Terres de sang -Timothy Snyder
jeudi 2 décembre 2021 par Meleze

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Timothy Snyder
Terres de sang Gallimard Paris 2019
Etude de la conclusion de l’auteur.

Présentation

Les conflits aux frontières de la Biélorussie et de l’Ukraine reposent sur des plaies très profondes. C’est pourquoi il est nécessaire de donner plus de publicité aux chiffres établis par l’historien britannique Timothy Snyder. Le livre a paru en anglais. Peu de lecteurs ont eu accès à sa version française, bien que les éditions Gallimard l’aient édité depuis en livre de poche. Internet est le moyen logique pour prolonger la réflexion sur des conclusions qui sont les seules à remettre les conflits de l’est de l’Europe dans leur contexte.

P 578 « Peut-être ainsi que le plaida Hannah Arendt, le meurtre de masse nazi et soviétique était-il le signe d’une dysfonctionnalité plus profonde de la société moderne. Mais avant de tirer des conclusions théoriques de ce genre, sur la modernité ou autre chose, il nous faut comprendre ce qu’il s’est réellement passé, dans l’Holocauste et dans les terres de sang en général. Pour l’heure l’époque des tueries massives en Europe est sur théorisée et mal comprise.
À la différence d’Arendt, extraordinairement bien informée dans les limites de la documentation disponible, nous ne sommes guère excusables de cette disproportion entre la théorie et la connaissance. Le nombre de morts est désormais à notre disposition plus ou moins précisément, mais il est assez solide pour nous donner une idée de la destructivité de chaque régime. Par des politiques conçues pour tuer des civiles et des prisonniers de guerre, l’Allemagne nazie tua près de 10 millions de personnes dans les terres de sang (et peut-être 11 millions au total, l’Union soviétique près de 4 sur ces mêmes territoires et autour de 6 millions au total). Si l’on ajoute les morts prévisibles résultant de la famine, du nettoyage ethnique et des séjours prolongés dans les camps, le total stalinien s’élève à près de 9 millions et celui des nazis à 12 millions peut-être. On ne saurait avoir des chiffres plus précis à cet égard, notamment parce que des millions de civils morts des suites indirectes de la Seconde Guerre mondiale, furent victimes d’une manière ou d’une autre des deux systèmes. »

Je vais continuer à citer encore un peu mais d’ores et déjà il me faut noter que la tentative de Snyder est un peu un échec. Il dit que tout va se clarifier parce qu’on dispose désormais de chiffres plus précis mais il n’apporte pas de clarification ; il ne précise pas rigoureusement les périodes ; il s’obstine à faire passer l’Allemagne en tête dans la description des résultats alors qu’historiquement il commence par la famine en Ukraine.

Aujourd’hui l’extraordinaire passif de l’affrontement entre Ukrainiens et russes a resurgi. Il fait passer l’Allemagne au second plan parce qu’elle n’est pas impliquée par ses frontières.

« Les terres de sang furent la région la plus touchée par les régimes nazis et stalinien : dans la terminologie actuelle, Saint Petersbourg et la bordure occidentale de la fédération russe, la majeure partie de la Pologne, les pays baltes, la Biélorussie et l’Ukraine. C’est là que se chevauchèrent et interagirent la puissance et la malveillance des deux régimes. Les terres de sang sont importantes non seulement parce que la plupart des victimes y habitaient, mais aussi parce qu’elles furent le centre des grandes politiques qui tuèrent les gens d’ailleurs. Par exemple les Allemands tuèrent près de 5,4 millions de juifs. Plus de 4 millions d’entre eux étaient natifs de ces territoires : juifs polonais, soviétiques, lituaniens et lettons. Les autres étaient pour la plupart originaires d’autres pays d’Europe orientale. Le plus fort groupe des victimes juives non originaire de la région, les juifs hongrois furent exterminés dans les terres de sang, à Auschwitz. »

p 584 « D’Arendt et de Grossman réunis procèdent alors deux idées simples. Pour commencer une comparaison légitime de l’Allemagne nazies et de l’Union Soviétique stalinienne doit non seulement expliquer les crimes, mais aussi embrasser l’humanité de toutes les victimes, les spectateurs et les dirigeants. En second lieu une comparaison légitime doit partir de la vie plutôt que de la mort. La mort n’est pas une solution mais seulement un sujet. Elle doit être une source de trouble jamais de satisfaction. En aucun cas elle ne doit
être la fleur de rhétorique qui apporte a une histoire une fin bien définie. Puisque c’est la vie qui donne le sens à la mort plutôt que l’inverse, la question importante n’est pas qu’elle clôture politique, intellectuelle, littéraire ou psychologique tiré de la tuerie de masse ? La clôture est une fausse harmonie, un chant de sirène se faisant passer pour un chant de cygne.
La question importante est autre : comment tant de vies humaines ont-elles pu, (peuvent-elles) finir dans la violence ? »

La violence du passé n’excuse pas la violence du présent. Aucun deuil de ces affrontements n’a jamais été fait et il n’est pas sûr que ce soit possible. Les idées de Snyder sont bonnes mais ne sont en aucun cas une limite à de nouvelles exactions. L’effet de la conscience et de la connaissance sur les faits va plutôt dans le sens de la revanche. La connaissance des faits met en avance le fait que personne n’a jamais été puni.

P 595 « Les régimes nazi et soviétique furent parfois alliés, comme dans l’occupation conjointe de la Pologne. Ennemis ils eurent parfois des objectifs compatibles : ainsi en 1944 quand Staline choisit de ne pas aider les rebelles de Varsovie permettant ainsi aux Allemands de tuer ceux qui auraient plus tard résisté au régime communiste. C’est ce que François Furet appelle leur « complicité belligérante ». Souvent Allemands et Soviétiques se poussèrent mutuellement à des escalades qui coûtèrent plus de vies que n’en auraient coûté les politiques de l’un et l’autre État tout seul. Pour chacun des dirigeants, la guerre des partisans fut l’occasion suprême d’inciter l’autre à de nouvelles brutalités. À compter de 1942 Staline encouragea la guérilla dans la Biélorussie occupée, tout en sachant que cela provoquerait des représailles massives contre ses citoyens. Hitler se réjouit de l’occasion de tuer « quiconque ose même nous regarder de travers ».
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les terres de sang furent soumises non pas à une invasion mais à deux ou trois, non pas à un régime d’occupation mais à deux ou trois. Le massacre des juifs commença dès que les Allemands pénétrèrent dans les territoires que les Soviétiques avaient annexés quelques mois plus tôt, dont ils avaient déporté des dizaines de milliers d’habitants quelques semaines plus tôt, et où ils avaient exécuté des milliers de détenus à peine quelques jours plus tôt ».

Là, Snyder qui a conçu quelques belles phrases sur la symétrie des actions d’extermination entreprises des deux cotes se laissent aller à l’imprécision et à une inutile abstraction. Il tort d’écrire Allemands avec un A majuscule, après les crimes commis, de même qu’il a tort d’écrire Soviétique avec un S majuscule puisqu’il ne s’agit pas du nom d’un peuple.

Puis j’ai noté un petit passage concernant Margaret Buber-Neuman p 603 :

« Quand Margaret Buber-Neuman était au goulag à Karaganda, une codétenue lui dit « ou on rabote les copeaux tombent ». On ne fait pas d’omelettes sans casser les œufs. Beaucoup de staliniens et de leurs sympathisants expliquèrent les pertes des famines et de la grande terreur en arguant qu’elles étaient nécessaires à la construction d’ un État sovietique juste et sur. L’échelle de la mort semblait même rendre cet espoir d’autant plus séduisant. »

p 604 Snyder pose une bonne question sur la nature des dirigeants :

« Que l’affamement en masse assure une certaine stabilité politique est indéniable. La question à poser doit donc être : est ce le genre de paix souhaité, ou souhaitable ? Le meurtre en masse attache les exécuteurs à ceux qui leur donnent des ordres. Est-ce la bonne forme d’allégeance politique ? La terreur consolide un certain type de régime. Ce type de régime est-il préférable ? Tuer des civils sert un certain type de chef »

J’ai noté à ce sujet que je regrettais que l’auteur ne développe pas une intuition juste qui rapproche le cadre de l’exécution du terrorisme d’état, du cadre du gangstérisme.

Sur la présentation des chiffres des victimes, Snyder écrit :

« Au XXI°siècle les dirigeants russes associent leur pays au nombre plus ou moins officiel des victimes soviétiques de la Seconde Guerre mondiale : 9 millions de morts militaires, et de 14 à 17 millions de morts civils. Ces chiffres sont très contestés. Contrairement à la plupart des chiffres présentés dans ce livre, ce sont des projections démographiques, plutôt que des comptes. Mais juste ou faux, ce sont des chiffres soviétiques et non pas russes. Quels que soient les vrais chiffres soviétiques, les chiffres russes doivent être beaucoup plus faibles. Le chiffre élevé comprend l’Ukraine, la Biélorussie et les pays baltes. Particulièrement importantes sont les terres que l’URSS occupa en 1939 Pologne orientale, pays baltes et nord-est de la Roumanie. Des gens y moururent en proportions terriblement fortes, et nombre des victimes furent tuées non par des Allemands, mais par l’envahisseur soviétique. Le plus important s’agissant des chiffres forts ce sont les juifs : non pas les juifs de Russie 60 000 seulement d’entre eux trouvèrent la mort mais les juifs d’Ukraine et de Biélorussie soviétique et ceux dont la patrie fut occupée par l’Union soviétique avant qu’ils ne soient tués par les Allemands. »

la Russie est ainsi accusée de récupérer dans ses statistiques, les morts qu’elle a laissés mourir sans les défendre.

P 606 « Les Allemands tuèrent délibérément peut-être 3,2 millions de civils et de prisonniers de guerre originaires de la Russie soviétique : moins en termes absolus qu’en Ukraine soviétique et en Pologne, États bien plus petits avec chacun un cinquième de la population de la Russie. S’ils étaient exacts les chiffres plus élevés des pertes civiles russes, parfois avancés permettraient deux interprétations plausibles. Premièrement il est mort plus de soldats soviétiques que ne l’indiquent les statistiques soviétiques, et ces hommes, présentés comme civils dans les chiffres plus élevés, étaient en fait des soldats. À l’inverse ces gens présentés comme perte de guerre dans les chiffres plus élevés n’ont pas été tués directement par les Allemands, mais sont morts de la famine, de privations, et de la répression soviétique au cours de la guerre. Le second membre de l’alternative suggère la possibilité que d’avantage de Russes soient morts prématurément au cours de la guerre sur les terres contrôlées par Staline que dans les territoires sous le contrôle d’Hitler. C’est fort possible bien que le blâme de ces morts soit à partager.
Arrêtons-nous sur le goulag. La plupart des camps de concentration soviétique se trouvaient en Russie soviétique bien au-delà de la zone occupée par les Allemands. Quelque 4 millions de citoyens soviétiques se trouvaient au goulag quand l’Allemagne envahit l’URSS en juin 1941. Au cours de la guerre les autorités soviétiques condamnèrent plus de 2,5 millions de leurs citoyens au goulag. Le NKVD ouvrait partout ou les Allemands ne pouvaient accéder, y compris dans Leningrad assiégée et affamée. Entre 1941 et 1943 le goulag enregistra la mort de quelque 516 841 détenus mais il se pourrait que le bilan soit bien plus lourd. Ces centaines de milliers de morts supplémentaires ne se seraient vraisemblablement pas produites si les Allemands n’avaient pas envahi l’union soviétique ; mais ces gens n’auraient pas été aussi vulnérables s’ils n’avaient pas été au goulag. On ne saurait purement et simplement compter les morts des camps de concentration soviétique parmi les victimes de l’Allemagne, même si la guerre d’Hitler précipita leur décès. »

C’est la première fois de ma vie que je lis ces chiffres. Le nombre de prisonnier des prisons russes au moment de la guerre est effrayant. C’est comme si la population et l’industrie avaient été préalablement déportées vers la Sibérie en vue de la résistance. Le décompte des morts du goulag au bénéfice de la victoire est véritablement écœurant. On voit aussi que l’armée rouge a continué d’agir sous le régime de la terreur.

Un autre chiffrage m’était également inconnu :

p 611 « A propos de l’entrée de son pays dans l’union européenne la critique littéraire polonaise Maria Janion déclara « Oui a l’Europe mais avec nos morts. » Il importe de savoir tout ce qu’il est possible de savoir sur ces morts, y compris combien il y en eut. Malgré ses pertes terribles, la Pologne illustre elle aussi la politique d’inflation victimaire. On enseigne à la population que 6 millions de Polonais et de juifs furent tués au cours de la guerre. Ce chiffre semble avoir été produit en décembre 1946 par un éminent stalinien Jakub Berman à des fins de politique intérieure : créer un apparent équilibre entre les morts juifs et polonais.. L’estimation corrigée par ses soins de 4,8 millions est probablement plus proche de la vérité. Ce qui reste un chiffre gigantesque. La Pologne perdit probablement autour d’un million de civils non juifs du fait des Allemands et près de 100 000 du fait des Soviétiques. Un million de victimes supplémentaires peut-être des suites de sévices ou en victimes de la guerre. Ces chiffres sont effroyablement élevés. Le destin des Polonais non juifs fut d’une difficulté inimaginable en comparaison de celui des peuples d’Europe occidentale sous occupation allemande. Malgré tout pour un juif polonais le risque d’être délibérément tué au cours de la guerre était 15 fois plus élevé que pour un polonais non juif. »

La somme totale de 14 millions de personnes a demandé plus d’une génération pour être calculée et commencée d’être comprise. Mais de nouveau mieux on connaît les faits mieux l’absence de poursuites et de justices paraît effrayant. Les faits conduisent plutôt à attiser les haines. La connaissance des faits permet-elle d’éviter de nouveaux massacres ? Le livre de Snyder pose un problème dramatique.

26/11/2021 Mélèze


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