Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples - Jacques Bouveresse
mercredi 12 janvier 2022 par Meleze

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Si vous ne connaissez pas Jacques Bouveresse vous trouverez dans ce livre, son dernier ouvrage, publié à titre posthume beaucoup d’éléments biographiques. S’il ne fait pas une présentation complète de son parcours, comme il le fit pour France-Culture, ce Normalien issu d’une famille modeste, exemple même de la méritocratie française via l’École Normale, expose toutefois la passion qu’il a eu pour le philosophe américain Rudolph Carnap. On apprend pourquoi il l’ a vulgarisé, que Carnap était d’origine autrichienne et comment il a été convaincu de vulgariser l’autre gloire du cercle de Vienne, Ludwig Wittgenstein dont il a traduit le livre si célèbre pour être impénétrable, « Tractatus » .

Jacques Bouveresse c’est un spécialiste de l’Autriche . Sur France Culture il est aussi interrogé sur l’œuvre du romancier Robert Musil pour son ouvrage, « l’homme sans qualité », que Bouveresse révère. Il n’y a qu’un seul reproche à lui faire, celui de sous estimer l’œuvre d’un autre autrichien ayant aussi comme Wittgenstein finit sa carrière à Cambridge en Grande Bretagne, à savoir Karl Popper.

Bref aujourd’hui c’est de l’influence de Nietzsche dont il s’agit. Pourquoi Bouveresse à la fin de sa vie revient-il vers Nietzsche ? Essentiellement parce qu’il voit le même phénomène recommencer. De même que Nietzsche dans la 2° moitié du 19° siècle écrivit une œuvre qui va être revendiquée et utilisée par les nazis dans leur ascension au pouvoir, de même le renouveau d’intérêt dans la 2° moitié du 20° siècle pourrait servir à faire renaître la préférence pour une dictature .. Sur l’appartenance de Nietzsche a cette mouvance Bouveresse n’a aucun doute. C’est Nietzsche qui a l’idée du « surhomme » qui revendique « l’expérience du nihilisme ». Et Bouveresse sent partout dans son œuvre le mépris des gens ordinaires, des gens pauvres, des gens de peu.

Par nietzschéen de gauche il désigne essentiellement Michel Foucault et Gilles Deleuze. Ses deux professeurs aujourd’hui disparus, considérés généralement comme des idéologues de la gauche sont des admirateurs de Nietzsche dont Bouveresse se demande si en définitive ils n’ont pas aidé l’extrême gauche à se transformer en extrême droite.

Il connaît à fond l’œuvre de Nietzsche. Il en cite des passages très rares, tirés de la correspondance du philosophe ou d’œuvres posthumes, à ce point qu’on se demande si Bouveresse lui-même n’a pas été tenté par le péché de nietzschéisme. C’est que en tant que logicien il s’est toujours intéressé au problème de la vérité. Pour lui la fonction du philosophe est de dire le vrai. Le philosophe est ainsi très proche du savant qui fait des découvertes et dont le savoir est aussi vrai. Or il arrive à exhumer une citation de Nietzsche qui exprime exactement le contraire à savoir que le rôle du philosophe est de mentir et de produire des savoirs artificiels non par recherche de la vérité mais pour la satisfaction du pouvoir C’est dans le paragraphe 4. La gaîté de la science et la tristesse de l’ignorance :

Dans une remarque de 1887 Nietzsche constate que le mensonge est essentiel a la préservation de la vie... « la métaphysique, la morale, la religion, la science -elles ne sont considérées dans ce livre [la volonté de puissance, p.411] que comme différentes sortes du mensonge….l’homme lui même est aussi un morceau de génie du mensonge »
Ce que Bouveresse commente brillamment « La conclusion de tout cela est que le problème que la métaphysique, la morale, la religion et la science ont pour fonction de résoudre est de faire en sorte que la réalité soit non pas connue à proprement parler, mais plutôt méconnue de la façon qui est indispensable pour rendre la vie supportable et engendrer une attitude affirmative à son égard » (p 60)."

Michel Foucault et Gilles Deleuze ont été des philosophes qui s’intéressaient au pouvoir de dire la vérité et non à la vérité elle même. Comme le dit Bouveresse la science et la philosophie ne font pas bon ménage. Nietzsche demande quelque part , car vous savez qu’il ecrit souvent par aphorisme : « quelle dose de vérité l’homme peut-il supporter ? »

« Un des aspects les plus remarquables de l’évolution qui s’est produite sur ce point, pour une part importante sous l’influence de Foucault, consiste dans le fait que la seule question qui semble compter dorénavant n’est pas de savoir ce qu’est exactement la vérité, mais comment elle est produite, avec une ambiguïté caractéristique concernant la façon dont doit être compris ici le mot « produite », puisqu’il peut vouloir dire aussi bien « mise au jour » que « créée » ou « engendrée ». Il va sans dire que, pour Foucault et ceux qui s’inspirent de ses travaux, c’est essentiellement et même à peu près uniquement au second sens qu’il faut songer. Car la vérité est bien plus une chose que nous faisons exister qu’une chose qui préexiste et que nous réussissons, au moins dans certains cas, à trouver » (p 236)

On peut faire remarquer ici que la connaissance que Bouveresse a de Nietzsche est très étayée de telle sorte qu’il attribue au nietzschéisme de gauche une origine assez sophistiquée qui n’est peut -être pas l’essentiel de ce que Nietzsche nous a laissé. Ce livre, qui n’est d’ailleurs guère plus difficile à lire que la bande dessinée réalisée par Michel Onfray et Maxime le Roy sur la vie de Nietzsche en trois épisode (2010) laisse à penser que Bouveresse a lu cette biographie et qu’il veux en corriger les appréciations .

En parallèle à la question de la production du savoir , façon de penser en effet très spécifique de Michel Foucault, Nietzsche produit surtout un tableau de la décadence de la démocratie avec des intuitions très brillantes. Une fois decouplée du racisme et de l’ antisémitisme la décadence, -certains utilisent aussi le terme de déclin, ces opinions sont mises à la disposition de tous les groupes , entre toutes les mains (les videos de Onfray sont à votre disposition sur Youtube). Il est possible alors que Jacques Bouveresse passe alors à coté de l’essentiel en essayant d’être plus profond. Il ne dépasse pas Foucault qui est mort alors que c’est aujourd’hui le nietzschéen de gauche Michel Onfray que nous avons à réfuter.

Incontestablement les extrémismes de droite et de gauche se retrouvent dans Nietzsche. Peut être que Bouveresse est trop scrupuleux qu’au lieu de faire le bilan d’un basculement philosophique qui a pris malgré tout 70 ans à se faire sentir , il a attaché trop d’importance au contexte historique.
Il fait en effet replonger Nietzsche dans la période qu’il a vécu c’est à dire le régime de Bismarck qui en Allemagne suit la guerre de 1870. Or à cette époque le socialisme n’est pas au pouvoir on peut encore se permettre de l’accuser de toutes les sources de décadence et de dire comme Spengler que les élections seraient « le déclin de l’occident ». Au contraire de nos jours le déclinisme prend un tour différent puisque c’est dans l’intimité, et par les moedias de la démocratie .qu’il s’enracine.

D’un bord comme de l’autre qu’on place l’influence de Nietzsche dans la production des savoirs ou qu’on situe cette influence dans le mépris de la démocratie, on s’arrange pour éviter les deux décennies 20 et 30 en Allemagne. On s’arrange pour éviter de se demander le poids de Nietzsche dans le « Mein Kampf » d’Hitler lorsque la démocratie est devenue une dictature.

Meleze 09/01/2022


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