La vérité sur la comtesse Berdaiev, Jean-Marie Rouart

Editions Gallimard, 2018

vendredi 1er juin 2018 par Alice Granger

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Sans aucun doute Jean-Marie Rouart excelle à écrire les liens troubles entre le sexe et le pouvoir. Dans ce roman, il imagine que c’est en montant en épingle une affaire de mœurs que le Général, en 1958, réussit à se faire élire président de la République en éliminant son seul adversaire sérieux (le roman exploite librement le scandale des Ballets roses), le président de la chambre des députés Marchandeau !

Face au pouvoir sous toutes ses facettes, qui promet des avantages en échange, il y a une disponibilité des femmes, à condition qu’elles soient très belles, ou très jeunes, ou bien sûr influentes, voire installées mais esseulées dans leur quotidien doré. Et il y a l’avidité sexuelle masculine, qui peut user du pouvoir pour se satisfaire librement et infiniment, contre un rôle qui garde quelque chose de la protection paternelle et de la jouissance de se voir dans le miroir muni d’un si puissant phallus. Toujours, même la plus belle des comtesses reste une petite fille à installer, et le prix à payer est de se mettre à la disposition du plus offrant. Et peut-on réussir autrement au cinéma, dans l’art, qu’en plaisant à un protecteur influent ? Les hommes de pouvoir peuvent compter, pour se distraire et pour s’échapper de la routine conjugale, ainsi que pour un faire-valoir mondain où les mâles entrent en compétition, sur cette réserve de belles femmes, sur celles qui ont besoin de retrouver une installation à la hauteur de celle perdue. Ils peuvent aussi compter sur celles qui rêvent de se faire connaître comme artiste, et sur les ambitieuses pour elles-mêmes ou pour leurs maris. Bref, le roman laisse percevoir cette réserve de belles femmes, dont la plus belle est la comtesse Berdaiev, tout en faisant entrevoir que dans l’affaire, ce n’est pas toujours le plaisir, et encore moins l’amour, qui pousse ces femmes à se mettre à disposition des hommes puissants, un peu comme dans un libre service spécial !

La comtesse Berdaiev, très belle aristocrate russe, a émigré en France après la révolution de 1917 qui a ruinée sa famille. Munie de son éducation aristocratique et de sa grande beauté comme d’armes infaillibles, elle a pu facilement s’offrir à l’homme de pouvoir, le président du conseil Marchandeau, afin qu’il lui fasse retrouver, tel un père, mais bien sûr de manière fragile, son train de vie russe, en la faisant connaître comme artiste peintre, et en l’installant dans un magnifique appartement donnant sur le parc Monceau « tellement chic, tellement bon genre » ! C’est l’Etat qui permet au président Marchandeau « de subvenir à l’entretien sur un grand pied d’une délicieuse maîtresse : cet appartement de la rue Murillo, propriété de la Ville de Paris », lui a été alloué au titre d’ancien résistant pour abriter une association d’aide aux veuves de la Résistance. Quant aux meubles que la comtesse Berdaiev a choisis évidemment avec tant de goût, ils proviennent tout droit du Mobilier national, où font leurs emplettes les grands serviteurs de l’Etat. Bon, on est encore dans une monarchie ?…. Jean-Marie Rouart fait cependant une petite remarque : « Le privilège de plaire, de susciter une ardente convoitise, ne lui apparaissait plus comme un agréable atout mais comme une fatalité. ». Voilà ! La comtesse Berdaiev s’amuse « à se soustraire aux sollicitions de ses admirateurs ». Elle est très consciente de l’avidité sexuelle masculine en toute liberté là où il y a du pouvoir notamment, bien sûr ça l’arrange d’exploiter « l’idée de lit » que sa beauté, tant qu’elle est encore là dans toute sa splendeur, fait surgir chez les prédateurs mâles qui se présentent avec leur pouvoir ! Mais le roman montre justement ce que cela lui coûte ! Parce que la comtesse russe exilée avait en elle l’impératif de retrouver coûte que coûte son installation en Russie avant la révolution de 1917, parce que, on l’imagine, cela lui était insupportable de se voir telle une petite fille ruinée sans la protection puissante d’un père, elle a sacrifié son histoire d’amour avec Eric, qui ressemble tellement à Anton, le frère jumeau mort dans la Résistance ! Elle a juste vécu avec lui une inoubliable idylle à Ibiza, au temps où elle était actrice. Ensuite l’impératif d’être installée par un homme plus influent a primé ! Elle était justement sur cette île des Baléares parce qu’elle avait suivi un producteur qui lui promettait un rôle évidemment… Elle n’avait pas eu ce rôle, parce que le soir où elle lui céda, celui-ci connut la honte de l’impuissance et l’accusa d’être responsable de cette défaillance… ! Cet Eric tellement aimé mais sacrifié, désormais journaliste reconnu, elle préfère bizarrement le pousser dans les bras d’une autre jolie femme, Leonora Drago, une belle Hongroise mariée à un prince italien… tout ceci évidemment faisant exploser le cadre ennuyeux de deux mariages, celui d’Eric et celui de la jolie femme… !

La comtesse Berdaiev, Jean-Marie Rouart nous la décrit en train de jouir de son luxueux appartement, mais un peu plus loin la montre aussi au bord des larmes devant la déchéance du statut social de sa mère ! Fragilité du statut de ces femmes, lorsque leur beauté et leur jeunesse s’en allant, elles ne sont plus cotées sur le « marché » ! D’autant plus que cette mère, la princesse Oborov, n’a plus de nouvelle de son ami russe, l’ataman Margenski, un ancien militaire, qui l’avait pendant trente ans « aidée à affronter le dénuement et la solitude ». Celui-ci était persuadé que le pouvoir soviétique n’était qu’un mensonge, « grotesque et sanglant, qui réveillait les pires instincts du peuple russe, une barbarie cachée sous une mince pellicule de civilisation ». L’ataman Margenski s’était fait le greffier « des crimes commis par les Soviets », tandis qu’il était ingénieur chez Renault. Et il se demandait pourquoi les Français et surtout leur gouvernement « si soucieux de légalité et de liberté » étaient à ce point aveugles sur les crimes de Moscou. Son dernier combat fut de montrer les compromissions du gouvernement français avec les Soviets ! Bien sûr, tandis qu’il avait monté un dossier, il reçut menaces et intimidations. Mais son combat pour la vérité primait ! Il disparut alors qu’il devait, lors d’un rendez-vous à la Coupole avec un émissaire de l’ONU, remettre des documents officiels. La découverte en province de son cadavre plusieurs mois après ne donna lieu à aucune enquête, la version évidente étant le suicide, bien sûr, secret d’Etat oblige ! Par cette disparition, Jean-Marie Rouart, dans son roman, nous donne un avant-goût de ce qui se passe dans les zones troubles du pouvoir !

Alors, pour commencer, comme elle est magnifiquement installée, cette si excitante comtesse, qui est la maîtresse du président du conseil Marchandeau, qui a le malheur de prétendre succéder au président Coty aux prochaines élections présidentielles ! Salle à manger Empire, meubles Boulle, bureau Mazarin, tableaux représentant des personnalités. « Elle éprouvait une véritable jouissance à être elle-même au cœur d’une comédie sociale huppée qui lui restituait un statut qu’on lui avait volé. A Saint-Pétersbourg, ce devait être ainsi avant, dans la maison princière de son père » ! Et voilà ! Le président Marchandeau devait son succès auprès de la comtesse au fait que son pouvoir restituait à cette très belle femme l’installation que lui aurait assurée son père si la révolution russe n’avait pas eu lieu. Femme restant une mineure !

Ensuite, entre en scène une adolescente, parce que cela manquerait au tableau de l’avidité sexuelle en liberté, cet accès à de la chair très fraîche ! Claudine Dumez ! Elle s’est fait prendre en train de voler de la lingerie fine au Bon Marché, et a planté un tournevis dans la poitrine du vigile ! La voici dans le bureau du commissaire. On pressent que cette fille arrogante, qui n’a pas froid aux yeux, sera la proie idéale pour figurer dans le casting d’une partie fine organisée de très haut mais du côté de l’ombre pour piéger l’homme politique dont l’ambition gêne le général ! Le commissaire n’est pas insensible aux charmes de l’adolescente, bien sûr ! Mais il se retient. Il a bien fait, car Claudine sort une carte, en disant d’appeler ce monsieur en cas de besoin. C’est la carte de visite du président Marchandeau ! Soucieux de sa carrière, et se souvenant que lors de l’affaire de la disparition de l’ataman Margenski le procureur avait freiné toute velléité d’enquête, le commissaire se demande si là aussi il faudra fermer les yeux, au cas où ce serait à nouveau une affaire trouble d’Etat. Il se contente de reluquer les fesses de la fille lorsqu’elle s’en va…

Le président Marchandeau, comme un signe prémonitoire de sa perte de pouvoir, sent qu’il peut de plus en plus difficilement satisfaire son désir sexuel avec sa belle aristocrate, que tout le monde lui envie, et alors qu’elle est évidemment « douée d’une grande expertise en matière amoureuse ». Le tableau tourne de manière parfaitement maîtrisée sous la plume talentueuse de Jean-Marie Rouart.

Eric le journaliste politique va chez la comtesse Berdaiev, qui organise la rencontre avec la très belle Leonora, qui doit s’ennuyer avec son riche mari, maintenant qu’il a assuré son installation matérielle et sociale. Eric est présenté par Jean-Marie Rouart comme un homme à l’apparence bohème, artiste aux ambitions déçues, mais dont les charmes plaisent « auprès des femmes toujours en quête de romantisme » ! Voilà, lorsque ce n’est pas une figure puissante de père, les femmes recherchent le prince charmant qu’échouent à être leurs maris… Leur insatisfaction en matière de prince charmant, au plus profond de l’ennui conjugal qui, en tout cas, les a installées, laisse toutes ses chances à un homme tel que Eric, « particulièrement inflammable sur le chapitre des femmes », mais sachant bien que « de prétendues merveilles se muent en citrouilles, tant de fruits présentés comme délectables se révèlent aussi insipides que des concombres » ! Tout de suite, c’est l’émoi réciproque entre Leonora et Eric. Et, de cette manière désinvolte qu’ont les « belles femmes riches qui ne peuvent imaginer qu’on ne passe pas autrement ses après-midis », elle lui donne en partant un rendez-vous pour le lendemain ! Voilà, c’est si simple.

Claudine, l’adolescente qui avait volé la lingerie, arrive chez le photographe Bob Hollander ( on se demande ce qui a inspiré à Jean-Marie Rouart le choix de ce nom pour un homme qui sait saisir les plaisirs de la vie…), qui est en fait un indic, sans doute à la suite d’une affaire de mœurs. Un beau gosse, qui sait « comme personne donner du piquant à la vie » et on imagine bien que ça peut servir aux personnages influents qui en ont besoin… En tout cas, il a des relations dans les milieux les plus chics « comme la comtesse Berdaiev, le président Marchandeau, des acteurs célèbres, des grands pontes de la médecine, des affairistes, des financiers, voire des gens qui trafiquent dans l’industrie des films pornographiques. Il est même copain avec… un policier des Renseignements généraux ! La comtesse le connaissait parce qu’elle avait fréquenté son studio. Il savait rester discret à propos des soirées galantes qu’il fréquentait, et aussi, on le devine, la comtesse ! Le photographe emmène dîner Claudine ! Après, ils feront un câlin ! Pour l’adolescente, le photographe est évidemment un homme de pouvoir auquel elle doit céder si elle veut réussir son ambition… Mais là, elle est dans la gueule du loup… Bon, si c’est pour avancer, elle peut trouver avantage à être le pion qu’on placera sur l’échiquier afin de faire échec et mat au président Marchandeau. Le roman de Jean-Marie Rouart avance comme un roman policier !

Finalement, le commissaire téléphone au procureur Mabin, dont on ne sait pas vraiment le rôle dans le classement de l’affaire de la disparition de l’ataman Margenski… En tout cas, le provincial commissaire se sent mal à l’aise avec le procureur, qui lui fait sentir le « fossé social et culturel qui sépare les nouveaux venus de province des Parisiens de souche » ! Toujours une question de jeu de pouvoir ! Finalement, le commissaire fait état du nom Marchandeau qui est apparu dans l’affaire de la petite voleuse de lingerie, passant par-dessus le fait qu’il s’était fait mal voir en insistant un peu pour prendre au sérieux l’affaire de la disparition. Le nom du président Marchandeau fait sursauter le procureur, qui dit ensuite très vite qu’il ne faut pas ébruiter l’affaire. Mais nous devinons que l’hameçon est trouvé ! « Exactement comme les chiens de chasse à courre à laquelle il participait régulièrement quand ils sentent la présence du cerf » ! Ce procureur « avait fait un beau mariage avec la descendante d’un maréchal d’Empire... » ! Mésalliance qui faisait que ce tyran était terrorisé par son beau-père. Un snob au fort complexe d’infériorité sociale…

La comtesse Kouraguine, amie de la mère de la comtesse Berdaiev, donne un aperçu de l’aristocratie russe qui avait dû s’exiler en 1917. On sent chez Jean-Marie Rouart un vrai plaisir à en parler, presque un plaisir de peintre ! « Sa famille possédait un des plus beaux palais de Saint-Pétersbourg. Elle était alliée à toute l’aristocratie russe et balte » ! Un enfant écoutant le conte de fée dans les palais est fasciné ! « La comtesse avait conservé de son ancien statut une arrogance suprême, des accents impératifs, qui donnaient l’impression qu’elle ravalait son entourage au rang de domestiques. Elle réclamait d’eux une servilité absolue. » Cela évoque aussi les caprices d’une enfant gâtée ! La comtesse Kouraguine a perdu son fils Vassili, il a disparu dans la Vistule, et on ignore s’il est « mort au combat ou avait-il connu une mort ignominieuse après avoir été livré aux Soviets » ! La princesse Oborov, mère de la comtesse Berdaiev, a perdu, elle, Anton. Vassili et Anton avaient été très amis même lorsqu’ils avaient pris des directions opposées sous l’Occupation. Vassili a cru que les Allemands pouvaient libérer la Russie du joug soviétique, et Anton s’est converti à la France et à la Résistance. Anton est le frère jumeau de la comtesse Berdaiev.

Le Général, quant à lui, « Entré dans l’Histoire, il ne parvenait plus à en sortir » ! On le sent, bien que déjà humilié par la vieillesse, en train de penser à « son destin d’une portée immense » ! Il est sur le point de partir pour Alger !

Le président Marchandeau a des rapports étranges avec le photographe Bob Hollander. Ils appartiennent à deux mondes qui, habituellement, ne se rencontrent pas. En fait, Bob Hollander vit par procuration « l’existence libre et libertine qu’il aurait aimé vivre s’il n’avait pas été enchaîné à ses hautes responsabilités » et s’il n’avait pas « d’épouse geignarde à la maison ». Photographe, c’était la meilleure profession « qui soit pour exploiter la faiblesse des femmes : toutes rêvent d’être mannequin, actrice… ». Le photographe lui parle de « la perversité de certaines femmes qui posaient pour lui ».. Ce photographe lui a présenté la comtesse Berdaiev ! Petite artiste peintre pas encore très cotée, qui aura beaucoup plus de succès en devenant la maîtresse du président Marchandeau… ! A l’une de ses expositions, le tout Paris est là, et les compliments adressés à la comtesse devaient surtout plaire au président de l’Assemblée ! Son succès ne s’expliquait pas entièrement par son talent artistique ! Tout ceux qui avaient un service à demander, un passe-droit, un amendement législatif, devaient passer par l’achat d’une oeuvre de la comtesse ! Autant dire que le succès de l’exposition dans le tout Paris mondain, du pouvoir, des affaires, de l’art, de l’industrie, était autant celui du président Marchandeau que celui de l’artiste ! Au cours de l’exposition, des paroles courent sur sa possible candidature à l’élection présidentielle… Et ce n’est sûrement pas le fait d’avoir cette aristocratique et très belle maîtresse qui sera un obstacle !

La comtesse Berdaiev, en vérité, n’est pas dupe de son succès. Elle est très lucide, elle ne possède rien, elle reste une émigrée qui a tout perdu, son installation est fragile, ce n’est pas son art qu’on applaudit, « mais sa personnalité factice, mondaine, qu’elle avait si habilement mise en scène » ! Dans ce monde du pouvoir, le regard sur les femmes est en vérité très brutal. Elle se rend compte que le rêve qu’elle a en matière de carrière artistique est trahi, seulement fonctionnel par rapport aux jeux du pouvoir. Elle n’est pas vraiment prise au sérieux ! Mais c’est aussi de sa faute ! Elle a pris le chemin de la facilité ! Elle devait gagner facilement de l’argent, pour elle, pour sa mère ! Sa peinture, toujours des œuvres commandées et qui doivent plaire, pleines de sucreries mondaines, ressemble à de la prostitution ! « Et cette évidence lui enfonçait un poignard dans le cœur » ! Comment ils disent, déjà, tous ces hommes de pouvoir et libertins ? Qu’ils aiment les femmes, surtout les plus belles, celles qui sont un atout dans les duels du pouvoir ? Ah oui, ils les aiment ? Vraiment ? La comtesse est triste en pensant qu’elle a en vérité trahi son rêve de devenir une vraie artiste, et aussi en sacrifiant son amour pour Eric, le journaliste politique ! Elle paie cher cette sorte de prostitution de luxe qu’elle a préférée !

Eric s’envole pour Alger en tant que journaliste politique. A Alger, le destin de la France et aussi du Général est en train de se jouer. La comtesse Berdaiev, elle, a rendez-vous avec le photographe Bob Hollander. Elle est dans un état vulnérable, ayant réalisé en même temps son échec artistique et la perte de son amour pour Eric qui ressemble tant à son frère jumeau perdu ! Cet état vulnérable, nous lecteur sentons que c’est ce qui va la jeter dans le désir trouble de se prêter à une partie fine, comme on se jette dans le gouffre ! Avec Bob Hollander, c’est seulement le plaisir. Elle se méfie de lui, mais sait parfaitement à quoi s’en tenir ! Il vit dans les eaux boueuses mais, comme l’anguille, sait s’enfuir à la moindre menace ! La comtesse avait construit sa gloire sous l’Occupation. Rencontre avec Balanciaga dont elle devient le mannequin vedette courtisée par les hommes riches, puis elle fait ses début au cinéma, dînant par exemple avec André Masson… Dans un restaurant russe, elle rencontre le comte Berdaiev, qui l’épouse, mais... pour se faire entretenir ! Sous l’Occupation, le cinéma connaît l’essor, grâce à Goebbels ! Quittant son mari, elle devient la maîtresse d’un Allemand, homme de culture, avec lequel elle peut mener la belle vie. Pas de problème pour les cartes d’approvisionnement ! Et en ce temps-là, tout le monde couchait ! C’était habituel parmi les actrices, les mannequins ! Comme l’écrit Jean-Marie Rouart, « combien avaient cédé à la tentation d’avoir un protecteur ? N’est-ce pas aussi courant en temps de paix ? Comment réussir autrement au cinéma ? » Bon, maintenant il y a « Dénonce ton porc… ! » Heureusement, la comtesse actrice, qui a pris tellement de risque avec un Allemand, s’avise de le tromper avec un homme qui occupe un haut poste dans les usines d’armement de Renault ! Cet homme, pris par la Gestapo, réussit à s’évader, et à témoigner en faveur de la comtesse lorsqu’à la Libération, elle est inquiétée pour ses relations avec l’Ennemi !

Les événements d’Alger, mettant en position de force le Général, font craindre une « dictature ! » si celui-ci prend le pouvoir ! Le président Marchandeau est très inquiet ! « Le président Marchandeau avait le sentiment d’assister à l’écroulement d’un monde... L’opinion flambait pour le Général ». Les pions et les pièces maîtresses avancent sur l’échiquier, Jean-Marie Rouart maîtrise parfaitement son roman policier mettant en scène une mise à mort politique où tous les coups sont permis, par exemple exploitant les penchants intimes talon d’Achille de presque tous les puissants… sauf le prude Général ! Un ami politique prévient discrètement le président Marchandeau, en prenant garde aux éventuels micros, qu’il gêne en haut lieu ! L’étau commence à se resserrer ! Evidemment l’informateur entend être récompensé, si Marchandeau arrive au pouvoir ! Le président Marchandeau, franc-maçon, sait qu’à ce niveau d’ambition, on ne peut plus faire confiance à personne ! Bien que presque exemplaire pendant la Résistance, il tremble qu’une petite faiblesse ne refasse surface et se mette en travers de son ambition présidentielle ! C’est dire s’il ne voit pas venir le coup du bon côté ! Quant au procureur Mabin, tout à son ambition d’obtenir un avancement substantiel de carrière, il tremble que le passé de son illustre beau-père du côté de Vichy ne soit un frein honteux ! Ah comme le pouvoir, qui tient tout ce beau monde, peut aussi les torturer de peur !

Comme pour un beau crépuscule, la comtesse Berdaiev revoit Eric dans un restaurant du bois de Boulogne, sur une île. C’est idyllique. « Elle avait l’impression d’être à nouveau aux côtés d’Anton, son jumeau ». Cela a un air de souvenirs anciens qui reviennent aux mourants… La boucle est bouclée… Justement, Eric lui parle de « ses reportages en Algérie, du climat étouffant qui régnait, du risque de guerre civile ». Eric se sent de plus en plus ému par le malheur que la comtesse, et aussi son peuple, masque si bien.

Oh la la ! Un visiteur vient voir le Général à l’Hôtel Matignon. Son nom n’est pas inscrit sur le registre des audiences ! Il représente ce que la politique a de plus sombre, écrit Jean-Marie Rouart ! Le sort de Marchandeau se joue là, entre le Général et le visiteur, qui se comprennent à demi-mot. Il faut juste jouer très finement !

La DS emmène la comtesse Berdaiev, déjà assez alcoolisée, et le président Marchandeau à une bizarre soirée dans une prétentieuse villa de Vaucresson. C’est, évidemment, le photographe Bob Hollander qui avait proposé cette partie fine à la comtesse, car, avait-il dit, le président Marchandeau, angoissé par ses problèmes d’impuissance, voulait connaître une dernière extase… ! La comtesse ne sait plus qui, du beau monde, est à cette soirée d’orgie. Elle sait juste qu’elle a joué à des jeux interdits avec l’adolescente Claudine, en compagnie du photographe Bob Hollander, dont la mine sucrée de maître chanteur ne lui échappe pas… La comtesse, a-t-elle vraiment du plaisir à voir le photographe prendre en levrette la petite Claudine, ou à elle-même, qu’est-ce que cela lui faisait de prendre le sexe de Bob Hollander dans sa bouche ? En tout cas, l’important était l’extase de Marchandeau ! Et, plus importantes encore, les photos ! En tout cas, seule la nécessité, non pas le plaisir, avait poussé la comtesse dans cette partie fine ! D’ailleurs, son cœur n’avait jamais battu pour un seul de ses amants, hormis pour Eric !

La partie est jouée. Le piège s’est refermé. Le procureur reçoit un appel téléphonique de la Chancellerie, l’informant d’une affaire impliquant le président Marchandeau… ! Il faudrait éclaircir la relation entre Marchandeau et la petite voleuse de lingerie, Claudine, adolescente il faut se le rappeler ! Car les coucheries coquines, c’est normal, mais impliquant une adolescente, alors là ! Le procureur ne voit rien venir, il pense toujours que ce n’est rien, ce vol de petites culottes par une adolescente ! Il ne se rend pas compte qu’on est en train de lui mettre la pression ! La partie d’échec est subtile ! Le juge Gosselin, lui, est chargé de l’instruction, mais sait d’instinct que lorsqu’un homme politique est impliqué, il y a des arrières-plans qui échappent... Il le sait bien, comme dans l’affaire de la disparition de l’ataman Margenski ! La déposition de Claudine est somme toute banale, d’autant plus qu’aucune plainte n’a été déposée... Il est juste rêveur en l’entendant trouver normal qu’un homme lui mette son sexe dans la bouche ! Bref, elle ne tient pas à ce que l’affaire soit révélée. Mais le procureur va lui téléphoner pour lui demander de surseoir à son ordonnance de non-lien dans l’affaire de Claudine ! Une plainte inespérée a en effet été déposée ! Un inspecteur des Renseignements généraux, ami de Bob Hollander, avait retrouvé le père de Claudine, qui a par ailleurs des casseroles en matière de contrebande ! Tout en le convaincant de porter plainte, il lui dit qu’il est au courant de ses petits trafics... La comtesse aussi est entendue. Mais elle n’est pas impressionnée par cet homme quelconque, le juge Gosselin. Par contre, c’est lui qui n’est pas indifférent à la beauté inaccessible de la comtesse ! Ensuite, le trouble ne le quittera plus… L’avancement de la procédure, heureusement, l’obligera à la reconvoquer... Il a aussi vu les photos scabreuses... De quoi incendier le petit juge ! Tout à cet incendie sexuel qui pimente sa vie imaginaire, le juge Gosselin se sent des ailes pour réussir à démêler ce qui a amené à la plainte le père de Claudine, le rôle du photographe Bob Hollander surtout, que l’inspecteur des RG convoqué avoue ! Le petit juge rêve de dégonfler « une affaire artificiellement orchestrée », donc frapper celui qui avait organisé la partie fine, Bob Hollander ! Donc, celui-ci devient gênant, en haut lieu, s’il parle... On pressent sa fin annoncée !

Le procureur Mabin est convoqué en haut lieu, où on lui fait comprendre que les inculpations doivent tomber, que cela a trop tardé ! Entre temps, le photographe Bob Hollander disparaît... ! Sa femme de ménage le trouve dans son studio, mort, un sac sur la tête, et une lettre où il explique son suicide… Parce qu’il était impliqué... dans une affaire de mœurs... Il ne gêne plus personne, désormais. Et alors, la presse se déchaîne ! On se demande qui l’a informée, en dehors du commissaire... La véritable cible est bien sûr le président Marchandeau, qui reçoit la foudre sur sa tête. A partir du moment où il décide de ne plus se présenter à l’élection présidentielle, on décide en haut lieu que l’affaire judiciaire n’a plus aucun intérêt. Et le Général est élu président de la République !

La comtesse Berdaiev, qui a eu le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, est inculpée pour outrage aux mœurs et corruption de mineure ! Le personnage de pouvoir qui l’avait installée, promue et protégée, lui-même déchu, ne peut plus rien pour elle ! Elle donne un dernier dîner, un vrai dîner russe. Avec une table luxueuse, des mets exquis, caviar de chez Petrossian, vin d’Ukraine, vodka, Eric bien sûr est là, la femme qu’il aime est éblouissante, lorsque tout le monde est parti, ils font l’amour « avec la même fougue mêlée de mélancolie ». Puis, étrangement, elle lui demande de la quitter. Un peu plus tard, elle se tire une balle en plein cœur. Victime collatérale ! Son erreur avait été de croire que l’homme de pouvoir, tel un père jamais détrôné, n’était pas lui-même très fragile ! Or, dans ce milieu du pouvoir, celui-ci est justement très fragile ! La beauté en somme phallique de la comtesse s’effondre en même temps que le président Marchandeau devient politiquement totalement impuissant !

Evidemment, c’est une fiction… une sorte de roman policier spécial nous faisant pénétrer dans les zones de non droit du pouvoir, ignorées des grands enfants que nous sommes tous, et Jean-Marie Rouart avance de manière millimétrée les pions sur l’échiquier, dans une partie d’échec politique magistrale ! Alors, la vérité sur la comtesse Berdaiev ou bien la vérité de la comtesse Berdaiev ? Car la vérité de la comtesse Berdaiev, pour laquelle elle donne sa vie, c’est que les hommes qui se disent si puissants, en fait cela masque l’impuissance, c’est un pouvoir tellement dépendant, et si menacé dans cet entre soi brutal, qu’à tout moment il peut s’effondrer. La vérité de la comtesse Berdaiev, c’est que même son père, le prince russe, l’avait déjà été, face à la Révolution d’octobre ! Et cette vérité lui fait si peur qu’elle se tue !

Alice Granger Guitard


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