Essais de Langue, Littérature et Citoyenneté

Un itinéraire de vie et de Recherche

dimanche 24 janvier 2021 par Abdelaziz Ben Arfa

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INTRODUCTION

Je tente, dans cet article, d’aborder certains aspects de l’ouvrage que vient de publier le professeur et chercheur Mohamed Kamel Eddine Gaha

"Essais de Langue, Littérature et Citoyenneté : Un itinéraire de vie et de Recherche", (qui est paru chez Kalima Editions, en Tunisie, au début du mois de Janvier, 2020, qui compte 452 pages, et coûte 43 dinars tunisiens), ce livre de Gaha est foisonnant parce qu’il traite non seulement des méthodes de lecture des textes littéraires, romans et poèmes, mais aussi, de linguistique, de grammaire et d’herméneutique littéraire. Et, ce qui spécifie l’originalité de l’approche adoptée, c’est qu’elle est de bout en bout dialogique, un dialogisme qui cherche à réfuter les thèses de certains éminents penseurs occidentaux : par exemple, Gaha ne se contente pas d’exposer les thèses sur l’herméneutique littéraire, soutenues par Jauss, le théoricien allemand de la réception, mais il les discute en montrant leur limite ou leur inadéquation, et propose une solution d’échange. Il pense aussi que Rastier, ce célèbre sémanticien, disciple de Greimas, a tort quand il sépare l’approche syntagmatique de l’approche paradigmatique. Selon Gaha ces deux approches doivent se compléter pour rentabiliser la lecture et du roman et du poème, ces deux méthodes ne sont rentables et efficaces que si elles sont solidaires et sont menées conjointement.
Pour illustrer ce point de vue et le défendre, Gaha entreprend deux études magistrales qui occupent, selon nous, le centre et l’axe principal de l’ouvrage : une longue étude paradigmatique et syntagmatique et du roman "Jacques le fataliste" (de Diderot) et du poème "les fenêtres", (de Mallarmé).

Par ailleurs, Gaha entreprend une lecture de quatre fictions de Flaubert : "Salammbô", "La Tentation de Saint Antoine", "La Légende de Saint Julien l’Hospitalier", "Hérodias".Dans ces quatre fictions, le thème récurrent est la célébration de festins excessifs, traités selon deux modes opposés : une première fois, sur un mode épique, comme dans "Salammbô", et une seconde par une destruction hyperbolique. Il lit également les deux nouvelles" La lettre volée", d’Edgar Alan Poe et "L’image dans le Tapie", d’Henry James : l’intérêt de ces deux nouvelles réside en ce qu’elles allégorisent le "drame herméneutique’’. Selon Gaha "Manon Lescaut " est un roman "sur le seuil" : car au fur et à mesure que Des Grieux, amoureux de cette femme fatale, Manon, désobéit à l’ordre du père, transgressant les codes de la morale, de la culture, celui-ci se déracine de son milieu et devient autre. Aussi ce roman opère-il une transformation et annonce-il une nouvelle étape.

Notre développement suivra le parcours d’un triangle à trois côtés éclairés par un trait de lumière :

I- Les modes d’interventions dialogiques de Gaha : dialogue avec Jauss, Rastier et avec d’autres
II-Les deux approches, syntagmatique et paradigmatique sont solidaires, selon Gaha. Illustrées par la lecture d’un poème et d’un roman
III- une lecture savoureuse de quatre fictions, de Flaubert, de "Manon Lescaut" et deux nouvelles" La lettre Volée" et "L’Image dans le Tapis".

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Discussion de Gaha avec Jauss :

L’activité herméneutique avait émergé, semble-t-il, au sein des sociétés qui avaient connu les Écritures : le juridique et le religieux se rejoignaient pour gérer les affaires de la Cité. Apparemment, les autres sociétés y étaient restées étrangères. Mais, avec l’avènement de la philosophie moderne, de Heidegger, notamment, l’activité herméneutique se mue en une démarche interprétative orientée par une question posée au texte. Gadamer avait hérité de la méthode heideggérienne. Jauss continue sur la voie de ses devanciers. Mais il avait inauguré un tournant en s’occupant de l’herméneutique littéraire et de la réception esthétique du texte. Le processus herméneutique qu’il conçoit comporte trois étapes : la première consiste en un premier contact spontané avec le texte. L’acte de lecture en cette étape est pré-réfléchie, et pré-interprétative. Mais, déjà, à ce stade, le lecteur sent, passivement, une jouissance esthétique : il s’imprègne du rythme et de la respiration qui scande le texte qu’il reçoit et qu’il accueille comme un "horizon d’attente". À la seconde étape, et sans rompre avec la première, l’activité herméneutique se transforme en une démarche réfléchissante : elle élabore une problématique qu’elle pose au texte pour orienter le parcours de l’analyse ou la lecture : c’est l’étape réfléchissante. La troisième étape, que conçoit Jauss, place le texte dans sa perspective : elle fait dialoguer cette lecture individuelle réfléchissante avec les autres lectures du même texte, qui s’étaient opérées à travers son histoire. Il faut préciser qu’il s’agit de retrouver la question restée non formulée, et qu’il appartient à l’herméneute d’élaborer les problématiques auxquelles répondaient ces lectures successives accumulées à travers la tradition historique du même texte. L’intérêt de cette tâche réside dans son ambition d’intégrer le texte dans le champ de la culture : c’est une façon de s’opposer à l’immanentisme revendiqué et pratiqué par les structuralistes qui tendent à isoler le texte de son contexte.

Il faut, aussi, ajouter que l’institution pédagogique n’initie pas à l’exercice de l’activité herméneutique, en considérant que la lecture consiste en une imprégnation passive des informations fournies par le document ou le support , sans faire intervenir ou faire appel à des concepts, sans le recours à la médiation d’une grille filtrante, sans initiation de l’apprenti à l’élaboration d’une problématique qui oriente le parcours d’analyse et sans l’habitude de prendre une initiative questionnant le texte.

Le chercheur Gaha, tout en exposant en détails les points nodaux et les articulations essentielles de la théorie de Jauss, évalue son apport dans le domaine de l’herméneutique littéraire et de la réception esthétique du texte : il pense que Jauss avait dépassé cette technicité scientifique structuraliste qui croyait en un lecteur idéal et qui au nom de l’immanentisme isolait le texte de son contexte. Car, Jauss n’a pas simplement forgé la notion conceptuelle "d’horizon d’attente", il a aussi préconisé que la lecture individuelle actuelle renoue avec l’activité herméneutique opérée par la tradition passée sur le même texte. Le texte interprété doit entrer en dialogue avec l’histoire de ses multiples lectures entreprises par les autres, en construisant les problématiques restées non élaborées par les précurseurs : de la sorte, le texte renoue avec son contexte historique et intègre le champ immense de la culture.
Et pourtant Gaha estime que Jauss a laissé certains aspects de la problématique herméneutique dans l’ombre : Gaha par rapport à Jauss établit une distinction entre le texte indiciel qui véhicule une simple information courante, utilitaire et le texte littéraire qui "déréalise" le réel. L’usage du langage ne s’opère pas de la même manière. Dans le texte littéraire, la nomination jubilatoire procure une jouissance esthétique. L’œuvre vive transcende les époques historiques et même les classes sociales, elle échappe à la fatalité qu’imposent les conjonctures matérialistes. C’est parce que le mot dans le texte vif est "polyphonique" (notion Bakhtinienne : Gaha parle de l’usage polyphonique du lexique page, 243) : il (le mot) garde mémoire de ses sèmes et ses sémèmes qui s’étaient stratifiés, sédimentés et accumulés en lui à travers son histoire. D’ailleurs, Gaha, en ce point, invoque l’autorité de deux ouvrages : La vie des mots de Darmesteter et La créativité lexicale, de Louis Guilbert (page 75). Selon Gaha, l’œuvre de création "installe la langue dans tout son éclat au-devant de la scène"(page243). Elle érige le langage en monument (page 242). Aussi, pour notre part, jugeons-nous que Gaha adhère beaucoup plus aux thèses de Bakhtine qu’à celles de Jauss. Et, il rejoint, peut-être davantage, la théorie textuelle pratiquée par l’école française à tendance littéraire que celle allemande à tendance philosophique.

Discussion de Gaha avec le sémanticien Rastier :

Rastier fut surtout connu par son livre "Sémantique interprétative", qui l’a rendu célèbre. Lui et son maître Greimas avaient forgé le concept "d’isotopie" et avaient pratiqué "l’analyse sémique" en "sèmes" et "sémèmes" (cf. Sémantique structurale, de Greimas).

Ils optent pour la lecture dite "Tabulaire". Ils opposent l’approche paradigmatique à la lecture syntagmatique, considérée linéaire, et la jugeant de "surface" : pour dépasser la couche phénoménale ("phéno-texte") et accéder au "génotexte", il faut plutôt opter pour l’approche paradigmatique que pratique Rastier : l’on traverse le texte étudié en découvrant ses couches sémiques visibles et invisibles. Cette démarche s’opère en quelque sorte verticalement, prenant l’allure ou l’aspect d’un creusement en profondeur.

Telle nous apparaît la démarche de Rastier.

Sans renier la performance et l’intérêt de cette lecture paradigmatique, Gaha y émet ses réserves trouvant que celle-ci est lacunaire. Elle ne pourrait être complète que si elle est menée conjointement avec l’autre, la syntagmatique. Pour illustrer ce judicieux point de vue, Gaha étudie minutieusement "Les fenêtres", poème de Mallarmé :

Ce poème masque la dimension syntagmatique par le foisonnement des figures et par les réseaux paradigmatiques des significations. Or, le récit, sur le plan syntagmatique, permet de montrer le passage de la conscience pathologique à la conscience poétique, libératrice. Mais, pour parvenir à dégager sur le plan de la contigüité cet itinéraire que retrace le récit, il faut construire sur le plan paradigmatique l’isotopie du reflet.

La lecture syntagmatique et paradigmatique du roman, "Jacques le Fataliste", de Diderot, par Mohamed Kamel Eddine Gaha.

(Pages 127-139) (pages 158-188) (pages 189-197) (pages 198-206) :
Ces longues pages du livre de Gaha sont consacrées à Diderot.
Nous ne faisons qu’en reprendre l’essentiel, selon notre modeste lecture qui reste limitative.

Le lecteur qui débute la lecture de ce roman, comprend dès l’incipit qu’il s’agit de deux personnages en train de cheminer sur une route. Ils sont en voyage vers une destination qui n’est pas révélée. Dans ce cas, il s’agit plus de destin que de destination. Dès ce début, un contrat de narration est établi entre Jacques et son maître. Le maître demande à Jacques qu’il lui raconte ses amours. Jacques est donc positionné en narrateur et le maitre en destinataire. Et puisque Jacques était fataliste, il disait que tout était écrit là-haut sur le registre du destin :" s’il ne s’était pas disputé avec son père, il ne se serait pas engagé dans l’armée, s’il ne s’était pas engagé, il n’aurait pas été blessé, il ne serait pas devenu boiteux...ni amoureux" :
L’enchainement de cette manière montre bien que ce roman pourrait se lire d’une manière syntagmatique, comme l’on lisait tout récit linéaire. Mais l’auteur se positionne en contre-narrateur : il intervient pour s’adresser au lecteur il interrompt le récit et opère des digressions. Il entrecoupe les propos tenus par le narrateur.
En outre, au premier au récit linéaire selon lequel Jacques narre son récit amoureux à son maître, s’en greffe un autre : Jacques et son maître sont deux actants exposés aux risques des aventures à travers le chemin qu’ils parcourent : par exemple, dès le départ, le fil de la narration est interrompu par l’arrivée d’une troupe armée, dans la troisième journée. Dans la quatrième, en chemin, un des actants s’aperçoit qu’il a oublié sa bourse, le second sa montre. Jacques fait demi-tour... puis il retourne à son maître et lui raconte sa mésaventure. Il poursuit le récit de ses amours et ainsi de suite...

Si les actions s’enchaînent selon l’ordre linaire du récit, l’on opte pour une lecture syntagmatique.

Mais, le roman de Diderot n’est pas seulement narratif. Il soulève des débats d’ordre esthétique, philosophique et moral, il parodie le genre picaresque, à la manière de "Don quichotte" (qui parodie les romans de chevalerie). Le récit même de Jacques le Fataliste est chaotique. Le contre-narrateur déjoue les attentes du lecteur et les frustre. Le dialogue entre l’auteur et le lecteur traduit une crise de certitude. Diderot fait dialoguer les différents moments de l’œuvre après les avoir incarnés en figures" (page 206). En somme, ce qui fascine Diderot, ce n’est pas l’achèvement et la clôture, c’est le procès lui-même. Gaha opte pour l’étude de ces œuvres sur le seuil qui narrent une crise et qui sont encore à la recherche d’une nouvelle forme esthétique en gestation, ou en incubation. Pour lire Jacques le Fataliste, il incombe de combiner et l’approche syntagmatique et l’approche paradigmatique. C’est en quoi excelle la méthode de lecture qu’engage le chercheur Gaha.

L’approche syntagmatique :
Les faits sont restitués par la mémoire de Jacques :
1) Jacques désobéit à la parole de son père qui lui enjoint de mener les chevaux à l’abreuvoir.
2) Jacques est puni par son père parce qu’il a refusé d’obéir.
3) Jacques quitte la maison paternelle et s’enrôle dans un régiment qui passe.
4) La guerre éclate.
5) Jacques est blessé au genou.
6) Jacques est soigné par des paysans.
7) Quand il a commencé à se sentir mieux, il entreprend une promenade en s’aidant d’une béquille.
8) Il compatit au sort d’une jeune paysanne qui avait fait tomber sa cruche d’huile.
9)Jacques donne à cette paysanne les douze francs qu’il possède sur les dix-huit qui lui restaient.
10) Sa conduite généreuse envers la paysanne attise la cupidité des bandits.
11) Les bandits attaquent Jacques sur la route, espérant trouver une fortune considérable qu’il cacherait.
12) Jacques échappe miraculeusement au péril.
13) Jacques conduit au château de Desglands, il rencontre Denise et commence son idylle avec elle.
14) etc.
Le lecteur pourrait donc poursuivre cet enchaînement selon l’ordre de la succession linéaire : - blessure genou - le soin et convalescence - l ’acte généreux de Jacques - l ’attaque des bandits - invitation au château de Desglands - la genèse de l’idylle entre le valet et Denise.
Mais, en fait, il n’y pas un seul Jacques : il y en a trois, selon la lecture que fait Gaha de ce roman :
1)Jacques narrateur de sa propre histoire.
2)Mais ce Jacques narrateur se distingue de Jacques, personnage-actant, qui court l’aventure incertaine en compagnie de son maître, sur la route de leur voyage commun.
3) Un troisième Jacques dont parle le narrateur à la fin du livre : Ce narrateur rapporte que Jacques est livré aux aléas de la fortune.
Mais cette lecture syntagmatique, à elle seule ne suffit pas : elle est lacunaire et occulte d’autres aspects de l’œuvre. Elle doit -être menée conjointement avec une lecture paradigmatique.

La lecture paradigmatique du roman "Jacques le Fataliste" :

Cette lecture paradigmatique privilégie les systèmes de convergence à l’enchaînement des relations de surface :
Elle montre que la production du sens romanesque joue sur la frustration du destinataire. Ce sens est problématique : il n’est pas le sens courant auquel l’on accède par les "sentiers battus des stéréotypes".
Constamment, le contre-narrateur provoque des digressions. Il entrecoupe les propos tenus par le narrateur.
Le thème du fatalisme adapté au besoin du roman : "sans coup de feu, je crois que je n’aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux". Le roman fait apparaître que sans la balle de fusil (modification de la cause initiale), rien ne serait arrivé, ni la blessure, ni la rencontre avec Denise. ;
- le dialogue entre l’auteur et son héros. L’auteur s’en prend à la précipitation du lecteur. Il frustre son attente. La production du sens romanesque joue sur cette frustration. Les dégressions sont un mode de structuration de l’œuvre :

Gaha pense qu’il faut lire ce roman "comme une exubérante énergie iconoclaste et démontant les stéréotypes de la narration, de la morale et de la philosophie".
Il y a aussi une mise en abyme. Cet aspect fait augmenter le ludisme de l’écriture.
Diderot exploite les cadres de la tradition romanesque (= les aventures picaresques, les retournements des situations, le roman sentimental, les retrouvailles, les scènes de retrouvailles, les querelles etc.) et en même temps il les critique, il les parodie, il y prend congé, il y établit une distance critique.
De cette manière, Diderot dépayse le lecteur automate. Car lire vraiment, c’est désapprendre pour être libre. Certes, la mémoire garde le souvenir de la tradition romanesque et ne l ’oublie pas. Mais, ce non-oubli n’implique pas une clôture : elle est dialogue.

Cet aperçu n’ambitionne pas de rendre compte d’une manière exhaustive de cette copieuse étude si fournie en détails, si minutieuse en méthode : elle couvre environ cent pages du volume du livre. Il se contente d’en articuler les points nodaux, d’en souligner l’originalité et de mettre l’accent sur l’apport.

L’approche syntagmatique et l’approche paradigmatique : Lecture de deux nouvelles.

Nombreuses encore sont les lumineuses lectures que consacre Gaha à l’étude de nouvelles ou de romans originaux qui révèlent un choix lucide et judicieux, et nous renseignent sur sa vision du sens et sur sa manière d’interpréter les textes littéraires. Mais, contentons-nous de brefs clins d’œil, en indiquant la caractéristique essentielle qui, à notre avis en spécifie la lecture.

Gaha semble privilégier la lecture "symbolique" à la lecture "indicielle".

Gaha propose une réponse à cette question par l’illustration d’une étude de deux nouvelles : "La Lettre volée", d’Edgar Alain Poe et "L’Image dans le tapis", de Henry James. En voici un succinct aperçu :

D’abord, "La Lettre volée" pourrait être considérée comme une nouvelle du genre roman policier. Une lettre a été volée par un ministre. Mais, où l’avait-il cachée ? C’est ce qui motivait l’enquête entreprise par le préfet de police qui s’était chargé de la trouver, de découvrir l’endroit où elle est cachée. Cette enquête totalise l’espace, le quadrille, l’encercle, l’arpente de bout en bout, le fouille, et pourtant aboutit à l’échec.

Cette nouvelle renouvelle l’appréhension de l’espace. Elle pose les jalons d’un débat d’une importance considérable : c’est la lecture de celle-ci par Gaha qui en révèle l’importance et l’enjeu. Comment ? L’enjeu réside en une méthode et une perception. L’enquête devrait-elle procéder par raisonnement mathématique qui additionnait et compartimentait par élimination ? Ou bien par illumination (rimbaldienne), en comptant sur l’intuition poétique qui éclaire et fait le jour dans la nuit de l’être ? S’agit-il d’un problème morphologique ou bien ontologique ? . Ou bien, combinerait les deux. Dans tous les cas de figures, suivons les analyses lumineuses et laborieuses que nous propose Gaha pour obtenir la judicieuse réponse qui nous convainc et apaise notre inquiétude :

Dans "La Lettre volée", il s’agit d’une missive qui a été dérobée par un ministre madré. Personne n’était sorti du palais royal, l’endroit où se déroulait les événements. Pourtant, aucune trace ne subsistait de cette lettre. L’on engagea un préfet de police qui se chargea d’enquêter sur l’affaire et de retrouver la lettre. Mais cette enquête échoua. Pourtant, ce préfet était compétent et connu par sa grande perspicacité en matière d’enquête policière. Pourquoi sa démarche avait-elle échoué, malgré ce brillant logicien mathématicien, et la mobilisation de son équipe d’agents sérieux ?

De quoi s’agit-il, en fait ?

Cette nouvelle présente deux parties : la première rapporte tous les détails de l’enquête menée par le préfet. La seconde est axée surtout sur le commentaire qu’en fait Dupin (le détective privé, représenté dans certaines nouvelles policières, écrites par Edgar Alain Poe).

Dupin apprécie le travail d’enquête accompli par le préfet de police et par ses adjoints. Il rend hommage à la rigueur mathématicienne de l’enquêteur. Mais, ce préfet conçoit ou appréhende le réel comme un ensemble d’objets comptables, régi par le schème de la causalité linéaire et de la simple contiguïté. C’est pourquoi il additionne, il comptabilise, il se comporte en conquérant, il s’approprie le réel, il se comporte en policier : il se livre à une opération de ratissage (Ratissage : "tamchit", en arabe). Bref, ce qui prédomine, chez ce puissant préfet, c’est le mathème et non le poème. C’est là son tort extrême et sa défaillance suprême. Selon Dupin, pour que l’enquête aboutisse, et pour que l’effort réussisse, il incombe au préfet de renoncer à ses compétences d’enquêteur logicien, et rigoureux mathématicien : il doit plutôt se munir d’une vision poétique qui l’affranchisse et le libère, qui l’illumine et l’éclaire. L’approche métonymique, syntagmatique, se révèle inefficace, alors, l’approche paradigmatique, métaphorique est celle qui la remplace.

Gaha interprète cette nouvelle comme "une allégorie" de ce qu’il appelle le "drame herméneutique" : le sens n’est pas un objet vers lequel on chemine, un trésor caché à déterrer. L’espace qu’arpente le préfet configure l’espace textuel que déploie l’herméneute : c’est l’espace du sens et de l’interprétation (l’interprétation de l’interprétation). Ce sens n’est pas une quantité d’information, un contenu qu’on attend comme on attend un trésor oublié, il est plutôt un procès de dialogue.

De même, "L’Image dans le tapis", nouvelle d’Henry James, narre le désespoir d’un critique littéraire qui échoue à comprendre le sens indicible que renferme l’œuvre d’un écrivain, Hugh Vereker (page 297). Le sens de l’œuvre échappe à la perspicacité de ce "traqueur de sens"" (page 298). Et, c’est en cela que ce critique littéraire rejoint le préfet de police, celui de "La Lettre volée" : la science rigoureuse des deux actants se révèle vaine. Les deux démarches échouent parce qu’elles correspondent à une utilisation "indicielle" des signes et du langage. À celle-ci, stérile ou inefficace, Gaha sélectionne "la fonction symbolique ou esthétique du dire" (page 298).

Par la lecture de ces deux nouvelles, Gaha confirme l’hypothèse qu’il ne cesse de défendre : lire efficacement, c’est mener conjointement, et la démarche syntagmatique et la démarche paradigmatique. Il entérine l’analyse que Wolfgang Iser avait faite de la nouvelle L’Image dans le tapis, d’Henry James. Il renvoie au livre de cet auteur : "L’Acte de lecture", paru chez Mardaga Edition, en 1967 :" Nous avons vérifié l’hypothèse d’Iser..." (page 314)

Le même livre de Gaha déploie d’autres études qui sont des analyses de "Manon Lescaut", où il excelle à décortiquer le thème de l’idylle amoureuse qui s’est nouée entre Des Grieux et cette femme fatale, Manon. Dans cette analyse, l’on pourrait retenir principalement le processus de dégradation et de chute que ne cesse de subir le principal personnage actant au fur et à mesure qu’il désobéit à la parole du père, qu’il transgressait les codes de la morale, de la religion, de la culture, en se déracinant de sa famille, de son milieu social et de son entourage traditionnel. De ce point de vue, ce roman marque une rupture et un changement. Il pourrait donc être considéré comme "une œuvre sur le seuil" : il inaugure une nouvelle étape.
Gaha consacre, aussi un chapitre à l’analyse de quatre fictions de Flaubert, "Salammbô", "La Tentation de Saint Antoine", "Hérodias", "La légende de Saint Julien l’Hospitalier", à travers lesquelles Gaha analyse le thème des festins excessifs, soit sur le mode d’une fête épique (les soldats de l’armée d’Hamilcar célèbrent une victoire remportée), soit sur le mode d’un désir destructeur et de frénésie jubilatoire, comme dans "La Légende" et dans "La Tentation", et même dans "Hérodias". Là aussi, le style de Flaubert déréalise l’espace référentiel par le recours à l’énumération, à l’hyperbolisation et au traitement des mythes antiques
Gaha traite aussi la poésie de Jacques Prévert et rend hommage à deux éminents professeurs, Madame Annie Bardi et Monsieur Georges Nonnenmacher, ses collègues qui l’ont accompagné durant son enseignement et ont contribué à former avec lui des laboratoires de recherche et surtout à organiser le séminaire GRIPOL ((Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur la Poïétique de la Lecture). Mais il ne s’agit pas de s’étendre davantage là-dessus. Il est temps, pour nous de conclure.

CONCLUSION

Que retenir, après ce développement :

Réunir l’approche syntagmatique et l’approche paradigmatique, pour une élucidation efficace et du roman et du poème. Le texte littéraire de l’œuvre vive n’a que faire de l’espace référentiel : l’espace que configure le roman, le poème et la nouvelle, c’est l’espace littéraire : la littérature semble parler d’autre chose mais en fait, elle ne parle que d’elle-même. En une sorte de réduplication et de mise en abyme. Toute composante textuelle n’acquiert sa légitimité que si elle entre en cohérence et en cohésion avec les autres éléments qui résonnent ensemble et harmonisent la trame fictionnelle.
Le sens n’est pas mis en dépôt. Il n’est pas une quintessence qu’il incombe d’extraire du texte. Il est plutôt un dialogue incessant qu’entretient le lecteur herméneute avec l’œuvre et avec la culture. Le sens d’une œuvre littéraire n’est pas indiciel (par exemple : une fumée qui est l’indice d’un feu allumé quelque part). Il est plutôt symbolique : c’est un signe-sens, (une forme-sens, dit Henri Meschonnic). Dans l’œuvre vive le langage littéraire est érigé en monument. Il occupe le devant de la scène. Il est théâtralisé.
L’œuvre vive est surtout celle qui advient à un moment de crise ou de changement historique, à une époque qui connaît une rupture épistémologique dans l’ordre du discours, du savoir et de la culture (Renaissance, Siècle des lumières, modernité actuelle). À ces époques charnières, la lecture change ses outils d’investigation, forge de nouveaux concepts, révise ses paradigmes, et élabore de laborieux problèmes. À ces moments cruciaux, l’œuvre littéraire serait en gestation, comme nous l’avons vu, d’après les ouvrages choisis et analysés par GAHA, que nous avons passés rapidement en revue : œuvre en gestation, en incubation, sur le seuil, à la recherche encore de sa forme esthétique inédite. Encore tâtonnante. Car, elle va plus loin que les bornes lumineuses déjà éclairées par la tradition ou l’ancienne culture. Un saut qualitatif s’accomplit.
C’est à cela que nous convie le lumineux et savant ouvrage de Mohamed Kamel GAHA : ouvrage remarquable par la démonstration tout en finesses et subtilités, qu’il met en scène, par l’efficacité du raisonnement qui nous fait passer du connu à l’inconnu, par la pertinence des concepts précis qu’il engage, par l’apport épistémologique auquel il nous fait accéder, par la modernité de sa vision de l’acte littéraire et du processus herméneutique auquel il nous initie, par le traitement original des thèmes qu’il aborde. La lecture de cet ouvrage nous transforme, nous réjouit et nous éclaire dans cette période de détresse, de nuit et de brouillard que nous traversons.

Par : Abdelaziz BEN ARFA


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