L’écriture ou la vie - Jorge Semprun

Editions Gallimard/folio, 1994

jeudi 2 juillet 2020 par Alice Granger

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Pendant presque deux ans, dans le camp de Buchenwald, Jorge Semprun ne s’était pas vu dans un miroir. Lorsque les soldats des armées alliées arrivent pour libérer le camp, le premier miroir dans lequel il se voit, c’est leur regard d’épouvante en le regardant. Alors que, pendant les deux ans de camp, il vivait entouré de regards fraternels d’autres détenus, enfin ceux qui avaient encore un regard. « Nous partagions cette mort qui s’avançait, obscurcissant leurs yeux, comme un morceau de pain : signe de fraternité ». Et il se demande ce qui en lui intrigue à ce point-là les officiers. Et il pense : « C’est l’horreur de mon regard que révèle le leur, horrifié. Si leurs yeux sont un miroir, enfin, je dois avoir un regard fou, dévasté. » Puis l’odeur de chair brûlée les plonge dans un malaise palpable. Mais ils n’entendent pas le silence des oiseaux dans la forêt qui entoure le camp, parce que la fumée du four crématoire les a chassés.
Dès le début du livre, Jorge Semprun dit son impossibilité de témoigner par quelque chose « où pourrait affleurer la vérité de cet événement ancien, originaire, où flottait l’odeur étrange sur la colline de l’Ettersberg, patrie étrangère où je reviens toujours ». Il lui faudra plusieurs décennies pour arriver à cette vérité, et pouvoir enfin écrire le livre sur ces deux années à Buchenwald, sur l’expérience impossible de la mort, sur le fait d’être resté en vie. Parce qu’il lui manquait un élément à partir duquel écrire.
Cela le faisait presque rire, d’être vivant. Alors qu’il avait une tête à ne pas rire ! Que c’était déplacé. Et il pense que les oiseaux vont peut-être revenir, puisqu’il n’y a plus de fumée qui sort du four. Les soldats qui sont là ne peuvent pas imaginer cette fumée toujours présente, les flammes la nuit, et la voix sourde du S.S. qui les ramenait sans cesse à la réalité de la mort, les arrachant au rêve de la vie. Être vivant, même en rêve, était devenu angoissant.
Dès ce 12 avril 1945, il ne sait pas pourquoi, mais il a un doute sur la possibilité de raconter. Le doute, en voyant le regard d’épouvante des officiers. Regard qui lui gâché cette première matinée libre, croyant être revenu à la vie. « A deviner mon regard dans le miroir du leur, il ne semble pas que je sois au-delà de tant de mort. » Alors, il a la sensation soudaine de ne pas avoir échappé à la mort, mais de l’avoir traversée, et même d’avoir été traversé par elle, de l’avoir en quelque sorte vécue, d’en être revenu transfiguré. Donc, il était un revenant, ce qui fait toujours peur ! En tout cas, il est non seulement sûr d’être vivant, mais, bizarrement, d’être immortel, et qu’il n’y avait plus rien d’autre que de mordre à pleines dents dans la vie. Ceci lui a permis de traverser les dix ans de clandestinité en Espagne, dans la lutte contre la police franquiste. Il se sentit invulnérable. Sans jamais ressentir de sentiment de culpabilité d’être vivant, comme beaucoup de déportés. Il avait choisi la vie, et non pas l’écriture, qui lui semblait l’impossibilité de pouvoir raconter, d’où cette sensation du choix entre l’écriture ou la vie, faute d’une écriture dans laquelle il pourrait commencer par de la vie dans ce camp de la mort. Commencer par ce qui, dans ce camp, avait pour lui fait pencher la balance du côté de la vie, même si le facteur chance était présent.
Avant de lire le témoignage sur la vie dans le camp, l’importance de la fraternité, de la poésie, l’attention de chaque instant aux détails, aux mots, à ce qui a fait tenir, s’organiser, il faut faire un saut jusqu’ à la fin du livre, là où Jorge Semprun nous dit ce qui a fait reprendre du début l’écriture du livre, celui que nous pouvons lire, qu’il n’avait pu commencer que le 11 avril 1987, pour l’interrompre un an après parce qu’il faisait partie du gouvernement de Felipe Gonzalez . C’est un samedi de mars 1992. Il avait été invité à revenir au camp de Buchenwald, quarante-sept-ans après en être sorti, pour un entretien filmé. Jusque-là, il avait toujours refusé de revenir. Il avait eu vingt ans ici, et maintenant les oiseaux étaient revenus. Il est en train de raconter son arrivée au camp, en janvier 1944. Un quadragénaire laconique, admiratif de la précision des souvenirs de Jorge Semprun, les accompagne pendant toute la visite de Buchenwald. Il travaillait déjà à Buchenwald sous le régime antérieur, avant la réunification de l’Allemagne, et est donc probablement un ancien communiste. Mais lorsque Jorge Semprun raconte que, interrogé sur ce qu’il faisait dans la vie par le détenu allemand qui faisait sa fiche à l’entrée dans le camp, afin de décider où il sera mis, il avait dit qu’il était étudiant. Jorge Semprun dit que le détenu allemand avait écrit « Student », sur la fiche. Mais soudain, le quadragénaire a corrigé : « Non… il n’a pas écrit ça… mais tout autre chose ! » Sachant que Jorge Semprun allait venir, dont il avait déjà lu le livre « Quel beau dimanche » où il avait commencé à faire allusion à cet épisode, il avait recherché cette fameuse fiche de janvier 1944. Car « Vous le savez, les Allemands aiment l’ordre ! J’ai donc retrouvé votre fiche, telle qu’elle a été établie la nuit de votre arrivée » ! Et il lui donne la photocopie de cette fiche. Brusquement, cette fiche ramène Jorge Semprun à ses vingt ans, lorsqu’il arrive au camp. Il revient à ce commencement, et c’est ça qu’il faut pour réellement commencer à écrire. Lorsqu’il prend le papier, ses mains tremblent. Le camarade allemand inconnu avait écrit « Stukkateur ». Jorge Semprun réalise que ce simple mot l’avait probablement sauvé des transports vers Dora, qui étaient massifs, c’est-à-dire « le chantier d’une usine souterraine où allaient être fabriquées les fusées V1 et V2 ». Un chantier infernal, un travail épuisant, qui conduisait à la mort. Il n’y avait que les déportés possédant une qualification, ou une expérience professionnelle, qui étaient exclus de cette sélection aveugle, car cela pouvait être utilisé dans le système productif du camp. Le travail de stucateur était un travail qualifié, en Italie à la Renaissance ils décoraient les châteaux. Dans le camp, un stucateur aurait pu décorer les villas luxueuses des S.S. Ce mot a sans doute sauvé la vie de Jorge Semprun ! Il regarda le quadragénaire qui lui avait donné la photocopie de cette fiche, et nota que dans son regard brillait une lueur nouvelle, une « sorte de fierté virile illuminait son regard ». Jorge Semprun est forcé, par cette fiche, à une réflexion nouvelle. Donc, ce détenu communiste allemand, qui avait fait cette fiche, qui avait un regard glacial, il pense qu’il a réagi en tant que communiste, c’est-à-dire « conforme à l’idée du communisme, quelles qu’en aient été les péripéties historiques, plutôt sanglantes, asphyxiantes, moralement destructrices. Il avait réagi en fonction d’une idée de la solidarité, de l’internationalisme. En fonction d’une idée généreuse de l’homme ». Cet Allemand communiste lui a sauvé la vie. Une idée généreuse, solidaire, fraternelle, de l’homme, lui avait sauvé la vie ! Jorge Semprun a connu, lors de son séjour, l’organisation complexe, à la fois sordide, héroïque, sanglante et généreuse, de ce parti communiste allemand dans le camp. Ces communistes allemands avaient été arrêtés après la prise de pouvoir par les nazis en 1933. Une arrestation dans laquelle la responsabilité des communistes était grande, ou plutôt celle de Staline et d’une politique ayant conduit au désastre et à la démoralisation des militants. La plus grande partie de ces militants s’est retrouvée à déboiser l’endroit pour construire le camp de Buchenwald pour eux. Ce qui a été à l’origine du fait que dans ce camp, devenu celui des déportés, il y a eu une prédominance des politiques sur les droits communs dans l’administration interne. A peine ces Allemands communistes avaient-ils déboisé et bâti le camp que le pacte germano-soviétique fut signé. Entre Hitler et Staline ! Des fidèles communistes dans le camp de Buchenwald ! On imagine les déchirements, les affrontements, dans les organisations illégales du camp ! Jorge Semprun voit encore dans le souvenir des regards de ces communistes allemands du camp des silences, des demi-mots, une part d’ombre, d’horreur existentielle, des regards au-delà de toute souffrance, de toute compassion parfois, qu’il a toujours respecté même si parfois il trouvait ça haïssable. Cet Allemand communiste, le jour de son arrivée au camp, avait conservé la capacité d’être attentif à l’Autre, « à je ne sais quoi dans mon visage, mes paroles. Attentif à l’idée de l’homme qui en avait fait un militant, autrefois, dans la vie au-dehors : une idée qui brillait encore comme une petite flamme vacillante dans son esprit, que rien n’avait pu étouffer » ! En cet homme, une « idée de la fraternité s’opposant encore au déploiement funeste du Mal absolu » ! Et « ‘Stukkateur’, donc : c’était le mot de passe qui m’avait rouvert les portes de la vie » ! Aussitôt, en ayant appris qu’un mot de passe lui avait sauvé la vie, Jorge Semprun ne vit plus pareil cette neige qui tombait sur le camp en ce jour de 1992 comme il tombait aussi ce lointain jour d’avril 1945, lors de la libération du camp. « Ce n’était plus la neige d’autrefois. Ou plutôt c’était la neige d’antan, mais elle était tombée aujourd’hui, sur ma dernière vision de Buchenwald ». Il pouvait vraiment vivre en partant de Buchenwald, puisque, même en y traversant la mort, c’était sa vie qui avait été sauvée, parce qu’un communiste allemand avait gardé sa capacité à être attentif à l’autre. Jorge Semprun étant aussi un militant communiste ! Entré en clandestinité active contre Franco. Toute cette résonance qui passe aussi par la résistante militance communiste, une expérience de la solidarité au-delà de l’idéologie qui avec Staline avait conduit au désastre.
Juste après avoir appris l’existence de cette fiche, et du mot qui l’avait sauvé, après avoir entendu le chant des oiseaux revenus dans Buchenwald, soudain il réalise qu’il ne voit plus trace de l’emplacement du Petit Camp de quarantaine, là où était morts ses amis Halbwachs (qui était mort en écoutant un poème que lui disait Jorge Semprun) et Maspero, là où avec d’autres aussi ils avaient de si nombreuses séances de récitation de poèmes, « lieu de liberté multiples dans le plus lointain cercle de l’enfer » ! A la place du Petit Camp, il y avait une forêt. Un peu plus tard, on lui explique que quelque mois après la liquidation du camp nazi, Buchenwald « avait été rouvert par les autorités d’occupation soviétiques. Sous le contrôle du K.G.B., Buchenwald était redevenu un camp de concentration. » Donc, Buchenwald contient l’histoire de deux camps, le camp nazi et le camp stalinien ! Celui-ci a duré cinq ans, jusqu’en 1950. Et cette forêt ne recouvre pas seulement l’ancien camp de quarantaine, mais les cadavres de milliers de victimes du stalinisme. Les charniers du communisme. Une forêt pour effacer la trace de la mort stalinienne par une forêt de jeunes arbres ! L’Allemagne est donc le seul pays européen à avoir vécu, souffert, et avoir eu à assumer les critiques impitoyables, et les effets dévastateurs des deux entreprises totalitaires du XXe siècles, le nazisme et le bolchevisme. Buchenwald, propose Semprun, pourrait devenir « le lieu symbolique de mémoire et d’avenir ». Mais la neige tombe sur le sommeil de Jorge Semprun. Elle recouvrait la forêt nouvelle, sur les milliers de cadavres anonymes qui, eux, n’étaient pas partis en fumée comme leurs camarades déportés, mais étaient dans les fosses communes.
Soudain, là, il avait vingt ans, il marchait vite dans les tourbillons de la neige profonde, il ne rêvait plus, il était revenu dans ce rêve « qui avait été ma vie, qui sera ma vie ». Il est à nouveau dans la baraque des contagieux, à l’infirmerie de Buchenwald. Mais seul. Tous les autres copains étaient repartis. Il pense à un copain, à une conversation, et à un poème de Brecht. Sur l’essence totalitaire de l’Esprit-de-Parti. Ils parlent dans la pénombre du baraquement des contagieux. Devant regagner son block à toute vitesse, il marche dans la nuit claire, la bourrasque de neige a cessé, les étoiles scintillent dans le ciel, son pas est vif dans la neige crissante. Même s’il y a les sifflets des S.S., il trouve que la nuit est belle, calme, pleine de sérénité. « Le monde s’offrait à moi dans le mystère rayonnant d’une obscure clarté lunaire. Mon cœur battait très fort. Je me souviendrai toute ma vie de ce bonheur insensé, m’étais-je dit. De cette beauté nocturne ». Or, en même temps, au-dessus de la crête de la colline, « des flammes orangées dépassaient le sommet de la cheminée trapue du crématoire » ! Jorge Semprun va pourvoir recommencer à écrire sur son expérience du camp de Buchenwald, et mener cette œuvre à terme, à partir de cette sensation intense, poétique, de beauté, de vie, qui lui est revenue à la mémoire comme si c’était aujourd’hui, que l’environnement de la mort ne réussissait pas à détruire. Paradoxalement, dans le sillage du mot de passe écrit par un détenu communiste allemand sur sa fiche d’arrivée, apprenant qu’une solidarité fraternelle lui avait sauvé la vie, il retrouve des instants de vie, de beauté, de sérénité, qui furent possibles en plein enfer, alors que, chaque jour, par des poèmes, il accompagnait dans la mort d’autres déportés, des amis.
On peut revenir au début du livre, qui alors a pu être écrit. Il y a ce récit de la mort de Maurice Halbwachs. Il ouvre les yeux, la détresse y est immonde, « la honte de son corps en déliquescence y étaient lisible. Mais aussi une flamme de dignité, d’humanité vaincue mais inentamée ». Alors, Jorge Semprun lui lit quelques vers de Baudelaire : « … nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ». Alors, le mourant sourit, avec un regard fraternel.
Si le regard des autres déportés renvoyait à la mort, une fraternité de cette mort par goût de la liberté, le regard du S.S. renvoyait à la vie, au fou désir de durer, de survivre, avec une volonté farouche.
Jazz. Poèmes. Odeur fétide de la mort. Odeurs multiples de la mort. Le dimanche, quelques heures de loisir dans l’infirmerie, que les officiers S.S. fuyaient comme la peste, craignant la contagion ! Donc, un lieu invulnérable ! Réunions de militants de toutes les nationalités ! Tous faisaient partie de l’appareil communiste clandestin de Buchenwald. Ils se disaient qu’il n’y avait jamais aucun survivant des chambres à gaz, notamment celles d’Auschwitz !
Evocation de la torture, après l’arrestation par la Gestapo. Il ne dénonce pas un camarade de maquis, même sous la torture.
Juste après la libération du camp par les Alliés, il est surpris que dans ce camp, on l’appelle par son nom, et pas par son matricule ! « Mon corps s’est détendu. Je me suis souvenu que nous étions libres. Une sorte de violent bonheur m’a envahi, un frisson de toute l’âme ». Il se surprend à avoir des projets, sortir du camp, marcher jusqu’au village, boire de l’eau fraîche. Aller à une séance de jazz.
Il y avait beaucoup de livres dans la bibliothèque de Buchenwald. L’essai sur la liberté de Schelling.
Ses rapports avec le marxisme ne passaient pas du tout par Staline. Il n’est entré dans sa vie que beaucoup plus tard.
Il marche dans le camp, le lendemain de la libération de Buchenwald. Un soldat américain est accoudé à la balustrade de la tour de contrôle. Soudain Jorge Semprun murmure un vers du poème « La liberté », de René Char : « Elle est venue par cette ligne blanche pouvant tout aussi bien signifier l’issue de l’aube que le bougeoir du crépuscule », finissant par crier à pleins poumons ! A un autre moment, il parle du fonctionnement du camp à un soldat français. Les dimanches, les réunions, le bordel réservé aux Allemands, l’entraînement clandestin des groupes de combat, l’orchestre de jazz. Le Français montre du désarroi, ce témoignage de Jorge Semprun ne correspond pas au stéréotype du récit d’horreur qu’il attend. Semprun commence à se rendre compte que ce n’est pas facile de témoigner. Il n’aurait pas dû commencer par raconter les dimanches, comme s’il y avait du paradisiaque dans l’horreur ! Cela ne faisait pas crédible. Lui demandant ce qu’il y avait eu de nouveau question livres pendant qu’il était au camp, le Français commence à dire, pas grand-Chose. Albert Camus était l’homme du jour, mais Jorge Semprun n’en est pas surpris, il avait déjà été tellement intrigué par « L’étranger » ! André Malraux n’écrivait plus, Sartre continuait à occuper le terrain. Raymond Aron, c’est un nouveau, pour Semprun. En désespoir de cause de ne pas vraiment apporter à Jorge Semprun de quoi l’intéresser, il sort de sa sacoche le dernier recueil de poèmes de René Char, « Seuls demeurent ». Jorge Semprun se sent vexé de ne pas connaître René Char ! Le Français avait trimbalé le livre pendant toute la campagne d’Allemagne ! Il veut bien le prêter à Jorge Semprun, à condition qu’il le lui rende, quand il sera rapatrié. Il y tenait, car c’était une femme qui le lui avait offert ! C’est comme cela qu’il avait pu dire ces vers de René Char, à la libération du camp ! Il rapportera ce volume, une fois revenu en France, mais à la femme en question, car le Français était mort !
Lorsqu’il va se promener avec le lieutenant américain Rosenfeld, qui l’a invité dans sa jeep, et qu’ils arrivent à la maison de Goethe, il sent le soleil, la fraîcheur tonique du matin, le printemps proche. Mais le malaise l’envahit soudain. Ce n’est pas de l’inquiétude, au contraire, c’est la joie elle-même qui est troublante, comme s’il y avait un trop-plein ! Puis, soudain, il entend les oiseaux ! Le lieutenant américain, face aux habitants de Weimar, leur demande comment, dans leur jolie ville si propre et pimpante, pleine de souvenirs culturels, ils ont pu vivre dans la fumée et l’odeur des crématoires nazis ! Ils pleurent. Remarquant le S qui est inscrit sur un triangle d’étoffe rouge que Jorge Semprun porte sur sa veste, celui-ci lui dit que cela signifie Spanier, Espagnol, et il précise Rouge espagnol. Communiste militant contre Franco. Et arrêté dans la Résistance française.
L’incrédulité du Français à son récit l’amène à penser que l’essentiel, c’est de parvenir à dépasser l’évidence de l’horreur, pour essayer d’atteindre à la racine du Mal radical, peut-être le fait qu’une vie cesse d’être précieuse, d’avoir du sens ! « Car l’horreur n’était pas le Mal… Elle n’en était que l’habillement, l’apparat ». Comment parler de la sombre vérité rayonnante, de « la ténèbre qui nous était échue en partage » ? L’essentiel, dit Jorge Semprun, c’est l’expérience du Mal radical. Dans la puanteur étouffante et fraternelle des dimanches, par exemple avec Halbwachs et Maspero. Une expérience qui aura été vécue comme expérience de la mort. Ils l’ont vécue, donc ils ne sont pas des rescapés, mais des revenants. Pourtant, paradoxalement, ils ont vécu l’expérience de la mort comme une expérience collective, fraternelle, fondant leur être-ensemble. Dans la sensation que la vie humaine restait jusqu’au bout précieuse !
Dans son livre, Jorge Semprun évoque ses lectures si nombreuses. Par exemple saint Augustin. Heidegger. Anna Arendt. Brecht. Kafka, à propos duquel il parle longuement de Milena, dont il ne garde d’elle, au cours de leurs échanges de lettres, que l’image d’une silhouette !
Sur la route du rapatriement, il danse sur la musique de Louis Armstrong jouée à la trompette, serrant une jeune femme dans ses bras. Comme première femme d’après sa mort elle ne peut pas faire mieux ! La musique de Louis Armstrong ouvre des avenues de désir infini. Il arrivait avec du désert dans les yeux. Elle semble attirée par cette panique. Il est happé par l’appétit de vivre. Ebloui par la beauté du monde, ses richesses, il veut effacer « les traces d’une agonie indélébile ». Et les femmes étaient sensibles à ça. Le sombre rayonnement de la mort était à l’origine de ces plaisirs. Cet appétit de vivre le conduit à abandonner le livre témoignage qu’il essayait d’écrire. Il est épaté par son corps, qu’à dix-huit ans il ignorait, après l’enfance. Il l’avait redécouvert à dix-neuf ans, dans une villa de la Gestapo ! A Buchenwald, il s’était mis à exister pour son compte, même au bout de l’épuisement ! Même quand il était malade, il n’allait pas à l’infirmerie, car il savait qu’on en sortait par la fumée du four crématoire !
Jorge Semprun, depuis sa vie clandestine de militant communiste luttant contre Franco, n’avait plus de pays, c’est un apatride qui le restera après son retour de Buchenwald, où il continuera la lutte, dans une vie errante. Jusqu’à être exclu de l’organisation communiste internationale, à cause d’un désaccord des instances dirigeantes du réseau international clandestin à l’égard des cadres militants espagnols. Tout ce temps, il a risqué sa vie, mais l’enjeu n’était pas la patrie. Il n’avait jamais songé mourir pour une patrie ! Mais il a longtemps l’impression qu’une partie de lui-même n’était jamais revenue ! On a compris que c’était la raison fraternelle de sa vie sauve, c’était cette formidable raison de vivre, qui tenait à un choix qu’avait fait un autre homme de lui offrir les meilleures conditions, dans l’enfer, pour qu’il puisse vivre. Il a touché là à quelque chose qui fait sentir que l’aventure humaine de vivre était précieuse, qu’il fallait la défendre collectivement.
Lorsqu’il rencontre Laurence, la femme qui avait offert le recueil de vers de René Char à l’officier français, pour lui rendre le livre, il est ébloui par sa beauté. Il tremble, mais pas de désir. D’étonnement, devant tant de grâce épanouie. Le vers de René Char lui vient : « Beauté, je me porte à ta rencontre ». A ce moment-là, elle met un disque de Louis Armstrong, et, pendant une fraction de seconde, « un fragment d’éternité, j’ai eu l’impression d’être vraiment revenu. D’être de retour, vraiment. Rentré chez moi. » Or, cette musique rattache au camp. Là où, paradoxalement, en quelque sorte la vie avait été la plus forte, il en avait eu la preuve en ces instants de paradis en plein enfer, par ces sensations intenses, alors qu’il ne savait pas encore que c’était un lien fraternel qui s’enracinait dans l’engagement communiste qui avait décidé, juste par un mot de passe, de sa vie !
Donc, on a l’impression, tout au long du livre qui a finalement pu s’écrire si longtemps après, que d’abord un Jorge Semprun longtemps errant, clandestin même, car militant contre Franco, vit cette vie qui lui a été donnée par un choix fraternel ignoré. Il lui fallait, dans un choix qui semblait entre l’écriture ou la vie, d’abord choisir la vie à vivre, à sentir poétiquement, avec son corps, et puis ensuite seulement arriver, à partir du mot de passe enfin connu, à écrire la vie, celle qui, dans le camp, échappa à la mort, la traversa en accompagnant des frères jusqu’à la mort par des poèmes, celle qui, après le camp, se sentit à bras-le-corps en oubliant d’abord.

Un livre dans lequel la poésie rend plus douce la mort des déportés qui ne sont pas revenus, et à beaucoup de faire vibrer la corde de l’émotion. Qui a maintenu la beauté au cœur de l’horreur. Qui témoigne combien une vraie organisation résistante, une curiosité de l’autre constante, a permis de maintenir de la vie, de la fraternité, du sens, au cœur du Mal radical. Et sans doute aussi, dans ce camp-là, pour résister, l’importance de l’expérience militante fraternelle communiste.
Alice Granger Guitard


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