Lettres à Guillaume Apollinaire - Louise de Coligny-Châtillon

Editions Gallimard, 2018

samedi 29 décembre 2018 par Alice Granger

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Les lettres de Lou à Apollinaire sont différentes à partir du 29 mars 1915. Le 28 mars, ils se sont vus pour la dernière fois. Ils ne savent pas qu’ils ne se reverront pas, mais Apollinaire a déjà rencontré Madeleine Pagès dans le train le 2 janvier 1915. Le 29 mars, Lou nous apprend dans sa lettre qu’il ne l’a « pas eue hier physiquement ». La coupure est là : physiquement, alors même qu’ils sont en présence l’un de l’autre ! Les lettres, alors, tentent de maintenir le lien autrement, afin d’avoir la preuve qu’elle n’est pas que… ça ! Instaurer un lien d’amitié, où Lou, en tant que femme, tente d’exister pour le poète en dehors du sexe et en dehors aussi d’une forme qui lui a été complètement dictée par lui. Mais le poète lui laisse-t-il cette chance ?

Les trois lettres qui précèdent sont très libres. Mais la référence à un poème d’Apollinaire écrit pour Lou, qu’il lui a envoyé, éclaire d’un jour nouveau cette liberté. Elle lui fait part en détail de son excitation, écrivant que les vers du poète la « font trembler de désir » et l’obligent à se faire « menotte toute la nuit » ! C’est ce que dit ce poème qui a cet effet-là ! Sa lettre du 5 février évoque ce poème, « Un rêve », où il dit qu’elle est « le petit garçon que tu fouettes si bien » ! Souvent, alors, elle se nomme le petit garçon. Ne dirait-on pas qu’elle est son sexe en érection ? Qu’elle incarne son sexe en érection, qu’elle s’identifie à cette sorte d’addiction adolescente folle, elle est son phallus qu’il a découvert, il joue avec à ne pas pouvoir s’arrêter, ça l’amène au front, où les boulets de l’ennemi explosent si près, où la mort est frôlée chaque jour. Cette guerre meurtrière où il part n’est-elle pas aussi une métaphore de ce sexe adolescent qui, dans la folie de son explosion, donne la sensation de ne pas pouvoir en revenir, que ça prend toute la place, toutes les forces, tous les fantasmes et les rêves. Lorsque Lou écrit qu’elle se fait menotte toute la nuit, elle semble incarner ce sexe d’un homme adolescent qui veut explorer encore et encore la jouissance. Lou incarne avec son corps, avec son sexe, le fantasme du jeune homme qui se masturbe en se masturbant elle-même et le lui écrivant : « je veux être le petit garçon pas sage… je veux que tu fasses tomber mon petit pantalon… ». Et alors « tu taperas si fort… prends de force ce que je te refuse… fouette-moi… humilie-moi ». Sa propre masturbation, à en être « vannée esquintée abrutie… j’étais dans un état pas cochon » semble alors entrer en résonance avec l’esquintage au front… En lisant le poème, « je fermerais les yeux… et ce sera la jouissance complète », mais elle précise avoir « besoin de ton amour ». Ne veut-elle pas avoir du sens, et comment en tant que femme peut-elle en avoir ? C’est l’homme qui le lui définit : « ton regard de maître… le fouet me corrige partout et là surtout où je t’aurai désobéi… Mais tu es le plus fort… Alors tu seras satisfait… infinie vaincue… Je me laisserai faire ». Sa jouissance à elle advient comme le sens qu’elle réussit à avoir en étant la bonne élève, c’est le sens qu’il lui donne, elle, elle n’existe pas d’elle-même. « Je suis toute à toi… terriblement vibrante et passionnée… vaincue par toi » ! Et à la suite de ce jeune poète, elle incarne « le petit garçon » pour tous les autres hommes qui la croisent, « les mains de sales boches qui voudraient me violer… Trois officiers anglais… dont un… qui me regarde profondément… Je viens de jouir sous le regard dominateur de l’Anglais ». Peu à peu, comme pour figer son incarnation du « petit garçon », elle l’ancre dans une situation triangulaire, elle place par ses récits dans les lettres Apollinaire en situation de voyeur. Elle évoque Loulou l’amant attitré, et chaque autre. Comme pour lui prouver le sens qu’elle incarne pour, et par, les hommes. Peut-être cette situation triangulaire, où le poète est voyeur comme un garçon par rapport à papa et maman où celle-ci est « le petit garçon » de papa, joue-t-elle comme la prescription inconsciente orientant ce poète vers une fiancée. Qu’il rencontre effectivement dans le train, le 2 janvier 1915 !

Alors, pressentant quelque chose peut-être parce qu’il ne s’est rien passé entre eux, lors de leur dernière rencontre, elle se sent « triste triste, affreusement triste dans ce Marseille ensoleillé » ! Elle est en perte de sens ! Elle espère que le lien, par les lettres, résistera à la séparation. Et heureusement un « type extraordinaire à côté de moi » : la série longue des hommes de passage qui retiennent au-dessus du gouffre ce sens ! Il faut noter que Lou loge à Paris dans l’appartement d’Apollinaire. Elle reste dans ce temps-là. Cependant, elle refuse que « l’Univers entier connaisse certain vice dont tu parles avec une clarté déconcertante », elle ne veut pas que ce soit « la traînée de poudre » si le poète écrit leur histoire ! « je veux être ta Muse… Mais ne raconte pas notre cher roman » !

Elle s’inquiète du silence d’Apollinaire. Elle entend son absence de sens, si celui qu’elle incarne par Apollinaire tombe ! « le petit Lou qui t’aime tout plein, tout plein… et pour toujours… faut pas être méchant ». A noter, toujours, le masculin : « le petit Lou ». En effet, son sens lui arrive par le masculin, par le « petit garçon » des hommes qui les font chercher une femme sous la main ! « Mais Gui n’est jamais content » ! Car Apollinaire aussi est addict aux lettres, qui lui arrivent au front. Elle lui écrit parfois depuis le pigeonnier du poète, qu’elle habite avec beaucoup de bonheur. Et ses lettres ne manquent pas d’allusion par exemple au « terrible incendie » qu’elle a allumé « dans le cœur d’un beau lieutenant » qui part lui-aussi au front !

Solitude. Sensation de perte de sens. « La vie est si peu jolie, les affections sont si rares… garde moi la tienne ». « La vie agitée que je mène n’est que pour m’étourdir ». Dans ses yeux « un voile de si grande mélancolie ».

Dans cette situation triangulaire, Loulou l’amant attitré, lui aussi au front, écrit également à Apollinaire. Tandis que Lou lui dit qu’elle ira « tout seul » dans son petit pigeonnier ! Elle se voit toujours incarner « le petit garçon » c’est-à-dire le sexe d’Apollinaire, bien sagement rangé dans le « pigeonnier » c’est-à-dire l’appartement que lui prête le poète. Les lettres se font plus affectueuses. « T’adore », tout simplement. « Je t’embrasse sur la bouche mon petit Gui, ça se fait pas entre copains, mais ça ne fait rien ». « Il t’aime beaucoup Toutou ». Et elle, presque maternelle : « Je t’embrasse bien fort mon petit chéri ». Elle est devenue pour lui « la petite fille bien sage », mais qui peut avoir deux flirts à la fois. Elle fait des promenades dans la forêt avec Toutou. Ses lettres semblent orienter la sexualité vers une sorte de vitesse de croisière normalisée. Là encore, plus sage, détachée du poète, par ses récits dans les lettres, elle semble définir la sexualité, après son explosion adolescente addictive : voilà Toutou qui se promène avec elle dans les bois ! Mais un gigolo peut aussi venir le matin. Dans cette perspective si normale, des aventures viennent rendre les choses vivables… ! Par ses lettres au jeune poète, Lou lui dessine un avenir sexuel normal où des aventures paradoxalement assurent la prescription normale ! Oui, « le triste automne commence », malgré « tous ces gigolos qui veulent à tout prix se persuader qu’ils sont heureux » !

Sa mélancolie s’interrompt parce qu’elle tombe amoureuse. D’un lieutenant de cavalerie, qui sans doute lui redonne du sens, puisqu’elle est suspendue au sens venant d’un homme ! Mais Toutou, bien sûr, l’attend « avec une folle impatience ». Toutou, Doudou… Qui l’engueule si elle n’écrit pas assez au poète. Lou et Toutou jouent les parents du poète… Et par ses flirts, dont elle lui parle dans ses lettres, elle fait perdurer son incarnation en sexe excité des hommes, en « petit garçon », une femme ça a ce sens-là. La situation triangulaire est si normalisante. La dernière lettre de Lou, datée du 8 janvier 1916, fait état de l’espacement des lettres du poète. Il a sa fiancée. Tout est dans l’ordre.

Finalement, ces lettres de Lou à Apollinaire sont plutôt celles d’un sevrage qu’elle vit en écrivant, tandis qu’elle a senti lors de leur dernière rencontre qu’il se détachait ! Ce sevrage est scandé à la fois par la compagnie du fidèle Toutou et par les flirts, histoire de bien consolider ce sens que les hommes donnent à la vie d’une femme. Et, lorsque ce sens menace de manquer, c’est pour elle la mélancolie, tant elle ne réussit pas à exister d’elle-même !

Alice Granger Guitard


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