Ruminations - Maurice Rollinat
jeudi 12 janvier 2012 par Sébastien Robert

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UNE LECTURE DES RUMINATIONS

Métaphysique et morale chez le dernier Rollinat

La nature agit toujours sur l’homme, parce qu’en elle et par elle, il retrouvera sa destination première, qu’il s’y sent dans la vérité de son être et de son milieu

 

 

 

La nature agit toujours sur l’homme, parce qu’en elle et par elle, il retrouvera sa destination première, qu’il s’y sent dans la vérité de son être et de son milieu.                           

                                   Ruminations, p. 282

 

 

 

 

Dans la dernière partie de son ouvrage sur Maurice Rollinat[1], Régis Miannay écrivait que le volume des Ruminations « rassemble de brèves pensées sur des sujets philosophiques, moraux ou artistiques. » Il ajoute que cet ouvrage montre que Rollinat avait « refusé de s’abandonner, dans les dernières années de sa vie, à un désespoir terrible. » Enfin, les Ruminations démontrent que « le pessimisme de Rollinat ne le conduisait pas, comme on l’a cru parfois, à la faiblesse et à la lâcheté. »

M. Miannay n’en écrit pas davantage, et ne soumet pas de plus larges analyses de cet ouvrage envisagé comme le témoignage d’une solitude riche et forte : il nous laisse donc la liberté d’une découverte de ce volume important dans l’œuvre du poète.

Peu connues, les Ruminations sont pourtant précieuses si l’on veut faire état de la position du poète sur les sujets les plus divers ; souvent des plus importants. Seul Emile Vinchon, dans un petit livre lumineux[2] , convoque largement cet ouvrage afin de thématiser les problèmes métaphysiques et moraux traités par Rollinat. En somme, ce dernier livre de Rollinat est le moins poétique et plus synthétique de son œuvre, ce qui pourrait être la cause de son abandon relatif.

A la lecture des Ruminations, nous sommes frappés de sa proximité avec l’Abîme, publié en 1886. Comme dans ce dernier, Rollinat prend la pause du moraliste et nous livre de subtiles analyses psychomorales, teintées d’un certain pessimisme : les questions de la nature humaine, de la religion et des conduites morales sont envisagées avec sérieux et parfois cynisme.

D’abord, l’ouvrage pourrait apparaître comme un catalogue de pensées éparses : certaines sont esquissées, les mêmes sujets peuvent être traités à divers endroits du livre, repris, analysés. Ce tâtonnement incessant témoigne d’une pensée en mouvement, et de cette attitude proprement réflexive que le pluriel « ruminations » résume à lui seul. Tout se passe comme si Rollinat avait accumulé et rassemblé devant lui, tous les thèmes prêts à être traités et approfondis. Le texte ne contient donc pas de table thématique, ni de classement quelconque.

Il  s’agit donc pour nous de retrouver la trame du livre, en insistant sur deux questions omniprésentes dans les Ruminations : la question métaphysique et la question morale chez le dernier Rollinat qui, tel un sage, « rassemble » ses observations pour nous en livrer la quintessence.

Ainsi, comme une suite à l’hypothèse formulée dans notre article précédent[3] ,  nous tenterons de donner une tenue d’ensemble aux Ruminations, à la lumière de cette double interrogation. En quoi l’ouvrage constitue-t-il le sommet de la pensée de Rollinat ?

                  

I. L’esprit et la matière : affrontement et émergence de l’esprit.

 

Nous pouvons faire un premier constat d’ordre métaphysique, qui est l’existence d’un dualisme accepté par Rollinat : celui de l’âme et du corps. Les Ruminations nous donnent à voir un affrontement continu entre ces deux régions de l’être. Il commence par une relative indépendance du corps :

 

Hélas, on possède la joie que lorsque, simple machine à sensation, on est incapable de la comprendre et conséquemment de la savourer.[4]

 

                 Quel aveu d’échec pour l’esprit ! Selon Rollinat, il n’y a rien d’intellectif dans la joie, ou plutôt, celle-ci perd sa valeur en restant au niveau du sensible. Cette idée de machine à sensations est voisine de ce que pouvait écrire La Mettrie[5], qui identifiait le bonheur à un ensemble de sensations agréables, le « bonheur organique ». Rollinat semble ponctuellement partager cette réduction du psychologique au physiologique.

 

Seulement, Rollinat n’est qu’à moitié convaincu par ce matérialisme, car il déplore les échecs successifs de l’esprit qui n’arrive pas à spiritualiser un corps prisonnier de ses instincts. Le terme « instinct », souvent présent dans les Ruminations, était alors très à la mode, notamment chez Zola. D’ailleurs, Rollinat radicalise ce caractère instinctif de l’être en appelant l’instinct par son nom : la brutalité. Et cette brutalité nous gouverne :

 

Si l’aveugle brutalité régit la matière, elle gouverne aussi bien les êtres. Ainsi que tant d’hommes dans le monde, tant de choses dans la nature m’ont habitué à leurs mauvais procédés, que je n’attache pas plus d’importance à la grossièreté d’un tel qu’à la surprise d’un bourbier ou à l’agression d’une ronce.[6]

 

                 L’homme et le monde de Rollinat sont atteints du même défaut : un manque de douceur ; le monde est anguleux et rude. Mais le poète ne renonce pas à chercher dans le catalogue de ses observations, des moments de grâce où l’esprit égalise la matière ou même, la surpasse. C’est dans la volupté et les moments d’étreinte que Rollinat croit percevoir le plus éphémère et le plus grand au cœur de ce dualisme : « l’œuvre de chair » témoigne d’un combat entre le corps et l’esprit :

 

L’œuvre de  chair est ce que la rendent l’homme et sa complice d’amour : vile pour le découvert et irrévérence bestialité de leur luxure, noble et quasi divine par le respect, le mystère, la poétique, la tendresse et la spiritualité de leur étreinte.[7]

 

                 Il y a un au-delà du corps, un lieu où l’esprit triomphe. Dans ce passage, cela est même manifeste par la forme : la juxtaposition des termes liés au spirituel dénote que ceux-ci ont une valeur supérieure au corps bestial. En somme, la luxure n’est louée que parce qu’elle donne lieu à une transfiguration, à une montée vers l’humanité. Comme Kant, Rollinat pense que l’homme, par ce pouvoir de spiritualisation, sublime la bestialité liée à sa nature. Mais c’est toujours sur fond de vanité que l’esprit gagne de petites victoires, par à-coups, par périodes :

 

L’homme fait souvent oublier sa décrépitude physique par son geste et sa parole, expressions encore vivaces de son esprit resté jeune.[8]

 

                  C’est donc le corps, malgré les tentatives d’enveloppement de l’esprit qui fatalement, reste le plus « vivace » : la mort et la décrépitude qui l’accompagnent lui donne raison.

 

II. La mort et le néant.

 

                  Chez Rollinat, la mort est toujours liée au néant :

 

« Il est perdu ! » dit le médecin, en parlant de son malade. Mais lui aussi, et chacun de nous, hélas ! Nous sommes tous perdus ! Ce n’est qu’une question de temps.[9]

 

                 Il n’y a pas que la solitude qui est un apprentissage de la tombe : la vie elle-même l’est tout autant. Il n’est pas étonnant que la vision directe de la mort par Rollinat – vision qui le hante – soit productrice de son pessimisme. Seulement, ce pessimisme n’est pas uniquement une posture dans laquelle Rollinat pourrait se complaire : c’est aussi un constat. Ce constat, c’est celui d’une mort inscrite dans l’être dont le néant est constitutif :

 

Oui, l’incomplet de la création, l’infirmité terrestre sont indispensables à l’humeur ombrageuse et vacillante de l’âme qui, raisonneuse et téméraire en ses fantaisies d’indifférence, en ses caprices de curiosité […][10]

 

                 Il poursuit avec cette phrase lapidaire :

 

Invisible et impalpable néant, il n’a pour unique habitant que le néant lui-même.[11]

 

                 Et encore :

 

La mort, les ténèbres, l’inconnu, l’inaccessible, l’immobilité, le silence, autant d’éléments unis ou séparés, constitutif du Mystère ![12]

 

                 Et l’âme qui n’arrive pas à se saisir pleinement se perd dans le Vide, pur non-être. Comme Zola, Rollinat considère qu’il existe des faits qui échappent à notre vouloir. Mais alors que Zola attribue cette faiblesse au corps, Rollinat l’attribue à l’âme. Celle-ci n’est pas toujours maîtresse de sa volonté. Malgré elle, le vide la hante, véritable trou d’être en son cœur :

 

L’infini, le vide, le néant sont encore des abîmes où elle descend sa terreur, qu’elle [l’âme] sonde à la mesure de son vertige, qu’elle scrute, imagine et perçoit dans ses songes, mais le Comment, l’origine et le but de sa vie, sa destinée en un mot, voilà le gouffre suprême où sa pensée, sans cesse à reculons, refuse toujours de s’engloutir.[13]

 

                 Ce passage montre que la vigilance de l’âme est faillible : comme un aveu de sa faiblesse, elle attribue ses peurs et ses troubles au non-être. Le rêve, le songe, sont les lieux de cette rencontre avec le néant. Et Rollinat d’expliquer que la pensée refuse le consentement au néant. La vie de l’esprit, c’est refus du vide. Rollinat en conclut alors que l’âme se débat dans les ténèbres, et le poète continue de croire que la pensée se refuse à l’abandon et à l’échec.

 

 

III. L’âme aveugle et la pensée.

 

 

                 Il faut maintenant revenir à la distinction opérée par Rollinat entre l’âme et la pensée. Dans l’Abime, le poète qualifiait la pensée en ces termes :

 

En nous elle plombe et tarit

L’illusion verte qui rit[14]

 

                 Rollinat déplore que la pensée soit l’adversaire de la fantaisie, de l’illusion, du moindre regard naïf que nous pourrions avoir sur le monde. Son excès de rationalité l’agace. D’ailleurs, un propos des Ruminations développe cette vue :

 

La philosophie, la science et l’art sont des choses sociales qui, sans parler du charme ou de l’intérêt qu’elle dégage pour ceux-là seuls qui les cultivent, ne valent que par l’importance conventionnelle qu’on leur attribue : par rapport à la nature, en face de l’espace et du temps, elles n’ont donc pas le droit de mépriser comme elles le font la pure ignorance fruste et naïve, mais voyante et sensible, qui, en se contentant d’être devant l’infini un simple spectateur qui passe, est peut-être la plus grande sagesse de notre pauvre humanité.[15]

 

                 Une certaine rigidité, liée au travail de la pensée, est dénoncée par Rollinat : le poète revalorise de regard naïf du sens commun sur le monde. En ce sens, le poète n’a pas fait que louer cette naïveté dans son recueil paysan[16], mais il l’a aussi plus amplement expliqué ici. Sur le plan de la Nature, le sens commun est capable d’une sensibilité ou d’une intuition tout aussi profonde que la conceptualisation de l’intellectuel.

                 En effet, sur cette question de la sensibilité face au monde, Rollinat encourage même un certain laisser-aller, une sorte de détachement, bon pour la vie de l’esprit :

 

[…] La creusante réflexion, comme la maladie, crée le marasme et l’ennuie du corps. Au contraire, dégageant l’homme de toutes les contraintes de la pensée pour lui donner le libre abandon de ses purs sentiments, instincts et sensations naturels, les grandes joies de sa chair font toujours le bien-être de son esprit, et le bercement de son cœur.[17]

 

                 Mais la pensée n’est qu’une faculté de l’âme ou esprit. Seulement, chez Rollinat, le concept d’âme reste difficile à définir. Cependant, il ne serait pas faux de le considérer non pas au sens de mens, esprit des classiques, mais plutôt au sens de psukhê, le souffle. Elle serait un principe métaphysique ou ensemble de dispositions invisibles. Selon Rollinat, cette âme est « perdue dans sa cécité, occulte à elle-même ». Cette idée, de manière plus sérieuse et radicale, était déjà présente chez Malebranche[18]. C’est donc par impuissance que l’âme reste opaque à elle-même. L’ombre qui l’enveloppe la rend fébrile, la part d’inconnu la fragilise :

 

Tu dis que tu connais le dedans de ton âme ? Présomptueux ![19]

 

                 Ce propos succinct implique et suggère une idée importante : de même qu’il est impossible de percevoir en un même regard l’ensemble son corps, il faut se contenter de scruter avec humilité les parties visibles de son âme. C’est sûrement par cette idée, que la sagesse de Rollinat se fonde.

 

 

IV. La question morale.

 

 

                 Une sagesse rollinatienne se fonderait, sans nul doute, sur une pleine conscience du Bien. Car Rollinat constate et déplore le contraire :

 

Dans ce misérable monde où il n’y a de certain que la mort, il est évident que, si les hommes savaient ce qu’ils font, ils dépenseraient moins de peine pour s’entendre que pour se diviser [] Il faut bien que l’homme soit inconscient du meilleur, puisqu’il accomplit le pire contre sa personne et qu’au lieu de se défendre il s’attaque lui-même.[20]

 

                 La mutilation de l’homme par l’homme inquiète Rollinat : les défauts moraux tels que l’avarice, l’ambition, l’amertume, la jalousie, le soupçon ou encore l’excès, ne sont que les témoignages d’un mal plus grand. Dans les Ruminations, le poète cherche une origine à ce mal : selon lui, la misère du monde procède d’une mort sans cesse présente[21]. Cette présence de l’absence, la hantise du gouffre, presse les hommes vers l’immédiat, la facilité, l’emportement : l’homme est un être inquiet. Le résultat ne peut être qu’un monde misérable. Cependant, il ne faudrait pas voir chez Rollinat de populisme intellectuel : une telle réflexion, sans appel, n’est que le fruit d’une longue maturation, d’une longue succession d’observations. Nous en voulons pour preuve que le poète reprend largement, tout au long de son volume, la question des problèmes moraux au travers de cas particuliers[22].

                 Comme le rappelait Vinchon[23], tout l’effort moral de Rollinat est fondé sur une parole évangélique[24]. L’Amour est un concept cher à Rollinat :

 

L’amour du prochain étant le fondement de tous les devoirs de la conscience, il est évident que, désormais sauvée d’elle-même, s’étant fait une seconde nature d’indulgence et de miséricorde, sans autres ennemies que la maladie et la mort, l’humanité n’aurait plus chez elle ni de pauvres ni de réprouvés, si seulement, dans la mesure de ses efforts, elle accomplissait l’ « aimez-vous les uns les autres » avec autant de rigueur qu’elle en met à ne pas le pratiquer.[25]

 

                 Inquiétants sont les derniers mots de ce passage : la conscience produit le mal avec rigueur. Il y a donc dans le mal, un travail de la raison. Dès lors, nous pourrions supposer que la méfiance de Rollinat envers la raison vient de cette intimité entre le mal et la rigueur. Cela implique une effectuation calculée du mal. Dans cette mesure, Rollinat étire les prémisses de sa morale vers un devoir-être très exigeant, qui est le commandement du Christ. L’axiologie du poète est donc l’exact contraire qu’un pragmatisme naïf : au fondement de toute vie morale, il y a un commandement d’Amour qui interdit de s’abandonner au monde tel qu’il se donne : l’homme se doit, d’exiger le meilleur de lui-même. Or cette morale semble d’emblée vouée à l’échec : elle ne peut être possible que si l’homme participe pleinement du Bien, s’il est conscient de ce qu’est la vraie bonté, de ce qu’est l’amour véritable. Nous pourrions en effet nous demander comment un homme, aussi tourmenté et ignorant que celui de Rollinat, pourrait accéder à cette contemplation du Bien. A ce stade, Rollinat ne nous donne pas la clef d’une telle saisie.

                 Pire encore, le poète croit que chacun  naît bon ou mauvais :

 

Condamner ce malheureux qui, étant né tout à fait mauvais, d’une perversité particulièrement fauve [] Mais vous devriez l’excuser, presque l’absoudre, vous, qui, venu au monde, plutôt bon, raffiné [][26]

 

                 Pourtant, il n’y a pas de véritable fatalité. Dans ce même passage, le poète demande aux individus nés « bons » d’excuser les « mauvais », dans l’exacte mesure où ceux-là ressentent « parfois comme un vertige du mal » où ils endurent « le tournis de tentations si abominables, de pensées si monstrueusement criminelles que, pris alors dans des sueurs de l’âme et du frissonnement de l’esprit », ils se cramponnent à leur « conscience, en ayant peur [d’eux] même. »[27] Ainsi la vie donne le loisir de s’améliorer, en découvrant sa véritable vocation : si l’on en croit Rollinat, la vie en communauté reste supportable si chacun se reconnaît faillible. Il s’agit là d’un premier terrain d’entente, certes négatif, entre les hommes.

                 Si les constats de Rollinat sont sans appels,  il reste chez lui un optimisme paradoxal fondé sur la faiblesse humaine : fort de cette conclusion, la montée morale est permise, la recherche de la bonté est lancée. Ainsi notre poète s’inscrit dans la lignée des moralistes français :

 

Le moraliste ne fera des maximes utiles et justes qu’à la condition d’étudier uniformément l’humanité, sans distinction de caste, de savoir, de fortune, en ayant a priori attribué à tous ses semblables même humeur versatile, même faiblesse et même faillibilité.[28]

 

                 On comprendra que Rollinat se déclare moraliste. D’ailleurs, nous ne manquerons pas de rappeler que la faiblesse humaine comme postulat moral n’est pas nouveau, et que Rollinat se fait ici le continuateur d’une telle pensée. Il s’agit en effet d’un topos du XVIIème siècle :

 

Venir à la clarté sans force et sans adresse,

Et n'ayant fait longtemps que dormir et manger,

Souffrir mille rigueurs d'un secours étranger

Pour quitter l'ignorance en quittant la faiblesse :

 

Après, servir longtemps une ingrate Maîtresse

Qu'on ne peut acquérir, qu'on ne peut obliger ;

Ou qui d'un naturel inconstant et léger,

Donne fort peu de joie et beaucoup de tristesse.

 

Cabaler dans la Cour ; puis devenu grison,

Se retirant du bruit, attendre en sa maison

Ce qu'ont nos derniers ans de maux inévitables,

 

 

C'est l'heureux sort de l'homme. Ô misérable sort !

Tous ces attachements sont-ils considérables,

Pour aimer tant la vie et craindre tant la mort ?[29]

 

                 Le poète François de Tristan L’Hermite comme La Rochefoucauld ou encore La Bruyère, s’attachèrent à postuler cette faiblesse au fondement même de la vie humaine.

 

Si nous sommes tous affaiblis par le travail du temps, le sage est alors celui que ne semble pas y succomber, du moins en pensée :

 

Au contraire, le sage remonte, pour ainsi dire, le cours du temps, en ranimant dans son présent paisible, par le pieux élancement de son âme chercheusement évocatrice, avidement souveneuse, visionnaire à reculons, tout le vécu particulier, tout le détail de son passé vénérable.[30]

 

                 Le sage est, contrairement au sens commun, celui qui vit sous son propre regard : il rassemble son passé qu’il spiritualise, pour le rendre enrichissant et vivant. Contrairement à ce qu’évoque le sonnet de L’Hermite, le temps est pour lui une ressource, car celui-ci se convertit en enseignement. Pour ainsi dire, le sage se donne à lui-même son salut.

 

 

V. Christianisme et comédie religieuse : l’importance du message christique.

 

                 L’Amour comme principe moral n’est donc pas sans rapport avec le message évangélique. Mais Rollinat, dès le début des Ruminations, jette les bases d’une position très personnelle, qui mêle ensemble amour humain et amour divin par le biais du corps. Cette puissance de l’esprit qui est de spiritualiser l’acte de chair, fascine le poète :

 

L’Amour est le chef-d’œuvre de la nature, puisque, non moins délectable que glorieux, il n’est jamais l’agent de la création qu’à travers le ravissement des êtres, vengés ainsi de l’éternité de la mort par chaque retour de volupté qui les redivinise une seconde.[31]

 

                 Seulement, le ravissement des êtres n’est pas le seul véhicule de l’Amour. Plus loin dans les Ruminations, Rollinat en vient à la question de l’Amour au plan moral, dans le sillon du message christique. Pour Rollinat, le « bon prêtre » est le porteur de ce message :

 

Le bon prêtre, c’est-à-dire le Christ en moins sublime, n’agissant et ne pensant que d’après Jésus lui-même, est d’autant plus vénérable que la plupart de ses confrères, soit aveuglément, soit en pleine connaissance de cause, faussent davantage l’application de l’enseignement qu’ils professent. L’intuitif du bien ne confond pas cet homme édifiant, de si haut sacerdoce, avec les autres prêtres dont il est, pour la conscience humaine, le consolant antagoniste et l’indemnisant contradicteur. Le clairvoyant de la vérité sait que celui-là qui a l’esprit pur, le cœur indulgent et pardonneur sans réserve, l’âme ouverte comme sa bourse, se sent mal à l’aise avec ses coupables collègues, hypocrites de la vertu et comédiens de la charité ; ils se dit que, trop sincère pour les fréquenter, il ne fait que les subir, en les plaignant d’être si mauvais, et que s’il ne les condamne jamais devant personne, il désavoue leur confraternité pour lui seul, dans toute la discrétion de sa miséricorde.[32]

 

                 Il existe une intuition du Bien, ce que semble souligner Rollinat, et les serviteurs de Dieu ne manquent pas de se diviser en pensée. En effet, le bon prêtre doit suivre les paroles du Christ et réellement les vivre, ce qui est contraire à la comédie religieuse effectuée par d’autres prêtres dénoncés par le poète. Dans ce long passage, Rollinat souligne un vice important du ministère des prêtres et, par extension, du monde religieux (officiants et pratiquants) : l’intervalle entre la pensée et l’action. Nul n’est « hypocrite » ou « comédien » s’il est attaché, en pensée, à la vérité et au Bien.

                 Habité par l’égoïsme, l’homme se bat contre lui-même : faire œuvre de charité ou d’indulgence demande un effort que certains, malheureusement, limitent aux gestes des cérémonies. Cet apparat qui semble inessentiel à Rollinat, devient le malheur de la religion. Les prêtres, que Rollinat dénonce, se retrouvent à la place des pharisiens à qui le Christ reprochait de nettoyer « le dehors de la coupe et du plat »[33]. Et Rollinat de rappeler le vrai message du christianisme :

 

Le christianisme, selon Jésus, et rien que par Jésus, repose entièrement sur l’aimez-vous les uns les autres, et n’a d’autre raison d’être que la tendre et militante prédication de cette unique maxime, incomparablement sublime entre les plus élevées, puisqu’elle exprime à elle seule tout le devoir et toute les consolation de l’humanité.[34]

 

Plus loin, il poursuit :

 

Au contraire, pratiquer consciemment, en toute lumineuse et parfaite sincérité de son être, cette religion si maternellement humaine, c’est posséder un réconfort contre sa faiblesse, une arme contre les mauvais penchants, un talisman spirituel qui, en vous empêchant d’être pire, vous achemine à devenir meilleur [][35]

 

                 Ainsi la morale de Rollinat s’épanouit en morale religieuse. Le moyen qui nous manquait pour accéder au Bien est ici donné : suivre l’enseignement du Christ. Les mots louangeurs de Rollinat, envers le message christique, ne laisse pas de place au doute : le « talisman spirituel » laissé par Jésus, s’il est scrupuleusement suivi, devrait nous permettre de limiter l’exercice du mal. Pour le poète, ce message nous corrige et nous purifie :

 

Comprise et exercée de la sorte, la religion chrétienne n’est plus une institution sociale dont tirent parti la force et la richesse, le despotisme et le mensonge : écrémant l’instinctif de l’homme pour lui en laisser le meilleur et le plus salutairement profitable, elle le purifie et le consacre dans la bonne simplicité de la nature qu’elle corrige pieusement, qu’elle réforme de son influence, et dont elle devient ainsi, en plus discernant, en plus sage, le Mentor complice, l’âme sensible, et la conscience fraternelle.[36]

 

                 Rollinat plaide pour un exercice particulier de la religion chrétienne, débarrassé de la comédie religieuse dénoncée plus haut. C’est alors qu’il devient alors difficile de juger des réflexions du poète presque contradictoires :

 

Alors que tant de gens ne se dévouent pour les autres qu’à la condition d’une récompense éternelle, ne croire qu’au néant et s’immoler pour ses semblables, c’est un désintéressement qui vous écrase de sa grandeur, et, à lui seul, établit dans la nature la défaite des religions et le triomphe de la conscience humaine.[37]

 

                 A la lecture de ces lignes, deux interprétations sont possibles. La première se concentre autour de la démarche de charité ; Rollinat déplore qu’autrui soit un moyen et non une fin : autant choisir le néant pour s’assurer d’un réel désintéressement. La seconde interprétation serait s’envisager ce passage comme un trait d’ironie, car nous savons que Rollinat se méfie de la conscience.

                 Derechef, une autre contradiction subsiste : alors que Rollinat loue l'enseignement du Fils, il nie l'existence du Père :

 

     S'il existait, il n'est pas possible que Dieu, soucieux de sa créature, et devant se glorifier en elle, laissât s'accomplir toutes les horreurs des catastrophes et de l'hérédité qu'un simple mortel empêcherait, s'il en avait le pouvoir.

 

                 Pour le poète, la présence du Mal semble exclure l'existence de Dieu : cela implique que Rollinat pense un Dieu interventionniste, ne s'étant pas pleinement retiré du monde. Nous pouvons alors nous demander si le poète n'attend pas un nouveau déluge ! En ne pensant pas la question de Dieu dans sa complexité[38], Rollinat tire une conclusion simple : si le Mal prolifère alors Dieu n'existe pas.

                 A ce stade, il serait légitime de conclure sur la position de Rollinat qui, en vérité, est plus morale que religieuse : il ne croit pas en Dieu par le Christ mais loue les actions du Christ  sans qu'il soit nécessaire de s'élever au plan religieux. Le Christ est pour lui un maître de sagesse[39]. C'est alors que Dieu, Lui, devient « l'éternel gloire de l'amour et de la fécondité »[40] et disparaît, remplacé par la Nature :

 

      De toutes les formes existantes, celle qui se retrouve le plus dans presque toutes les choses de la création, particulièrement dans les fleurs, les plantes et les écorces, c'est sans contredit celle des organes génitaux de la femelle, comme si, par cette profusion de voluptueux rappels de la grande étreinte prolifique, la nature voulait célébrer partout jusqu'au tréfond des solitudes, l'éternelle gloire de l'amour et de la fécondité.[41]

 

 

Comme nous l'avons vu, il est difficile de saisir avec certitude la plupart des positions morales et religieuses de Rollinat. Les contradictions du texte rendent la tâche rude : nous avons donc tenté de présenter avec cohérence, les caractéristiques et la possibilité d'une morale chez ce poète. Quant à la question religieuse, elle n'est guère traitée par Rollinat dans sa complexité : le Christ est un messager sans Père, et il doit être un maître de sagesse. La christologie de Rollinat reste sommaire mais essentielle si l'on veut comprendre son rapport honnête au christianisme, débarrassé de la menace pharisienne. Mais une chose est certaine : Rollinat est un moraliste qui, conscient de l'inconstance humaine comme de l'inconstance de la nature, cherche à tout prix le moyen de maintenir une certaine tristesse tranquille et placide: « le ciel et le visage humain s'appareillent dans la mélancolie. En phase triste, ils s'altèrent et blêmissent tous deux, ont également des passées d'ombres et de nuages, et après que le chagrin qui les travaille a couvé leur stupeur dans on ne sait quelle morne attente, chez l'un, il s'épanche en pluie, comme chez l'autre il se résout en larme. »[42]           

                 

                                  

 

 

 

 


[1] Régis Miannay, Maurice Rollinat, poète et musicien du fantastique, Châteauroux, Badel, 1981, p. 550

[2] Emile Vinchon, La philosophie de Maurice Rollinat, Paris, Jouve, 1929.

[3] Cf. Bulletin de la Société des Amis de Maurice Rollinat, 2006.

[4] Ruminations (notées R), Paris, Charpentier, 1904, p. 6

[5] La Mettrie, Œuvres complètes, II, Sur le bonheur, Paris, Tutot, 1796, p. 148

[6] R, p. 179

[7] R, p. 177.

[8] R, p. 153.

[9] R, p. 115.

[10] R, p. 2.

[11] R, p. 4.

[12] Ibid.

[13] R, p. 5.

[14] L’Abime, « La pensée », p. 7.

[15] R, p. 267-268.

[16] Cf. Paysages et paysans.

[17] R, p. 268.

[18] Malebranche, De la recherche de la vérité, XII : « L’âme est donc si aveugle, qu’elle se méconnaît elle-même ».

[19] R, p. 177.

[20] R, p. 88.

[21] Ibid.

[22] Par exemple aux pages 113, 121, 132, 156, 157 dans lesquelles Rollinat traite de la bonté, la joie ou encore la sincérité, thème auquel il semble attacher de l’importance.

[23] Vinchon, La philosophie de Maurice Rollinat, Paris, Jouve, 1929.

[24] « Mon commandement, le voici : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que veut faire son maître ; maintenant, je vous appelle mes amis, car tout ce que j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître. Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis et établis afin que vous partiez, que vous donniez du fruit, et que votre fruit demeure. Alors, tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous l'accordera. Ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres. », Evangile selon Saint Jean, 15, 9-17.

[25] R, p. 82.

[26] R, p. 105.

[27] R, p. 105-106.

[28] R, p. 112.

[29] Tristan l’Hermite, « Misère de l’homme du monde »,

[30] R, p. 243.

[31] R, p. 6.

[32] R, p. 65-66.

[33] « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, et qu'au dedans, vous êtes pleins de rapines et d'impureté ». Evangile selon Saint Matthieu, 23, 25.

[34] R, p. 125. (C’est nous qui soulignons)

[35] R, p. 126.

[36]  R, p. 127.

[37] R, p. 42.

[38] Notamment une réflexion sur la notion d’alliance entre Dieu et les hommes, ou encore autour de l’absence ou de la présence de Dieu.

[39] Il nous semble que Rollinat se rapproche de Vigny (« Le Mont des oliviers » in Les Destinées, 1864) en insistant sur l’humanité du Christ.

[40] R, p. 154.

[41] Ibid.

[42] R, p. 176.


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