus à tenir son corps, et en contraste total, ces visites où elle et Jacques allaient contempler « les fraîches et placides vierges de la Renaissance », Jacques s’intéressant « aux saintes mystiques ». Catherine fut si intéressée par « l’histoire de sainte Lydwine de Schiedam » qu’il lui raconta, parce que justement cette sainte « avait abandonné son corps à la pourriture d’un grabat », alors même qu’elle était une jeune fille, ne se nourrissant plus que de l’Eucharistie.
Catherine Millet arrive enfin à la dernière scène avant le grand saut. Sur le palier, sa mère n’était pas affectueuse. Lorsque la grille de l’ascenseur les sépara dans un fracas, elle lui lança en la regardant droit dans les yeux : « Je vais me tuer ». Comme elle avait souvent entendu cette phrase dans la bouche de sa mère, et que vingt ans s’étaient passés depuis qu’elle avait enjambé la fenêtre de la cuisine, elle a fait comme si elle n‘avait pas entendu la phrase.
Deux jours plus tard, un coup de téléphone lui apprend que sa mère est morte. Le premier réflexe de sa fille est d’aller se voir dans un miroir : son visage était défiguré, ses yeux étaient grand ouverts, elle avait une tête d’écorchée. Elle avait dû passer par cette contemplation « de cette face méconnaissable, monstrueuse, d’accrocher les yeux à ces yeux de folle ». Comme pour accompagner un peu la morte. C’est la gardienne de l’immeuble de sa mère qui lui a appris comment elle était morte : « Elle s’est jetée par la fenêtre ». Elle ne voulait pas voir le corps. Ce corps. Alors qu’elle était allée voir celui de son frère, celui de son père. Elle n’a pas su ce que le corps de sa mère était devenu après le saut, c’était cet « ange lourd et noir… resté suspendu à un mètre cinquante au-dessus du sol ».
Aussitôt après l’enterrement de Simone, Catherine et Jacques vont, avec la voiture héritée de son père, dans le sud, voir le pont du Gard, sur le site antique de Saint-Rémy-de-Provence, et même s’approchent de « la façade de l’hôpital psychiatrique où Van Gogh avait été interné ». Pendant huit jours, ils visitent chartreuse, abbatiale, jusqu’à l’abbaye troglodyte de Saint-Roman, où des cavités oblongues étaient les sépultures des moines, au Moyen Âge. Les corps, justement, semblaient avoir sculpté le calcaire, puis s‘étaient envolés en laissant leur « empreinte inaltérable ». Au cours de ce périple, Catherine Millet eu « la cervelle saturée d’images », et une marée de paroles lui venait comme elle respirait, pour maintenir la présence de sa mère en équilibre sur ses lèvres. Des mots qui venaient à la place des larmes. Surtout : Jacques écoutait. L’année de cette mort, elle écrit, dit-elle, son premier vrai livre, une monographie sur Yves Klein, que la revue ArtPress coéditerait. C’était avec ses œuvres qu’elle avait commencé à s’affirmer comme critique d’art. Son livre se termine par un long développement sur les « anthropométries », réalisées par Yves Klein à partir de 1960. Ce sont « des empreintes de corps de femmes qui ont appliqué, quelquefois trainé leur corps nu enduit de peinture bleue sur une toile », le peintre appelant ces femmes des « pinceaux vivants ». A propos de ces corps, dans son livre, elle parle du corps qui s’absente de son image, pense aux ombres soufflées d’Hiroshima. D’autres ont parlé de suaires. Parfois, Catherine Millet écrit son livre dans un jardin immobilisé de chaleur, les seins nus. En écrivant ce livre sur sa mère, elle ne sait plus, faisant cette monographie sur le peintre Yves Klein, si elle avait fait la relation entre le suicide de sa mère se jetant par la fenêtre et les « anthropométries » mais surtout cette photo célèbre – un photomontage – du peintre se jetant dans le vide, « Le Saut dans le vide ». Jacques Henric ne le sait pas non plus.
En tout cas, cette année 1982, celle où sa mère sauta par la fenêtre, fut tellement active pour Catherine Millet. Voyages, livres, et surtout l’incroyable événement des dix ans de la revue ArtPress, fêté dans un cinéma, une longue file de spectateurs lui disant que le journal n’était pas que la production d’un cercle d’amis liés par l’art et les livres. C’était, dit-elle, « une substance diffuse », aux contours impalpables s’étendant loin de la vue, où elle se perdait, où elle n’était plus, où aucune image de sa mère, de la douleur provoquée par son suicide, ne pouvait venir l’atteindre. Quelques jours avant cet événement, avec Jacques, ils étaient à Belle-Île, où elle relisait les épreuves de son livre sur Yves Klein et Jacques terminait son manuscrit « La peinture et le Mal », ils se sentent, ensemble, « lovés dans ce creux » d’eau et d’air, et si elle sentait la présence de sa mère, c’était sans douleur, et elle pouvait s’endormir. Au matin, elle s’est dit, « Maintenant qu’ils sont tous morts, je n’ai plus à m’inquiéter » : les membres de sa famille, son frère d’abord, puis son père, et enfin sa mère ? A Belle-Île, terre justement détachée du continent, elle s’est pensée « comme une petite planète sortie de l’orbite », « lancée dans une nuit sidérale, sans but, sur une trajectoire sans fin ». Un sentiment océanique, une paix unique, un sentiment de débordement et d’allègement de toute sa personne.
Livre dans lequel on entend l’histoire d’une famille déchirée, ses secrets, avec le père disparaissant périodiquement, avec la mère et son amant, le fils qui s’évadait avec son sac à dos et mourut tôt, la fille Catherine s’engageant dans des chemins de traverse sexuels (et dans son livre « La vie sexuelle de Catherine M., cette fille ne sculpte-elle pas, comme par hasard, son propre corps en œuvre d’art, en se « jetant » dans les mains de tant d’hommes inconnus ou non et même de femmes, sans jamais elle-même se soucier de plaisir), la mort y creusant ses gouffres. C’est Jacques qui est allé refermer la fenêtre que Simone avait ouverte. Simone avait laissé un mot, écrit de manière nerveuse, disant qu’elle s’était empoisonnée « avec des cachets », avant de sauter. Comme si elle s’était donnée du calme, voire du soulagement, avant.
Si Simone, dans ce mot, demandait pardon pour tout ce qu’elle laissait, Catherine s’est dit qu’elle n’avait pas laissé grand-chose, puisqu’elle rejetait la vie elle-même. Catherine était bien jeune pour avoir déjà perdu toute sa famille.
La fille prend conscience qu’elle avait été « la petite fille qui voulait recoller les morceaux », tellement cet écartèlement entre ses parents était douloureux, qui était devenu des va-et-vient d’un hôpital à l’autre, avec leurs morts à peu d’intervalle. Et un suicide, c’est n’en plus finir de dire de quoi elle est morte. Cela a ouvert en la fille une brèche par laquelle, de temps à autre, « passe un mauvais courant d’air ».

Alice Granger


Copyright e-litterature.net
toute reproduction ne peut se faire sans l'autorisation de l'auteur de la Note ET lien avec Exigence: Littérature