Serge - Yasmina Reza

Editions Flammarion - 2021

samedi 20 février 2021 par Alice Granger

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Le narrateur du roman de Yasmina Reza est Jean, qui semble parfois avoir le rôle « de défenseur d’ineptes valeurs familiales ». Il est l’un des trois Popper, une fratrie qu’il partage avec Serge et Nana. D’une étrange et absolue disponibilité, il semble filmer chaque scène de la vie quotidienne comme s’il voulait la retenir éternellement, avec des dialogues incroyablement précis et vivants qui restituent la vie en train de se vivre - que Yasmina Reza sait écrire avec une telle virtuosité qu’on croit être là avec les personnages - comme s’il voulait mémoriser cette intériorité fraternelle spéciale en situation parce qu’il a l’intuition d’un danger. Il mémorise comme un film qui ne rate rien quand ils se rencontrent, quand ils sont au chevet de la mère mourante, quand ils vont à Auschwitz, quand ils voient le cousin Maurice en train de mourir aussi, quand sont évoquées des scènes de l’enfance, quand il est question de Victor le fils de Nana qui n’a même pas remercié son oncle Serge qui lui a trouvé un stage et a même osé le refuser (« Ecoute-moi Victor, écoute-moi, si tu ne vas pas travailler au Walser House cet été tu peux m’oublier. Ne compte plus jamais sur moi pour t’aider en quoi que ce soit, tu entends ?... C’est ça, très bien ! »). Chaque personnage entre en train de vivre dans la mémoire de l’intériorité fraternelle et familiale comme si elle n’avait jamais cessé depuis l’enfance, Jean les sentant tous comme s’il était chacun d’eux, avec une attention toute particulière pour Serge son frère, voici Nana sa sœur toujours en désaccord et au bord de la rupture avec Serge qui n’arrête pas de critiquer son beau-frère Ramos (« Nana et Serge, dès notre retour d’Auschwitz, ont pris la décision commune et non concertée de ne plus jamais se parler. J’ai dû écouter leurs doléances respectives, chacun ayant à cœur de me décrire l’autre comme une personne ‘objectivement’ infréquentable et de conclure par : ce ne serait pas mon frère ‘ou ma sœur’ je n’aurais aucune raison de le voir »), mais aussi la famille du temps de l’enfance qui revit avec des souvenirs et des anecdotes drôles où l’humour juif résonne, celle augmentée d’aujourd’hui, avec Joséphine la fille de Serge qui aime bien son papounet, Victor le fils de Nana, Luc le fils de la copine de Jean qui l’a quitté, le fils de Valentine qui a quitté aussi Serge, Ramos le mari de Nana qui vit des allocations chômage ! Les deux frères ont une copine qui les ont quittés, Valentina a quitté Serge, Marion a quitté Jean. Jean est attaché à Luc, le fils de Marion, de même que Serge est attaché au fils de Valentina. Peut-être comme s’ils se revoyaient eux-mêmes dans leur enfance. Quand Jean était petit, il allait dans la succincte bibliothèque familiale, à la recherche des livres du chagrin, les livres de l’abandonné, de l’orphelin, « Sans famille » d’Hector Malot, « Le petit chose » d’Alphonse Daudet. « Être sans famille et seul au monde m’apparaissait une unique et même chose, et comme la condition existentielle la moins enviable. En est-il resté quelque chose ? Est-ce que mes tentatives pour ressouder notre fratrie ont à voir avec ce vieux schéma ? » Voilà ! On pressent, sans savoir les raisons, qu’un danger menace la fratrie, les trois Popper entremêlés dans une brouette comme sur une photo d’enfance, et que c’est pour cela que Jean essaie de tout mémoriser, pour retrouver ensuite, au cas où, l’ambiance, le rythme, les mots, les sentiments, l’humour, cette sensation dans une fratrie que le frère la sœur sont parfaitement anticipables, qu’on les connaît par cœur, et que c’est comme ça que résonne l’humour, l’occasion de se moquer même méchamment, sentir qu’invariablement Nana va dire que Serge la maltraite, etc. Ramos demande à Jean : « Tu dois convaincre Serge de s’excuser » ! Mais le problème est que Serge, de son côté, « à l’heure qu’il est, Serge est dans la logique d’attendre lui-même des excuses de Victor » ! C’est inextricable, dans les fratries ! Ils se souviennent : « L’été dernier notre mère vivait encore ». Sa nièce demande à Jean : « pourquoi on ne voit jamais ta copine ? ». Il répond : « Je n’ai pas de copine ». Et la nièce : « Je suis sûre que tu n’es pas seul tonton Jean ». Jean : « Je réfléchis au mot ‘seul’ ». Comme il est à une fête organisée par sa sœur et son beau-frère, il se dit qu’il n’est pas seul, il va de fête en fête, la veille il était à la fête de Luc !
En effet, Jean, tant qu’il « fait partie de cet ensemble fraternel », n’est pas seul, « il lève son verre, il rit, il chasse les nuées fugaces et sombres qui le frôlent, il ferme les yeux quand se présente l’abîme où verse la foule des insouciants, les frères, les sœurs, les cousines, les fiancés, les vieux, les promus ». Il se demande ce que deviennent les gens qui s’éloignent. On dirait qu’il se voit déjà orphelin, ayant perdu celui dans le sillage duquel il a toujours vécu.
Alors, comme en filmant pour tout retenir, il est par exemple avec Luc, et en même temps, il pense à quand il était avec sa mère, la voyant lui acheter toute sorte de produits, des « anti-tout », le protégeant de la vie. Ce qui ramène, évidemment, à sa mémoire le souvenir de lorsque leur mère les envoyait, lui et Serge, en colonie de vacances juive, et qu’ils partaient avec un sac de cent dix kilos ! Des scènes s’enchaînent, après Marion qu’il a laissée sans se retourner dans le hall de son immeuble, sans se préoccuper si elle risquait de se faire attaquer, ensuite c’est le récit de la fin de la mère, avec son lit médicalisé, et, autour de ce lit, arrive la fratrie. C’était Serge qui avait demandé à sa mère où elle voulait être enterrée. Elle s’en fout. Elle sera incinérée. Une mère juive incinérée !
On dirait que ce roman s’empresse, par son narrateur Jean, de tout mettre in extremis dans la brouette de la mémoire, tout un mouvement brownien de dialogues dans une famille resserrée comme dans une brouette, mais comme s’il y avait urgence. C’est extrêmement vivant comme dans une sorte de crépuscule où ça se bouscule.
En fait, Jean vit depuis toujours dans le sillage de Serge. Il le suit comme camera au poing, il vit de lui, il partait en vacances avec lui, etc. Et ce roman semble l’accompagner, en tentant de tout condenser dans la brouette de la mémoire, tellement vivante, tandis qu’il est, on le devine, en train de disparaître, le scanner ayant révélé la tache dans un poumon ! Le roman semble anticiper le travail du deuil.

Alice Granger Guitard


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